Chapitre 19
— Où est le van ? demanda Midian.
— On l’a perdu, répondis-je.
— Perdu ?
Le taxi s’éloignait déjà du trottoir. Je refermai la porte et accrochai mon sac à dos au portemanteau. La maison dégageait une odeur de linge sale et de pop-corn. Kim regarda fixement Midian puis, secouant la tête, nous pria de l’excuser et se dirigea vers les toilettes.
— Et comment as-tu fait pour perdre un van ? insista Midian alors que j’entrais dans le salon.
— On était en train de courir le long de l’autoroute quand soudain j’ai dit à Kim : « Bon sang, Kim, je crois que je sais pourquoi on est si fatiguées ! » Plus sérieusement, si c’est vraiment important, j’en rachèterai un autre.
Chogyi Jake arriva de l’arrière de la maison. Peut-être n’était-ce que parce que j’étais sortie dans le vaste monde, ou alors parce que j’étais encore sous l’effet de la décharge d’adrénaline causée par mon séjour à l’hôpital, mais je trouvai qu’il avait encore moins bonne mine que lorsque j’étais partie. L’effort nécessaire pour maintenir les protections d’Eric se lisait sur son visage. Je me souvins d’avoir vu, enfant, un reportage où des hommes en ciré jaune entassaient des sacs de sable pour repousser une inondation. Ils avaient le même regard épuisé que Chogyi.
— Je commençais à m’inquiéter, dit-il.
— Ouais, commentai-je. Moi aussi. Mais tout va bien. Nous sommes rentrées saines et sauves.
— Que s’est-il passé ?
Il me fut plus facile de raconter toute l’histoire à Chogyi Jake qu’à Midian. Il m’écoutait attentivement, et sans ressentir le besoin de faire le moindre commentaire. J’omis le fait que Kim avait insisté pour aller à l’hôpital – et que j’avais cédé –, sous-entendant plutôt qu’il s’agissait d’une décision collégiale, bien que stupide. J’évitai aussi de mentionner la conversation pendant laquelle Kim m’avait avoué être toujours amoureuse d’Aubrey. Kim fit son apparition alors que je racontais l’atterrissage de l’hélicoptère à l’aéroport, et notre course en taxi. Je la vis jeter à Midian un regard impénétrable, digne d’un joueur de poker.
— OK, dorénavant, tu ne sors plus sans chaperon, décréta Midian.
— Et mon cul, c’est du poulet ? rétorquai-je, ce qui le fit sourire comme s’il s’agissait d’une plaisanterie.
Je ne me rendis compte qu’ensuite à quel point ce devait être drôle pour un être qui, ordinairement, mangeait des humains.
— Kim, dit Chogyi Jake, je suis ravi de faire votre connaissance. Nous vous sommes tous redevables, je pense.
— C’est très gentil de votre part, commenta Kim.
— Vous connaissez l’existence des cavaliers ? demanda Midian.
— Je ne suis pas experte en la matière, mais oui, répondit-elle. Je travaillais avec Eric et Aubrey quand je vivais encore à Denver.
Pendant quelques minutes, ils comparèrent leurs connaissances respectives en matière d’occultisme. Je ne comprenais pas grand-chose, mais eus l’impression que chacun était favorablement impressionné par son interlocuteur.
— Vous avez une idée pour triompher du Collège Invisible ? demanda Midian.
Kim hésita un instant.
— Non, reconnut-elle.
— Bienvenue au club ! s’exclama-t-il. Vous avez faim ? On n’a quasiment plus que des restes, mais je pense pouvoir nous concocter une bonne petite omelette avec tout ça.
Kim contempla le vampire en silence.
— Il est vraiment bon cuisinier, lui assurai-je. Sérieusement.
— Alors d’accord, dit Kim. C’est aimable de votre part.
Midian haussa les épaules et partit en boitillant vers la cuisine. J’allai chercher le rapport de mon avocate et le donnai à Kim. Elle le parcourut d’un œil calme et professionnel pendant que Midian éminçait des oignons puis laissait tomber une noisette de beurre dans la poêle. J’abordai le sujet de Cain et de notre vague plan pour séparer le parasite de l’organisme hôte.
— On devrait avoir deux occasions la semaine prochaine, expliquai-je. Enfin, si l’on se fie aux prévisions de ce rapport. Tout d’abord, son rendez-vous chez le médecin, lundi, et mardi soir, il est censé prononcer un discours lors de la réunion d’une fondation d’aide humanitaire. Cela étant, j’ai demandé une réactualisation de son emploi du temps. Peut-être en émergera-t-il de meilleures circonstances.
— Le problème, c’est que si on planifie une attaque basée sur son emploi du temps officiel, on se cassera les dents sur son service de sécurité officiel, fit remarquer Chogyi Jake. Il est fort probable qu’il bénéficiera d’une protection renforcée lors de ces deux événements.
— Et la dernière fois qu’on s’en est pris à lui, il n’a même pas eu besoin de leur aide, approuvai-je.
— Hé ! cria Midian de la cuisine. Vous n’avez rien contre les oignons ?
— J’adore ça, répondit Kim sur le même ton, avant de se tourner vers moi. Dites-moi si je me trompe, mais l’échec de votre tentative précédente était surtout dû au fait que vous pensiez avoir l’élément de surprise pour vous alors que ce n’était pas le cas, n’est-ce pas ?
Je m’assis sur l’accoudoir du canapé et haussai les épaules.
— Ouais, on peut voir les choses ainsi.
— Il savait qu’on allait s’en prendre à lui, confirma Chogyi Jake. Pas avec des fusils, mais il savait qu’on l’attirerait en dehors de ses défenses et qu’on utiliserait la Marque de Ya’la ibn Murah et le Sigile de saint François du Désert. Et il était donc spécifiquement protégé contre ces derniers. Le fait qu’Ex et Aubrey lui aient tiré dessus lui a permis de diriger sa contre-attaque vers eux. Jayné ne s’en est sortie que parce qu’elle a eu la sagesse de ne pas appuyer sur la détente.
Je sentis une pointe de culpabilité au souvenir de mon incapacité à agir, et une bouffée de gratitude envers Chogyi Jake d’avoir ainsi présenté ma lâcheté. Kim se contenta d’acquiescer.
— Et depuis, ils nous tournent autour, renchéris-je. Midian et Chogyi Jake ne peuvent pas sortir de la maison. Il semble que ce soit différent pour moi grâce à de vieilles protections qu’Eric avait placées sur moi. Enfin, c’était la théorie d’Ex…
— Et où est Ex ? demanda Kim.
— Nous l’ignorons. Il a décidé de nous quitter.
Midian arriva dans le salon, une assiette en équilibre sur chaque main. Il en mit une devant Kim et l’autre devant moi. L’omelette dégageait un parfum d’ail et d’oignon, et avait un petit goût de paradis. Kim en avala une bouchée et eut un signe d’approbation étonnée que Midian accepta avec une révérence avant de se rasseoir. Je levai ma fourchette, me préparant à reprendre la parole dès que j’aurais fini de mâcher, quand Eric parla du fond de mon sac à dos.
J’avais bien conscience qu’il fallait que je change la sonnerie. Je savais que ça mettrait les gens mal à l’aise tant que je ne le ferais pas. Mais la réaction de Kim n’en fut pas moins surprenante. Elle devint blanche comme un linge et écarquilla les yeux. Elle était déjà presque debout, ne prêtant plus aucune attention à son omelette, avant que j’aie eu le temps de me relever. Elle me suivit d’un regard paniqué pendant que je retournais vers la porte, fouillais dans mon sac à dos, vérifiais le numéro et répondais à l’appel.
— Candace ? dis-je.
— Jayné, répondit Candace Dorn. Je sais qu’il est tard. Je vous dérange ? Désolée de ne pas vous avoir rappelée plus tôt. Aaron a dû faire des heures supplémentaires, et je voulais en parler avec lui avant.
— C’est tout à fait compréhensible, la rassurai-je.
Kim se rassit lentement, la tête basse. Chogyi Jake la regardait, les sourcils froncés, et même Midian avait manifesté une légère surprise devant sa réaction. Je n’étais donc pas la seule à penser qu’il y avait quelque chose d’intéressant dans ce qui venait de se produire.
— Il est rentré, dit Candace. Je vous le passe.
J’eus un violent flash-back de ma conversation virtuelle avec celui-qui-n’était-pas-Ex.
— Candace ! Attendez une seconde !
— Oui ? s’étonna-t-elle.
— S’il y a quelqu’un, ou quelque chose… Enfin, si vous n’êtes pas libre de vos mouvements, dites juste « Oui, tout va bien ».
Elle éclata de rire.
— Oh non ! Rien de ce genre. Mon Dieu… que pensiez-vous ?
— Désolée, je suis un peu nerveuse, expliquai-je. Vous ne… Enfin… Je suis désolée. Vous pouvez simplement me dire combien je vous ai fait payer pour régler votre problème ? Juste pour que je sache si c’est bien vous ?
— Vous ne m’avez rien fait payer, répondit-elle un ton plus bas. (Je visualisais presque son visage perplexe.) La situation est-elle grave, Jayné ? Je devrais m’inquiéter ?
— Peut-être un peu, reconnus-je.
Il y eut un froissement d’étoffe à l’autre bout du fil, et une nouvelle voix retentit dans mon oreille.
— Jayné ? Ici Aaron.
Il avait une voix profonde et virile qui m’évoqua les affiches de recrutement des Marines. Je ne pus m’empêcher de sourire.
— Bonjour, Aaron. Heureuse d’avoir de vos nouvelles. Tout va bien ?
— Très bien, merci. J’ai eu une longue journée, mais s’il y a le moindre problème je peux avaler un café bien tassé et être à votre disposition en moins d’un quart d’heure.
— Merci. Ce n’est rien d’urgent, mais j’aurai peut-être besoin de votre aide dans les prochains jours.
— Êtes-vous en sécurité là où vous vous trouvez ?
— Oui, répondis-je. Autant que faire se peut. Mais il y a quelque chose qui se prépare. Quelque chose d’important. Si ça ne vous dérange pas, j’aimerais vous en parler.
— C’est le même genre de saloperie qui s’en est pris à moi ?
— Le même genre, mais en plus puissant.
Il y eut un silence sur la ligne. J’entendis Candace dire quelque chose. Aaron laissa échapper un grognement approbateur.
— Bon, dit-il, si vous n’avez vraiment pas besoin de moi immédiatement, je vais me reposer un peu. Je suis raide mort. Mais je vais vous donner un autre numéro. C’est celui que j’utilise en cas d’urgence. N’hésitez pas à m’appeler s’il y a quoi que ce soit.
Je notai le numéro au dos d’une enveloppe publicitaire. Il me le fit répéter pour s’assurer que je ne m’étais pas trompée.
— Maintenant, écoutez-moi, poursuivit Aaron. Vous m’avez sauvé la vie. Vous avez sauvé Candy. Si vous avez besoin de quoi que ce soit – j’insiste, quoi que ce soit –, appelez-moi. Vous faites partie de la famille, à présent.
— OK, marmonnai-je, étrangement touchée par sa détermination. (Après tout, je n’avais connu ce mec que dans la peau d’un berger allemand.) Merci. C’est vraiment très gentil. Bon, appelez-moi à votre réveil. Ça ne vous dérangerait pas de venir nous rendre visite ?
— C’est comme si j’étais déjà chez vous, répondit-il avant de raccrocher.
J’enregistrai le numéro d’urgence d’Aaron dans la mémoire de mon téléphone et remis celui-ci dans le sac à dos. Quand je revins sur le canapé, devant mon omelette refroidie et un peu caoutchouteuse, Kim avait retrouvé la maîtrise d’elle-même.
— C’était à nos renforts que tu parlais ? demanda Midian.
— Ouais. On a rendu service à un flic. Ça peut être utile.
Kim acquiesça. De petits points blancs étaient apparus à la commissure de ses lèvres tellement elle les serrait fort. Je lançai un bref regard à Chogyi Jake, qui secoua imperceptiblement la tête. Ne la cherche pas. Pas maintenant.
— OK, commentai-je. Donc, quoi qu’il en soit, nous avons plusieurs éléments de notre côté. Aaron, tout d’abord. Et nous avons Kim, aussi. Nous savons à peu près où Cain sera dans les prochains jours et, si besoin est, nous pouvons obtenir encore plus d’informations à son propos.
— Ce n’est pas suffisant, soupira Midian. Nous avions Ex et Aubrey, en plus de moi et du bouffeur de tofu. Et toi, sans compter les tours de magie d’Eric. Ça ne nous a pas empêchés de nous faire baiser.
— Oui, mais c’est justement ce que j’essayais de dire, intervint Kim. Il y avait quelque chose que vous pensiez avoir alors que ce n’était pas le cas : l’élément de surprise. Ils partaient du principe que, lorsque vous vous en prendriez à Cain, ce serait d’une manière similaire au plan originel. Et c’est ce que vous avez fait. Ils ont donc eu l’avantage. Cette fois-ci, ce sera différent.
— Tu crois ?
— Cette fois-ci, vous pouvez vraiment les surprendre.
Je me traînai vers mon lit juste avant 2 heures du matin, le corps vibrant d’un mélange d’épuisement et d’adrénaline résiduelle. Les oreillers étaient bien frais. J’entendis le son étouffé d’une chaîne d’information dans le salon, et devinai que Midian avait pris le premier tour de garde. Au-dessus de moi, le plafond semblait luire vaguement, comme une vieille télévision allumée mais dépourvue du moindre signal.
Je tentai de me forcer à dormir, mais sans succès. J’étais morte de fatigue et rongée par l’angoisse. Effrayée, désœuvrée et incertaine. Pour ne pas dire au bord de la crise de nerfs. J’avais Kim avec moi, à présent, et après ce qui s’était passé à l’hôpital j’étais à peu près certaine de pouvoir compter sur elle. Ce qui n’était pas mal, étant donné que j’avais couché avec son mari. Un mari dont elle était toujours amoureuse.
Je me demandai où pouvait bien se trouver Ex, et s’il allait bien. S’il était encore en vie. J’aurais eu tellement envie qu’il soit parmi nous, avec son regard azur plein de colère et sa manière de dégager une confiance absolue en ses capacités. Même quand il avait tort, il ne laissait jamais transparaître son incertitude. C’était déjà une très bonne chose de pouvoir compter sur Aaron, Candace et Kim, ainsi que d’avoir une meilleure compréhension de la manière dont mon héritage pourrait m’être utile dans ma tâche. Mais je commençais à en avoir marre que les personnes dont j’avais besoin finissent toujours par s’en aller. Ex. Aubrey. Cary. Mon père. Ma famille.
Eric.
Quelque part dans Denver, la chose qui voyait à travers les yeux de Randolph Cain m’attendait. Me guettait. Je me demandai si le cavalier s’ennuyait de temps en temps, si son attention se détournait parfois de son but. Je tentai de me mettre à la place de Cain. Eric Heller avait essayé de s’en prendre à moi et en était mort. L’équipe d’Eric avait décidé de reprendre le flambeau, et ils avaient échoué. L’ennemi n’était pas loin. L’un d’eux, blessé, tenait lieu d’appât à l’hôpital, et un deuxième avait fui. Cain savait-il combien de personnes faisaient partie de la conspiration de l’entrepôt ? Avait-il la moindre idée des ressources que je possédais à présent ?
Je me tournai et arrangeai l’oreiller sous ma tête. Le son de la télévision devint plus faible, au point que je me demandais s’il n’était pas seulement le fruit de mon imagination.
Si j’étais à la place de Cain, à quoi est-ce que je m’attendrais de la part de mes ennemis ? Eh bien, je penserais qu’ils feraient tout ce qui était en leur pouvoir pour s’enfuir loin de Denver. Comme Ex l’avait fait. Peut-être essaierions-nous de sauver nos soldats tombés au combat, mais le piège qu’il nous avait tendu autour d’Aubrey avait échoué. En tout cas, si j’étais Cain, c’est ce que je penserais après ce qui s’était passé ce soir-là. Est-ce que je continuerais donc à surveiller Aubrey ?
Une scène d’un vieux film me revint à l’esprit. L’un de ces films sur la guerre du Vietnam que mon frère adorait regarder quand nos parents nous laissaient seuls à la maison. L’un des soldats du bataillon avait été blessé par l’ennemi et était resté sur le champ de bataille, où ses hurlements tenaient lieu d’appât pour faire sortir ses camarades de leur abri. Oui, je continuerais à monter la garde auprès d’Aubrey. Et je ferais surveiller le toit, aussi.
Le problème était que… eh bien, il y avait beaucoup de problèmes. Je voulais savoir de quoi exactement Cain et ses hommes étaient capables, mais les quelques brèves leçons que j’avais reçues à propos des cavaliers et du qi me laissaient penser que cela me prendrait bien plus de temps que je n’en avais devant moi. Je pouvais compter sur Kim et Chogyi Jake pour qu’ils me disent tout ce qu’ils savaient. J’ignorais ce que ça représentait, mais c’était tout ce que j’avais. J’aurais voulu connaître les plans et les intentions de Cain pour pouvoir m’adapter, mais je ne pouvais pas vraiment les lui demander, n’est-ce pas ?
Je voulais détourner son attention, comme un personnage de dessin animé qui crie « Oh, regardez : un éléphant rose ! », pour ensuite assommer le Collège Invisible dès qu’il tournerait la tête. Mais, même ça, je n’en avais pas les moyens.
Encore que…
Je me levai, allai récupérer mon ordinateur enfoui sous un tas de linge sale et le contemplai fixement sans oser le sortir de sa pochette. Je le frôlai du bout des doigts. Ils n’étaient pas parvenus à me localiser après ma conversation avec le faux Ex. Ils ignoraient que je savais que ce n’était pas lui. Peut-être y avait-il donc un moyen… un moyen de mentir à Cain et au Collège Invisible. J’ouvris l’ordinateur et hésitai à appuyer sur le bouton d’alimentation. Cette idée était-elle stupide ? Fallait-il que j’en parle aux autres, avant ?
J’enfilai mon peignoir, le nouai fermement à la taille et me dirigeai vers le salon d’un pas résolu. Midian était assis sur le canapé, une cigarette dans une main, une bière dans l’autre.
— Je croyais avoir dit qu’on ne fumait pas dans cette maison, fis-je remarquer.
— C’est exact, rétorqua le vampire. Je ne le fais que lorsque je suis certain que tu ne me vois pas.
— La dernière fois, je vous ai laissés prendre toutes les décisions, et nous avons échoué.
— Tu n’as rien de neuf à m’annoncer ?
— Dorénavant, je ne le ferai plus. C’est à moi qu’Eric a légué toute sa fortune. Pas à toi, ni à Aubrey, Chogyi Jake ou Ex. C’est à moi de prendre les choses en main.
Midian but une grande gorgée de bière, puis porta la cigarette à sa bouche. La braise brilla pendant qu’il inhalait, puis reprit sa vague lueur orangée. Il plissa ses yeux couleur de vieil ivoire.
— C’est quoi, qui te tracasse ?
— J’essaie de prendre une décision, expliquai-je. Je pense que c’est la bonne.
— Mais ?
— Mais si j’ai tort, il est possible que je révèle notre adresse à Cain et qu’on se fasse tous tuer.
— Tu veux qu’on pèse le pour et le contre ? Va donc chercher le bouffeur de tofu, et l’autre, là, je ne sais plus son nom, et on va en discuter.
— Non, rétorquai-je. Ça ne ferait que me convaincre de ne pas agir.
— Et donc, pourquoi tu es venue m’en parler ?
— Pour rien, marmonnai-je. Je me suis juste dit qu’il fallait que je prévienne quelqu’un que dorénavant, c’est moi qui prendrai les décisions.
— Même celles qui comportent un risque certain ?
— Plus particulièrement celles-ci.
Midian me contempla un instant, puis acquiesça presque imperceptiblement.
— On dirait le vieux, quand tu parles comme ça, commenta-t-il. Eh bien, bienvenue dans le poste de commande, général !
J’eus un bref signe de tête et me redressai légèrement.
— Éteins cette cigarette, me contentai-je de dire avant de retourner dans ma chambre.
Deux cents spams m’attendaient, mais ma messagerie parvint à faire barrage à la grande majorité d’entre eux, et j’effaçai le reste à la main. Il y avait aussi un court message de mon petit frère, Curt, qui me demandait où j’étais et comment j’allais, mais cela ressemblait plus à ses pleurnicheries habituelles qu’à quoi que ce soit d’urgent. J’ouvris mon logiciel de messagerie instantanée.
Il y avait cinq ou six personnes que je connaissais en ligne, la plupart de l’université. Parmi eux, mon ex. À en juger par la couleur de son pseudo, il était actif, et devait donc se trouver en pleine discussion avec quelqu’un. Un quelqu’un qui n’était pas moi. Exajayne, lui, n’avait pas été en ligne depuis plusieurs jours.
JAYNEHELLER : Ex ! Putain, mais t’es où ? Pourquoi t’appelles pas ? On est morts de trouille, ici !
Je m’adossai aux oreillers. C’était une idée stupide. Une erreur. Je n’aurais jamais dû faire ça.
De l’autre côté, on se mit à taper une réponse.
EXAJAYNE : Quelques complications. Rien de grave. Je vais bien. Désolé de ne pas t’avoir contactée avant. Où en êtes-vous ?
Je crispai les doigts comme s’il s’agissait de griffes. Puis, d’un clic de souris, je déclenchai l’enregistrement de la conversation. Il valait mieux que je mémorise tout ça, si je ne voulais pas me contredire dans mes mensonges. Et, tant qu’à faire, autant commencer par quelque chose qu’ils savaient déjà.
JAYNEHELLER : Le truc avec les lapins n’a pas fonctionné. Tu avais parfaitement raison. Désolée de t’avoir engueulé à ce propos. La grande nouvelle, c’est qu’on a tenté de récupérer Aubrey, sans succès. Le Collège Invisible semble avoir envahi ce foutu hôpital. On a réussi à s’échapper de justesse.
EXAJAYNE : Qui ça, « on » ?
JAYNEHELLER : Kim et moi. Les autres n’étaient pas là. Je ne pense pas qu’on va réussir à sortir Aubrey de là. Ça m’ennuie vraiment de l’abandonner, mais je crains de ne pas avoir le choix.
EXAJAYNE : Je comprends bien. Ça m’embête aussi, mais tu as probablement raison. Et sinon ? Des nouvelles du Texas ?
Je ne pus m’empêcher de sourire à l’écran. Mon interlocuteur me croyait. Toute trace d’épuisement avait disparu. C’était comme si je venais de descendre huit tasses de café et un donut à la confiture. Je pouvais continuer ainsi toute la nuit.
JAYNEHELLER : Ça s’annonce pas mal. Si on arrive à atteindre le Mexique, je pense qu’on sera tirés d’affaire. Détourne encore leur attention pendant quelques jours, et on sera prêts à décoller. Ça ne te pose pas de problème ?
EXAJAYNE : Aucun. Mais tiens-moi au courant des détails. Je ne veux rien faire qui risquerait de mettre votre plan en péril.
JAYNEHELLER : Tu l’as dit, bouffi.
Coucou, Cain. Ça alors, un éléphant rose !
Vas-y.
Regarde.