Chapitre 3

Quatre silhouettes firent irruption dans le hall d’entrée. Elles étaient vêtues de chemises claires et de pantalons larges qui évoquaient des gi de karaté. Leur peau était claire, mais couverte de marques noires – des tourbillons qui ressemblaient à une sorte d’écriture. Deux types immenses encadraient une femme et un homme plus trapu. Ce dernier cria quelque chose que je ne compris pas. Midian poussa un glapissement avant de foncer vers l’arrière de l’appartement. Quatre paires d’yeux se braquèrent sur moi. Sous leurs tatouages élaborés, les intrus semblaient étonnés. Les deux grands gaillards étaient armés de pistolets.

Je sentis la peur me parcourir les veines comme une décharge électrique. J’aurais dû être en train de m’enfuir en couinant de terreur. Au lieu de cela, je glissai de mon tabouret et lançai mon assiette comme un frisbee. Le projectile frappa le type trapu et vola en éclats au moment où j’envoyai le tabouret dans la direction des assaillants. Ceux-ci parvinrent à l’éviter pendant que je roulais par-dessus le comptoir avant d’atterrir à quatre pattes sur le sol de la cuisine.

La femme poussa un hurlement perçant et un coup de feu retentit, faisant exploser le carrelage du comptoir où je me trouvais quelques secondes plus tôt. Je sentis une balle siffler près de mon oreille, comme un petit souffle de mort.

La femme contourna le meuble et, comme si j’avais anticipé son mouvement, je me projetai en avant et la cueillis au genou d’un coup d’épaule. Je sentis son articulation céder, mais ça ne l’empêcha pas d’abattre ses poings sur mon dos avec la lourdeur d’un mur de briques. Il s’ensuivit une âpre bagarre au sol. J’ignore si c’était elle ou moi qui criait, mais je me retrouvai debout face à elle en l’espace de quelques secondes. Elle brandissait le couteau de Midian. Je voyais même le jus d’oignon qui avait séché sur la lame.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

Elle parlait avec un accent slave. Ses yeux étaient aussi bleus qu’une flamme de propane. La peau de son visage ressemblait à un rouleau de calligraphie chinoise, avec des colonnes de caractères ésotériques qui serpentaient de la racine de ses cheveux jusqu’à son cou.

Sans même avoir eu conscience que je bougeais, je me retrouvai avec la poêle en fonte à la main. Elle bondit vers moi, la pointe du couteau dirigée vers mon ventre. Je détournai la lame avec mon bouclier improvisé et fis volte-face dans un mouvement plus gracieux que je ne m’en serais crue capable, envoyant valser la femme sur le côté avant d’abattre brutalement la poêle sur l’arrière de son crâne. J’entendis un nouveau coup de feu qui fissura la porte du réfrigérateur derrière moi. Je me laissai tomber en boule au sol, le dos contre les placards, là où je ne pouvais être vue du hall d’entrée.

La femme poussa un gémissement et une flaque de sang apparut sous sa tête.

— Laissez tomber vos armes ! criai-je. Maintenant !

C’était une demande totalement irréaliste, mais je les sentis néanmoins hésiter un instant. Je bondis en attrapant un tiroir au hasard et tirai d’un geste circulaire en y mettant tout mon cœur. Le tiroir céda, projetant les couverts en arc vers mes assaillants. Ceux-ci répliquèrent par des coups de feu, mais sans viser. Je me jetai sur eux.

Soudain, je n’avais plus du tout peur. Je bougeais comme si mon corps savait exactement que faire. C’était comme si je restais en retrait et regardais les événements suivre leur cours. Je me relevai et, dans le même mouvement, projetai la table basse en plein dans les tibias d’un des hommes. Il tituba tandis que je montais sur le plateau de la table. Son visage s’écrasa sur mon genou et il tomba en arrière.

— Arrêtez !

Le dernier homme se trouvait à l’autre bout de la pièce, les jambes écartées, tenant son arme à deux mains, les yeux exorbités. Je n’avais aucune chance de l’atteindre avant qu’il appuie sur la détente, ni le temps de me mettre à couvert pour éviter la balle. Mais, à ma grande surprise, je lui décochai un sourire éblouissant.

Le coup de feu me fit sursauter et je me contractai en attendant de ressentir la douleur. Mais rien ne vint. Le choc, pensai-je. C’est le choc. Je vais mourir dans une minute. Mais une deuxième balle vint frapper l’homme, qui s’effondra par terre. Je vis une tache de sang fleurir sur le tissu clair de son gi, lui donnant la couleur d’une pièce de viande crue. Midian se tenait à l’entrée du couloir qui menait à la chambre avec ce qui ressemblait à un Luger de la Première Guerre mondiale entre les mains.

Il me lança un regard appréciateur.

— Vous êtes plutôt douée, commenta-t-il. Fermez la porte, ma jolie.

Pendant un long moment, je ne compris pas ce qu’il voulait dire. Quand le tremblement m’envahit, j’eus d’abord l’impression que mon corps était parfaitement stable et que c’était l’immeuble qui était agité de secousses. Je fis les quatre pas qui me séparaient de l’entrée de l’appartement et repoussai la porte. Le bois de celle-ci était fendu et laissait apparaître un peu de blanc à l’endroit où nos assaillants l’avaient enfoncée. Le séisme à l’intérieur de mon corps devint plus marqué. Je le sentais dans mes semelles, comme si le sol tapotait mes chaussures. Je me demandai si j’allais réussir à rester debout.

Quand je me retournai, je vis que la femme s’était mise à quatre pattes. Midian, derrière elle, pointa son arme sur l’arrière de son crâne.

— Non ! hurlai-je.

Il tourna la tête vers moi en appuyant sur la détente. La femme s’effondra en avant, le crâne fendu en deux. Je me laissai tomber à genoux.

— Pas besoin de me regarder comme ça, protesta Midian en enjambant le cadavre.

Il s’approcha de l’homme trapu, toujours recroquevillé au milieu de la pièce. Ses cheveux étaient parsemés d’éclats de porcelaine et ses jambes étaient pliées sous lui. Il avait les yeux fermés, mais je voyais bien qu’il respirait encore.

— Ce ne sont pas des gens, insista Midian. Ce sont des qliphoth, des coquilles vides. Ce qui reste quand un cavalier prend possession de quelqu’un.

— Arrêtez, je vous en prie, gémis-je.

Midian tira à deux reprises dans la tête du petit homme. Je fermai les yeux. L’euphorie du combat s’était envolée, comme si elle n’avait jamais existé. Je sentis mes larmes couler, mais j’étais trop écœurée pour pouvoir bouger. J’entendis Midian s’avancer vers le dernier homme, celui à qui j’avais donné un coup de genou.

— Non, sanglotai-je. Je vous en prie. Ne faites pas ça.

Le pistolet aboya. Mon corps fut agité d’un soubresaut et je me pliai en deux, vomissant les œufs, les oignons et le cognac. Mes larmes étaient aussi amères que violentes. J’entendis des pas feutrés se rapprocher et fus soudain persuadée qu’il allait me tuer, moi aussi. Je levai la main, espérant, je ne sais comment, détourner le canon de l’arme.

Mais Midian se contenta de s’agenouiller près de moi. Il glissa ses mains squelettiques sous mes aisselles et m’aida à me relever, avant de me traîner vers la salle de bains. Je vomis une nouvelle fois devant la porte de la cuisine, mais il continua à me pousser en avant. Je me retrouvai bientôt à genoux devant la cuvette des toilettes, recroquevillée en position fœtale. J’aperçus des traces de sang et de bile sur ma manche. Midian s’assit sur le bord de la baignoire, observant ma détresse.

— S’il vous plaît, pleurai-je. S’il vous plaît.

J’ignorais ce que j’essayais d’exprimer ainsi.

— C’est toujours dur, la première fois, ma petite, dit-il de sa voix grinçante comme du métal rouillé. Tuer quelqu’un, ce n’est pas la même chose que dans les films d’action. Il ne suffit pas d’un gros « boum » pour que les gens tombent. Ça a une véritable influence sur l’âme. Je le comprends bien.

Je gardai les yeux obstinément fermés mais sentis ma bouche s’ouvrir comme pour hurler, au point d’en avoir mal aux mâchoires. Pourtant, seul un gémissement m’échappa. C’était comme si une partie précieuse de mon cœur était morte. Mais, dans un recoin de mon cerveau, je sentais quelque chose de minuscule, calme et curieux, qui semblait surpris de me voir craquer de la sorte.

— Ils sont venus ici, ma belle. C’est après toi qu’ils en avaient. Tu as fait ce qu’il y avait à faire. Ils n’étaient pas humains, même s’ils en avaient l’apparence. Souviens-t’en. Ce sont des coquilles. Ces personnes étaient déjà mortes.

Pour la première fois, j’eus envie de le croire, lui et toutes ces conneries à propos d’Eric, du Collège Invisible et des esprits impurs. Je voulais que ce soit vrai. Je voulais y croire.

Je me remémorai les yeux bleus de la femme. Peu importait ce qu’elle était devenue. Cela avait été un bébé, un jour. Sa mère l’avait tenue dans ses bras. Puis elle avait vécu son premier baiser. Quelqu’un avait dû contempler ce regard azur avec amour. Et moi, j’avais vu son crâne s’ouvrir comme un fruit trop mûr sous les balles de Midian.

Pendant un instant, je ne parvins plus à respirer.

— Prends ton temps, me murmura Midian. Tout va s’arranger. On n’est pas pressés.

Mais il fallut un long moment pour que je me sente mieux. C’était un peu comme une intoxication alimentaire, ou plutôt un empoisonnement. Mais au bout d’un moment, je commençai à me laisser aller et mes réactions physiques devinrent moins violentes. Midian m’avait laissée seule, et je m’enfermai dans la salle de bains pour prendre une longue douche froide. C’était comme si l’eau me permettait de garder les pieds sur terre et de retrouver mes esprits. Quand je ressortis de la cabine et m’essuyai, je me sentais toujours fragile, mais en état de réfléchir.

J’entendis Midian grommeler et se parler à lui-même quelque part dans l’appartement. L’odeur doucereuse et âcre de ses cigarettes envahissait l’atmosphère. Et, franchement, je préférais ça à autre chose. Je m’assis par terre et fouillai dans mon tas de vêtements à la recherche de mon téléphone portable. Je contemplai celui-ci pendant de longues secondes avant de me résoudre à appeler.

Aubrey décrocha dès la seconde sonnerie.

— Jayné ? s’exclama-t-il en prononçant mal mon prénom.

— Salut, répliquai-je. J’ai un truc à vous demander.

— Bien sûr, dit-il, ce que vous voulez. Quelle est votre question ?

J’entendais la circulation derrière lui. Des bruits de voix. Le monde réel. Je pris une grande inspiration.

— Que savez-vous du Collège Invisible ?

Il y eut un silence qui me donna l’impression de durer des années.

— Oh ! Dieu merci, finit-il par répondre. J’avais peur qu’Eric ne vous en ait absolument pas parlé. Je voulais aborder le sujet en vous ramenant de l’aéroport, mais je me suis dit que, s’il ne vous en avait pas informée, je passerais pour un cinglé. Le meurtre d’Eric… C’est en rapport avec Randolph Cain, n’est-ce pas ? Est-ce qu’il était sur le point de l’affronter ?

Je me recroquevillai autour du téléphone. Je ressentais avant tout du soulagement. Même si tout cela n’était pas vrai, même si ce n’étaient que des histoires délirantes et des mensonges, au moins avais-je quelqu’un à qui en parler. Je faillis me remettre à pleurer.

— Jayné ? Vous êtes encore là ? Ça va ?

— Vous vous souvenez quand vous m’avez dit d’appeler si j’avais besoin d’aide ? demandai-je.

— Oui, évidemment.

— J’ai besoin d’aide.