L’AUTEUR
ET SON ŒUVRE

Un écrivain à part entière

Hormis quelques nouvelles parues dans des revues spécialisées et certaines anthologies, l’œuvre de Harlan Ellison est assez mal connue dans nos pays. Son nom, en revanche, est fréquemment cité par les spécialistes, et la plupart des études récentes, consacrées à la science-fiction, lui accordent une place de choix au panthéon des auteurs américains de la nouvelle génération, au même titre que Norman Spinrad ou Roger Zelazny. Il y a quelques années encore, l’on avait cru que Philip K. Dick et Philip José Farmer étaient les deux figures marquantes qui allaient dominer les années 70 et remporter, auprès du public, tous les suffrages et tous les lauriers. Mais, à peine avaient-ils instauré un style, à peine avaient-ils renouvelé le propos, qu’ils passaient déjà au rang des classiques et voyaient se lever devant eux une jeune race d’écrivains dont les audaces pouvaient faire frémir.

Un pays de cocagne

Sans doute, ce perpétuel renouvellement de la science-fiction, son éternel rajeunissement provient-il en grande partie de la situation privilégiée qu’elle occupe dans les pays anglo-saxons, mais aussi, et surtout, du fait qu’elle n’est pas retenue au sein d’une catégorie stricte et rigide, dans un cadre thématique immuable, qu’elle n’a pas des règles auxquelles nul ne pourrait contrevenir au risque de commettre un sacrilège. C’est parce que la littérature de science-fiction américaine est essentiellement mouvante, essentiellement dynamique, qu’elle a – et ce n’est pas un paradoxe – un passé considérable pour assurer son avenir, pour l’empêcher de se répéter, parce qu’elle correspond véritablement aux besoins et aux idéaux d’une société qu’elle est d’autant plus apte à élargir ses horizons, voire même à opérer l’éclatement intégral de ses structures.

Par sa situation, par sa nature même, la science-fiction des États-Unis (et, dans une certaine mesure, celle de la Grande-Bretagne) permet l’éclosion de talents nouveaux, garantit, à tous moments, la création d’œuvres peu banales et, à proprement parler, révolutionnaires. Sans le moindre doute possible, celle de Harlan Ellison en fait partie.

Un écrivain total

Lorsqu’on aborde cet écrivain, lorsqu’on lit les premières lignes d’un de ses textes, l’on est aussitôt frappé par un ton, une certaine manière de « poser la voix » qui ne connaît que très peu d’équivalents dans la production courante de la littérature d’imagination. On a pu dire qu’il n’y avait jamais deux récits de Harlan Ellison qui se ressemblaient, tant était complexe sa faculté d’imagination, tant il multipliait ses assauts sur tous les fronts possibles et imaginables ; il faudrait s’empresser d’ajouter, cependant, que la diversité de ses thèmes, la multiplicité de ses « agressions » sont presque toujours de tumultueuses trajectoires verbales, de somptueux circuits dans les méandres de l’écriture. C’est plus dans sa façon d’écrire que par ses propos que l’auteur de Ainsi sera-t-il nous apparaît comme un écrivain original et singulièrement différent de la majorité des écrivains de science-fiction actuels.

Le prix de l’écriture

Pour lui, le mouvement de l’écriture est essentiel. Les mots, les phrases, tout le bagage syntaxique ne sont rien s’ils n’inaugurent un langage autonome, s’ils ne créent par eux-mêmes, au travers de leurs hésitations, de leurs tours et de leurs détours, un discours signifiant. Avant l’écriture, il n’y a rien. C’est l’écriture qui provoque la fiction (et non le contraire), et c’est elle aussi qui donne à la réalité sa plénitude et son sens. Écrire, ce n’est pas reproduire ce qui est déjà, c’est dire ce qui est sur le point d’être, lier ce qui était épars, accaparer ce qui était insaisissable. L’on comprend alors pourquoi l’acte même d’écrire est l’acte vital par excellence, puisque c’est lui seul qui constitue la raison d’être de l’écrivain. S’il n’y avait rien à dire, l’écrivain écrirait encore – fût-ce pour dire le rien ou pour dire qu’il n’y a rien à dire.

Cette attitude est proche des démarches les plus modernes de l’activité créatrice et, par là, l’œuvre de Harlan Ellison rappelle certaines tentatives du nouveau roman. Elle évoque aussi, sur un autre registre, le surréalisme, par son automatisme, par la violence et la surenchère de ses images. Et, pourtant, à lire attentivement les textes qui figurent dans ce recueil, l’on se demande aussi si l’auteur n’a pas conscience que la littérature est une entreprise de mystification ; si, à la limite, elle n’est pas une feinte, sinon un jeu dans le sens le plus commun du terme ; l’on se demande s’il ne parle pas précisément pour ne rien dire, parce qu’en vérité il n’y a rien à dire, ou, plus simplement, parce que tout déjà a été dit. À nos yeux, Harlan Ellison devient alors une sorte de Borges mythique qui, conscient de la gratuité de son propos, tente de le justifier, en commençant par exemple chacune de ses nouvelles par une courte introduction, comme pour se persuader que l’acte créateur, aussi vain soit-il, lui est indispensable et qu’il constitue dans sa totalité la seule échappatoire qui correspond à sa manière d’être et de vivre.

Le lieu de la vérité

Mais, comme tout écrivain vrai, Harlan Ellison cherche la vérité. Peut-être, pour ne pas l’avoir trouvée autour de lui (ici, maintenant), la poursuit-il dans le futur, hors du temps, hors de l’espace, dans l’immense réservoir des possibilités et des hypothèses. À la lecture de quelques-uns de ses textes, on peut se poser la question de savoir s’il la trouve réellement ou s’il ne se heurte pas à un mur compact d’impossibilités, à une absence totale de réponses : demain n’est que le reflet d’aujourd’hui, la simple confirmation du passé.

Récit apparemment lumineux, Les Fadas, tout en développant un thème connu – l’opposition des valeurs techniques et des valeurs conceptuelles – ne tend pas tellement à dénoncer les écarts d’une société régie par des normes fixées une fois pour toutes, et qui relèvent d’un automatisme poussé à l’extrême, qu’à montrer que l’homme, s’il le voulait, serait toujours capable d’opérer une conversion spirituelle, qu’il garderait intacte, en dépit des circonstances, la faculté de se libérer du monde qui l’a vu naître. Mais cette vision optimiste, par trop idéale, est battue en brèche dans la nouvelle intitulée Arlequin et l’homme-tic-tac.

Ici, en effet, le héros est supposé avoir réussi cette mutation ; nullement contraint par les règles qui enserrent ses compatriotes dans le cercle étroit du temps, Arlequin s’en échappe constamment, grâce à son manque de sens temporel. Dans la société des robots, il représente, par ses allures fantaisistes (son nom d’ailleurs est significatif) la voix de la conscience ; il oblige sans cesse les autres à contester leur genre de vie. Hélas, un lavage de cerveau le conformera bientôt à ses opposants, à ceux qui ordonnent et organisent le monde mécanisé qu’il a mis en question. En définitive, si Arlequin échappe intellectuellement et moralement à l’emprise de la société, il n’y échappe pas physiquement et c’est l’éternelle loi du plus fort qui triomphe.

L’échec

Plus vaine encore est la prise de conscience de Œil-de-magie, dans la nouvelle qui porte son nom. Seul survivant d’une espèce éteinte, il reçoit la mission de rejoindre les hommes. Après un voyage où se déroule, devant ses yeux, le spectacle de la mort, il assiste bientôt à la fin du monde et constate l’échec intégral de l’homme.

Passé, présent, futur : peu importe. Harlan Ellison a beau chercher refuge dans l’imaginaire, il ne peut se soustraire à l’évidence : l’homme échoue toujours, quel que soit le temps, quel que soit le lieu où il se trouve. Seule lui reste la parole, et c’est avec elle qu’il compose éternellement pour clamer ses effrois et hurler ses terreurs.

Jean-Baptiste Baronian.