Chapitre 4

Les cadavres étaient alignés sur le parquet de l’entrée. Midian avait érigé un mur de serviettes autour d’eux et emballé leurs têtes dans des sacs en plastique noir. Je lui en fus reconnaissante. Il avait aussi tiré les rideaux, nous isolant de la rue et de l’extérieur. Je m’aperçus combien l’appartement semblait petit une fois les fenêtres occultées. Aubrey était appuyé contre le mur de briques. Midian s’était installé sur le canapé à côté d’une pile précaire de livres d’histoire et de papiers volants, polluant l’air avec sa cigarette. Ses vêtements étaient couverts de sang. Je m’assis sur le seul tabouret de bar qui ait survécu à la bagarre : l’autre avait tellement été tordu qu’il ne tenait plus debout. Je savais exactement l’effet que ça faisait.

— OK…, soupira Aubrey, avant d’ajouter : La vache !

— Le bon côté, c’est que la police ne semble pas avoir été avertie, fit remarquer Midian. Peut-être ont-ils lancé une sorte de sort, comme un cantrip étouffeur de sons, avant d’entrer, ou alors…

— Ou alors quoi ? demanda Aubrey.

— La brique, ça isole bien, conclut Midian en haussant les épaules.

Aubrey acquiesça. Il avait l’air grave, mais sa manière d’affronter le spectacle trahissait une certaine habitude. Je me grattai le bras. J’avais trouvé un sweat-shirt dans la pièce du fond. Il empestait l’odeur des cigarettes de Midian, mais la chemise blanche avec laquelle j’étais arrivée était à présent immettable. Je faisais de mon mieux pour ne pas regarder les cadavres.

— Bon, nous avons deux problèmes, dit Aubrey. Il faut nous débarrasser de ces corps, et trouver un endroit sûr pour vous et Jayné.

Midian eut un petit rictus moqueur en l’entendant massacrer mon prénom, mais ne le corrigea pas.

— À mon avis, nous avons un peu de temps devant nous. Cain nous a envoyé une équipe de ninjas. Dès qu’il aura compris qu’ils ne reviendront pas, il va réviser ses plans. Cela dit, je n’ai nulle envie de passer la nuit ici.

Aubrey approuva d’un signe de tête. J’avais envie de dire que j’étais désolée, mais je ne savais pas à qui. J’avais l’impression qu’on avait passé mon esprit à la sableuse. Aubrey sortit son téléphone de sa poche.

— Oh là, oh là, oh là ! protesta Midian. Je n’étais déjà pas ravi quand la petite a décidé de vous impliquer dans cette histoire… Vous appelez qui, là, putain ?

— Des amis, rétorqua Aubrey. Nous avons tous travaillé avec Eric à l’occasion. Ils connaissent la chanson.

Midian fronça les sourcils, mais ne l’arrêta pas. Je sentis une vague de soulagement m’envahir en consta­tant qu’Aubrey savait apparemment quoi faire. Parce que moi, je n’en avais pas la moindre idée.

Quand j’étais sortie de la salle de bains, une demi-heure plus tôt, et avais informé Midian qu’Aubrey était en route, le maudit avait failli péter une durite. Il m’avait interrogée en long et en large sur ce que je savais d’Aubrey – qui il était, pour qui il travaillait, comment il connaissait Eric, pourquoi je lui faisais confiance – et je n’avais pu que reconnaître que j’ignorais quasiment tout de lui. En dehors du fait que, quand je lui avais demandé de l’aide, il avait dit « oui ».

À son arrivée, lui et Midian avaient dansé une sorte de valse-hésitation pendant quelques instants. Midian avait fourni une version expurgée de ce qu’il m’avait déjà raconté, et Aubrey l’avait cru. Puis, ce dernier avait expliqué qu’Eric et lui avaient travaillé ensemble à plusieurs reprises, et qu’il était au courant à propos de Cain et du Collège Invisible. Mais Eric lui avait conseillé de ne pas s’en mêler. Les deux hommes avaient paru satisfaits de l’issue de cette conversation, tout du moins pour le moment. Et moi, j’avais regardé tout ça comme s’il s’agissait d’une émission de télé.

L’équipe de nettoyage appelée par Aubrey arriva au bout de vingt minutes. C’étaient deux hommes qui devaient avoir la trentaine, et qui ne semblèrent pas particulièrement impressionnés par l’amas de cadavres. Le premier avait l’air vaguement japonais, le crâne rasé presque à blanc, et était vêtu d’une chemise couleur sable et d’un jean tout délavé. Il se présenta sous le nom de Chogyi, mais nous pria de l’appeler Jake. Le second, habillé tout en noir, avait des cheveux blond platine qui lui tombaient sur les épaules. Il se contenta de m’adresser un signe de la tête. Chogyi Jake nous informa qu’il se nommait Ex.

— Ex ? m’étonnai-je. Comme dans « ex-petit ami » ?

— Comme « ex-prêtre », répondit Chogyi Jake.

— En fait c’est Ex, comme « X », initiale de « xylophone », intervint Ex en s’approchant des cadavres et en ôtant les sacs de leur tête. Sur mon acte de naissance, je m’appelle Xavier. Comment sont-ils morts ?

— C’est moi qui les ai tués, dit Midian. La gamine ici présente s’est occupée d’eux pendant que j’allais chercher mon pistolet.

— Mais ils étaient armés, eux aussi, fit remarquer Ex. Vous avez laissé une jeune femme de vingt-quatre ans affronter quatre cavaliers venus la tuer pendant que vous fouilliez dans vos affaires à la recherche d’une arme ?

— Vingt-deux, corrigeai-je.

— Elle se débrouillait plutôt bien, se justifia Midian.

— L’adrénaline, expliquai-je. C’était grâce à l’adrénaline.

— Ce devait en être de la bonne, pour vous procurer autant de précision et de contrôle de vos mouvements, fit observer Ex d’un ton ironique.

— Cette gamine a une sorte de mojo, expliqua Midian. Elle n’a pas non plus déclenché l’alarme quand elle est entrée dans l’appartement. J’essaie toujours de déterminer pourquoi.

— Attendez deux secondes, là, intervins-je. Pardon ?

Midian haussa les épaules.

— Tu n’aurais pas dû être capable de repousser ces enfoirés, dit-il sans la moindre trace d’excuse dans ses paroles. Ce sont des pros. Ils auraient dû te balayer comme un fétu de paille. Mais ça n’a pas été le cas.

— Non, protestai-je, ce n’est pas comme ça que ça s’est passé. J’étais simplement morte de trouille. J’avais le choix entre me battre ou m’enfuir. Je ne sais même pas comment…

Je désignai d’un geste vague la pièce, les cadavres et ces quatre hommes que je venais de rencontrer.

— Ce n’est pas ainsi que ça fonctionne, répliqua Ex. Vous pensez qu’Eric a créé une sorte de protection autour d’elle ?

Midian observa le nouveau venu d’un œil méfiant, puis haussa de nouveau les épaules.

— Il lui a légué tout ce qu’il avait, répondit-il. Cela aurait été idiot de sa part de ne pas la protéger.

— Je n’ai pas de pouvoirs surnaturels, m’obstinai-je, plus fort que je n’en avais l’intention.

J’avais posé les poings sur mes genoux et les serrais si fort que mes articulations étaient toutes blanches.

— Est-ce qu’on pourrait revenir à la situation qui nous préoccupe ? intervint Aubrey. Il y a une secte de cavaliers en ville. Ils ont tué Eric et, maintenant, il semblerait qu’ils en aient après Jayné. Nous avons quatre coquilles sur les bras. Il faut s’en débarrasser, puis trouver un endroit sûr pour Jayné et Midian. Commençons par nous occuper de ça.

— D’accord, approuva Chogyi Jake. La camionnette est en bas. Je vais chercher un chariot et des bâches, et on pourra les sortir d’ici.

Ex se releva. Il avait du sang sur les mains. En fait, il y avait du sang partout.

— La porte n’est pas aussi abîmée qu’elle en a l’air, dit-il. Deux longues vis à bois devraient suffire à la réparer assez bien pour que personne ne remarque rien, sauf si on regarde attentivement. Je peux m’en occuper pendant que Chogyi Jake transporte les cadavres.

— C’est rassurant que vous soyez du côté des gentils, commenta Midian. C’est le genre de services qu’un tueur en série serait prêt à payer cher.

— Vous pouvez venir avec nous, suggéra Ex, pour nous aider à creuser.

— Il n’était pas question de me conduire en lieu sûr ? demanda Midian.

— On vous protégera, se contenta de répliquer Ex.

Midian haussa les épaules mais Aubrey marqua son approbation d’un signe de la tête.

— Je vais ramener Jayné chez Eric. Quand vous en aurez terminé, conduisez Midian là-bas aussi.

— Tu penses que l’endroit est sûr ? s’enquit Chogyi Jake.

— Eric a installé plus de barrières et de protections là-bas que n’importe où ailleurs, le rassura Aubrey. Ce n’est pas parfait, mais je n’ai pas de meilleure idée. De toute façon, nous sommes passablement pressés.

Ils acquiescèrent tous. Je suivis Aubrey dans la rue. La nuit était tombée pendant que je me trouvais à l’intérieur. C’était presque un choc de revoir les voitures, la clôture en fer forgé, de sentir les odeurs d’échappement et la proximité d’une averse. Je n’avais passé que quelques heures dans cet appartement, mais cela m’avait paru une éternité.

Il conduisait toujours le minivan dans lequel il était venu me chercher à l’aéroport, la veille. Je bouclai ma ceinture, posai la tête contre la vitre, et il alla rejoindre le flot de véhicules. La lune ressemblait toujours au satellite qui brillait avant mon agression, avant que je me sois rendue complice de plusieurs meurtres. Les lumières de la ville étouffaient celle des étoiles. Aubrey resta silencieux, et je l’imitai, mais c’était comme si j’entendais le moindre des sons qu’il émettait, chacun de ses mouvements, même les plus infimes : lorsqu’il changeait de position sur son siège pour accélérer ou freiner, lorsqu’il toussota pour s’éclaircir la voix… J’avais l’impression que mon corps pesait une tonne, comme si je me remettais à peine d’une mauvaise grippe. J’entendis la sirène d’une voiture de police, mais cela ne sembla pas inquiéter Aubrey, alors je n’y prêtai pas la moindre attention non plus.

De retour chez Eric – chez moi –, Aubrey prit mes clés et ouvrit la porte. Je me traînai jusqu’au canapé du salon. Il s’assit près de moi et posa un bras sur le dossier derrière ma tête, proche mais faisant attention à ne pas me toucher. Je me laissai aller presque contre lui, tendant mes doigts comme des pousses émergeant d’une graine. Sa présence physique était plus réconfortante que je ne l’aurais cru.

— Ça va ? demanda-t-il.

— Non, admis-je. Je suis plutôt traumatisée. Je n’ai jamais… je n’ai jamais pris part à quelque chose de semblable.

— C’est dur, confirma-t-il.

— Je n’ai aucun pouvoir. Ils ont beau dire le contraire, je ne suis qu’une fille ordinaire qui…

— Ne vous en faites pas, me tranquillisa Aubrey. On s’occupera de ce mystère plus tard.

J’ignorais pourquoi la suggestion de Midian que je n’étais pas ce que je semblais être me révoltait autant. Peut-être parce que j’avais peur que ce soit vrai, et que je n’étais pas prête à accueillir un autre changement aussi radical dans ma vie. Mais une question me taraudait au milieu de toute cette confusion, et, même si je ne voulais pas vraiment savoir, elle finit par sortir. Je me passai la main dans les cheveux et essayai de reprendre contenance, puis demandai :

— Ce sont vraiment eux qui ont tué Eric, n’est-ce pas ?

Aubrey poussa un soupir et bougea légèrement le bras sur le dossier. J’avais envie qu’il le mette vraiment autour de mes épaules, mais fus déçue.

— Je crois. Ce Collège Invisible… Eric m’en a déjà parlé. J’ignorais qu’il avait l’intention de s’en prendre à eux. Ce ne sont pas des rigolos.

— Qu’est-ce que c’est, alors ? Je veux dire, en dehors de ne pas être des rigolos. Des gentils. Tout ça, quoi.

Aubrey se rapprocha légèrement de moi. Je sentais l’odeur de lessive sur sa chemise, ainsi qu’une odeur de sel et de musc qui aurait pu être la note de tête d’un parfum nommé « L’Homme Propre ». J’avais la gorge sèche, mais ne savais pas si c’était dû à la proximité de nos deux corps ou aux effets du traumatisme. Ni même si ça faisait la moindre différence, d’ailleurs.

— Un jour, Eric m’a raconté une histoire… Selon lui, Cain était à la tête d’un complot visant à enlever des orphelins d’Europe de l’Est avant de les… vider, en quelque sorte. Pour y mettre autre chose. Des cavaliers. Puis les enfants étaient adoptés. Les gens croyaient recueillir des orphelins et se retrouvaient avec… des monstres. Nombre de ces familles n’y survivaient pas. Les cavaliers avaient un environnement sûr qui leur permettait de croître, de prospérer, et même de se reproduire.

— Et Cain faisait ça pour le plaisir ?

— C’était son métier, me corrigea Aubrey. Il faisait ça afin que les cavaliers lui soient ensuite redevables. Mais Eric a mis un terme à ce trafic. Et le Collège Invisible lui en a toujours énormément voulu. Alors oui, je pense qu’il avait tout intérêt à essayer de tuer Cain. Et je sais que le Collège avait mis sa tête à prix.

— D’accord, je vois, commentai-je.

Il se tourna vers moi. Je ne pus déchiffrer son expres­sion. Je penchai la tête d’un air interrogateur, en une question muette.

— Vous êtes comme lui, dit-il. Vous êtes… impres­sionnante, de la même manière qu’il l’était.

Je sentis une bouffée de chaleur m’envahir et laissai échapper un hoquet d’adolescente venant d’être invitée au bal de fin d’année. J’avais l’impression de me comporter comme une gamine de seize ans lors de son premier rendez-vous. La honte m’envahit. Je fis de mon mieux pour me calmer.

— Comment ça ?

— Eh bien… Vous n’étiez même pas au courant de ce que faisait Eric dans la vie jusqu’à aujourd’hui, pas vrai ? Et maintenant, vous avez découvert sa mission, et l’existence des cavaliers et de la magie. Vous avez été victime d’une agression. Vous avez vu des gens mourir. N’importe lequel de ces événements aurait pu suffire à vous mettre dans tous vos états. Alors, tout ça en même temps… Je suis surpris que vous ne soyez pas complètement traumatisée.

— C’est pourtant l’impression que j’ai, dis-je avec un grand soupir qui n’avait rien de sexuel. J’ai l’impression de flotter un mètre à côté de mes pompes.

— Eh bien, ça ne se voit pas. Allez, un bon repas et une nuit de sommeil ne vous feront pas de mal.

Il s’écarta légèrement pour se relever et je tendis la main vers lui, la posant sur son bras. Je vis dans son regard qu’il comprenait que je le suppliais de rester.

— Ne vous en faites pas, ça va s’arranger, dit-il. Je sais que ça ne semble pas évident pour le moment, mais je vous l’assure. Vous vous êtes retrouvée dans la peau de six femmes différentes dans les dernières vingt-quatre heures. Normal que vous soyez un peu étourdie. Mais ça va se calmer.

J’avais terriblement envie de l’embrasser. Je pouvais presque sentir ses bras autour de moi, mon visage contre son épaule, comme si cela s’était déjà produit.

— Jane, murmura-t-il.

Je le corrigeai. Il eut l’air embarrassé et répéta mon nom deux ou trois fois avant de réussir à vraiment bien le prononcer. Avant qu’il puisse reprendre ses esprits, je me laissai aller contre lui, savourant la chaleur de son corps, le froissement de l’étoffe de sa chemise contre sa peau. J’avais souvent entendu parler de ces rescapés d’horribles tragédies qui tombaient amoureux : médecins urgentistes finissant dans le même lit, soldats après un combat meurtrier, ou même de parfaits inconnus tombant dans les bras l’un de l’autre après un désastre. Je n’avais jamais vraiment compris ce mécanisme, jusqu’à ce jour.

Je voulais… je voulais qu’il me touche, que son corps rassure le mien. Je voulais quelque chose qui me ferait oublier tout ce que j’avais fait, tout ce que j’avais vu, quelque chose de beau, de bon, de vrai. Un rempart contre la mort. Je voulais qu’il répète mon nom sur un ton bien différent de celui qu’il venait d’utiliser.

Mais quand une voix retentit enfin, ce ne fut pas la sienne. Elle venait de l’arrière de la maison, et appartenait à oncle Eric.

— Hé ! disait-il. Téléphone !

Je sursautai en poussant un petit cri étouffé, et eus l’impression que mon cœur battait contre mes côtes comme une paire de tennis dans un sèche-linge. Aubrey me regarda d’un air inquiet, avant de se tourner dans la direction d’où venait la voix.

— Hé ! Téléphone !

Elle semblait vaguement métallique, comme si elle sortait d’un ordinateur.

Aubrey avança dans le couloir obscur et je lui emboîtai le pas. La voix d’Eric nous mena à la chambre. Un énorme téléphone portable hyper perfectionné luisait sur la table de chevet, avec un écran aussi grand que la paume de ma main. C’était sa sonnerie que nous avions entendue. Je pris l’engin et examinai le numéro qui s’était affiché, sans le reconnaître. Aubrey secoua la tête : il ignorait lui aussi de qui il pouvait s’agir.

— Laissons faire le répondeur, suggéra-t-il.

Je m’exécutai et vis apparaître l’icone signalant un message en attente. J’explorai le menu du bout du pouce jusqu’à trouver comment appeler le répondeur. Pendant que cela sonnait, je mis le téléphone sur haut-parleur.

« Heu… Bonjour. Je suis bien sur le répondeur d’Eric Heller ? Je m’appelle Candace Dorn. Un ami m’a dit que vous étiez actuellement à Denver et que vous étiez en mesure d’aider les gens qui avaient des problèmes… euh… bizarres. Je sais que ça va vous sembler vraiment étrange, mais j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui cloche avec mon chien. C’est lui qui voulait que je vous appelle. »

Il y eut un soupir, comme si la femme renonçait à quelque chose. Quand elle reprit la parole, elle semblait résignée.

« Mon chien voulait que je vous appelle. Si vous ne me croyez pas complètement cinglée, serait-il possible que vous me rappeliez ? »

Elle laissa son numéro, articula un vague remer­ciement, puis raccrocha. Je lançai un regard perplexe à Aubrey.

— Son chien ? dis-je.

— C’est possible. Parfois, les chiens perçoivent certaines choses : un cavalier essayant de traverser la frontière avec l’À-Côté, ou une personne possédée. J’ai déjà entendu des histoires plus étranges. Et c’est le métier d’Eric. Enfin, c’était.

— Il aidait les gens qui ont des problèmes avec leur chien ?

Aubrey réprima un éclat de rire, et me regarda en souriant avant de reprendre son sérieux.

— Eric faisait ce qui était nécessaire, répondit-il. Ça l’occupait pas mal. Il est probable que beaucoup de monde tente d’entrer en contact avec lui pendant les semaines à venir.

— Je devrais la rappeler, suggérai-je, et lui dire que nous ne pouvons pas l’aider.

Avant que je puisse attraper le téléphone, Aubrey tendit le bras et posa une main sur la mienne.

— Il vaut peut-être mieux remettre ça à plus tard, des fois que ce soit un membre du Collège Invisible.

— Bien sûr, acquiesçai-je. J’aurais dû y penser.

Je croisai son regard. Le désir que je ressentais était toujours présent, et je crus en voir le reflet dans ses yeux. Mais l’instant était passé. Il sembla le sentir, lui aussi, car il laissa échapper un soupir.

— Je vais voir si je trouve quelque chose à manger, dit-il. Puis vous devriez dormir un peu, si vous vous en sentez capable.

— Et vous ?

— Je vais rester ici, me rassura-t-il. Ne vous inquié­tez pas.

Il me prépara un dîner de sandwichs au fromage avec du pain de mie dont il avait ôté la croûte, arrosé de ginger ale qu’il avait dénichée au fond d’un placard poussiéreux. On ne parla pas beaucoup, et de rien d’important. Quand je me dirigeai vers ma chambre, il ne me suivit pas.

Je m’attendais à m’endormir rapidement, mais j’avais beau être épuisée, je ne parvenais pas à arrêter le cours de mes pensées. Je martelai les oreillers pour leur donner une forme plus confortable. Je me tournai sur le dos, sur le ventre, sur le côté. Je me levai pour faire des abdos, espérant ainsi me fatiguer. En regardant par la fenêtre, je me demandai ce que mes parents auraient pensé de tout cela.

Cette simple pensée fit surgir l’image de mon père désapprouvant férocement la situation et celle de ma mère, terrifiée comme un lapin. Oncle Eric était plus riche qu’aucun de nous n’aurait pu l’imaginer. Il passait ses journées à combattre des esprits qui envahissaient le monde et possédaient des corps humains. Pas étonnant que papa ait pété un câble. Tout ce qui ne trouvait pas sa place dans sa vision rigide du monde était par définition mauvais. Maman se serait contentée de préparer du thé et de faire comme si de rien n’était. Cela étant, de mon côté, ce n’était pas le genre de sujet que j’aurais eu particulièrement envie d’étudier. La question était : puisque ça m’était tombé dessus, qu’est-ce que j’allais faire ?

Un peu après minuit, j’abandonnai l’idée de dormir, renfilai mon jean et allai chercher une autre chemise blanche dans le placard d’Eric. Le salon était plongé dans le silence, seulement éclairé par le scintillement bleuté de l’écran de télévision. Aubrey était allongé sur le canapé, un bras plié derrière la tête, les yeux fermés. Je restai plusieurs secondes à l’observer respirer, puis retournai chercher une couverture dans ma chambre. La télévision était réglée sur une chaîne d’information, le son coupé. Je l’éteignis.

La décision la plus raisonnable aurait été de rassembler une grosse somme d’argent, de vendre toutes les propriétés au cas où elles recèleraient d’autres victimes de malédictions bicentenaires, et de partir m’installer quelque part, pour tout reprendre de zéro. Laisser derrière moi les événements de ces douze dernières heures. Faire comme s’ils ne s’étaient jamais produits.

Mais est-ce qu’ils – les hommes du Collège Invisible – me le permettraient ? Je repensai à la femme aux yeux bleus. Je la revis mourir une nouvelle fois, et si je sentis mon cœur battre plus vite et ma gorge se serrer, ce n’était plus aussi fort qu’avant. Elle était déjà morte avant de faire irruption dans l’appartement. Elle était possédée par un esprit venu de l’au-delà, envoyée pour finir le boulot commencé avec le meurtre de mon oncle. C’était une victime, certes, mais pas la mienne : celle de Randolph Cain. Ou plutôt, de l’esprit maléfique qui avait pris possession du corps de Cain.

Je voulais le croire, et y parvins à moitié. Mais seulement à moitié. La foi et moi, ça avait toujours plus ou moins fait deux, or là il était question de tuer des gens – encore plus de gens – en se basant exclusivement sur la foi. Je restai ainsi assise dans le noir, accoudée à la table de la cuisine en écoutant le ronronnement du climatiseur pendant que mon esprit tournait en rond.

Était-il plus probable que des esprits venus d’une réalité alternative s’insèrent à l’intérieur des gens et en prennent le contrôle, ou que ces gens soient devenus fous ? Ou qu’ils aient rejoint une secte, par exemple ? Et qu’est-ce qui était le plus réaliste : le fait que j’aie des superpouvoirs magiques dont je n’avais jamais eu conscience auparavant, ou l’hypothèse d’une décharge d’adrénaline associée à des assaillants mal entraînés ? Était-il plus crédible que Midian soit âgé de plus de deux cents ans, ou que ce soit un quinquagénaire méchamment défiguré qui avait du mal à accepter son sort ? Aubrey semblait gentil et sain d’esprit, mais j’avais rencontré quantité d’hommes très gentils qui avaient foi en des choses en lesquelles je ne croyais pas. Dieu, par exemple.

Je tournai la tête vers la fenêtre que l’obscurité avait transformée en miroir. J’y vis une femme de presque vingt-trois ans qui n’avait plus aucun ami. Plus de famille. Mais une véritable fortune sortie de nulle part, léguée par un homme qui, si on devait en juger par la manière dont il avait mis tous ses biens à mon nom, avait toujours prévu de le faire, et avait été assassiné.

Pourtant, je ne semblais pas différente : les mêmes yeux bruns. Les mêmes cheveux noirs. Le même grain de beauté que je m’étais juré de me faire enlever en même temps que mon tatouage. Pourtant, je n’étais plus la même femme. Et si tous ceux que j’avais rencontrés ce jour-là – Midian, Aubrey, Jake, Ex – étaient vraiment fous ou simplement naïfs, je n’étais pas certaine que cela change quoi que ce soit. Oncle Eric était mort. Assassiné. Et j’avais bien l’intention de découvrir le coupable. Or Randolph Cain était ma meilleure piste. Autant la suivre jusqu’au bout.

Un petit bruit attira mon attention : un cliquètement de métal contre du métal, sur un rythme lent, presque méditatif. Je me rendis compte que c’était moi qui le produisais. Sans même en avoir conscience, j’avais sorti les clés de ma poche et les tapotais contre ma cuisse. La clé de l’appartement maudit, mais aussi deux autres : celles des garde-meubles. Je les levai devant mon visage et promenai mon index sur leurs reliefs.

— D’accord, d’accord, dis-je au porte-clés. Je vais aussi voir ce que tu réserves comme surprises.