ARLEQUIN ET L’HOMME-TIC-TAC
Il y a toujours ceux qui demandent : « De quoi s’agit-il ? » Pour ceux qui ont besoin de poser une telle question, pour ceux qui ont besoin qu’on leur mette les points sur les « i », pour ceux qui ont besoin de savoir « de quoi il retourne », voici :
« La grosse masse des gens servent l’État non en tant qu’hommes, mais en tant que machines, avec leur corps. Ils sont dans l’armée active, dans la garde nationale, ils sont concierges, policiers, gardiens de prison, agents, etc. Dans la plupart des cas, ils manquent totalement d’exercice mental, qu’il s’agisse du jugement ou du sens moral ; néanmoins, ils se placent eux-mêmes sur un piédestal de bois, de terre et de pierre ; si on fabriquait des hommes de bois, ils feraient peut-être aussi bien l’affaire. De tels hommes ne forcent pas davantage le respect que des hommes de paille, d’argile ou de boue. Ils ont autant de valeur que des chevaux ou des chiens. Et pourtant ils sont considérés généralement comme étant de bons citoyens. D’autres – tels que les législateurs, les politiciens, les hommes de loi, des ministres et des fonctionnaires – servent l’État principalement avec leur cerveau ; et comme ils font rarement une distinction morale, ils ont autant de chances de servir le diable, sans intention préméditée d’ailleurs, que le bon Dieu. Très rares sont ceux – héros, patriotes, martyrs, réformateurs, dans le sens noble du mot, hommes dignes de ce nom – qui servent l’État avec leur conscience et qui, nécessairement, lui résistent la plupart du temps ; raison pour laquelle ils sont généralement traités comme ses ennemis.
» Henry David Thoreau.
» Désobéissance civile. »
Voilà la morale de l’histoire. Maintenant, commençons par le milieu, le début sera pour plus tard, et la fin se fera toute seule.
… Or, parce que le monde était tel qu’il était, tel qu’ils avaient voulu qu’il fût, des mois durant les activités de l’individu ne parvinrent pas à alerter l’attention de Ceux qui Faisaient Fonctionner la Machine en Douceur, qui passaient de la pommade aux rouages de la culture. Ils ne commencèrent à s’inquiéter à tel point qu’ils finirent par confier l’affaire à l’Homme-tic-tac et aux rouages de sa machine légale que lorsqu’il devint évident qu’il était devenu en quelque sorte, de façon inexplicable, une notoriété, une célébrité, et peut-être même un héros, pour (ce que la bureaucratie inévitablement appelait) « cette couche de la populace qui souffrait de troubles émotifs ». Mais à ce moment-là, comme le monde était tel qu’il était et parce qu’ils n’avaient aucun moyen d’anticiper l’apparition de cet homme – peut-être la tension de malaise, longtemps endormie et brusquement éveillée dans un système où l’immunité était oubliée, avait-elle décru –, avait-il été permis à celui-ci de ne devenir que trop réel. À présent, la forme et le fond de son existence étaient indéniables.
Il était devenu une personnalité, la race d’individus qu’ils avaient éjectée du système, bien des décennies auparavant. Cependant, face au système, l’homme faisait incontestablement figure de personnage imposant. Dans certains milieux – les classes moyennes – on jugeait la situation révoltante. On parlait d’ostentation vulgaire. Anarchiste. Honteuse. Dans d’autres, on se contentait de ricaner de cette couche de la population où la pensée est assujettie à la forme et au rituel, aux bonnes choses et aux biens de ce monde. Mais le bas peuple, qui avait toujours besoin de ses saints et de ses pécheurs, de son pain et de son cirque, de ses héros et de ses méchants, le considérait comme un autre Bolivar, un nouveau Napoléon, une incarnation de Robin Hood, un Dick Bong (un as parmi les as), un Jésus, un Jomo Kenyatta.
Et aux yeux de l’élite – ce monde dont toutes les fluctuations risquaient de débusquer les riches, les puissants et les titrés du haut pavé – il incarnait une menace, un hérétique, un rebelle, le déshonneur, le péril. Il était connu de tous, il était entré dans la conscience même du peuple, toutefois les réactions les plus fortes venaient de très haut et de tout en bas. Du sommet véritable, de la base proprement dite.
Ainsi sa fiche, jointe à sa carte du cycle vital et à son cardiogramme, fut-elle transmise au service de l’Homme-tic-tac.
Le portrait de l’Homme-tic-tac : d’une taille bien au-dessus de six pieds, souvent silencieux, ronronnant doucement lorsque les choses allaient selon le rythme de l’horloge du temps. Voilà l’Homme-tic-tac. Même dans les compartiments de la hiérarchie, où naissait la peur qu’on ne voulait pas admettre, on l’appelait l’Homme-tic-tac. Cependant personne ne le nommait ainsi face à son masque.
Vous ne donneriez pas un nom haï à un homme, si cet homme, derrière son masque, était capable d’annuler les minutes, les heures, les jours et les nuits, les années de votre vie. On l’appelait Maître du Temps, face à son masque. C’était plus prudent.
— Voici donc ce qu’il est, dit l’Homme-tic-tac avec une douceur manifeste, mais non qui il est. Cette carte du temps que je tiens dans ma main gauche a un nom inscrit, mais c’est le nom de ce qu’il représente, et non celui qu’il porte. Le cardiogramme, que voici dans ma main droite, indique également un nom, mais non le nom de qui, à peine le nom de ce qu’il est.
S’adressant à son personnel au complet – tous les fureteurs, tous les fouineurs, tous les espions, et même les subalternes, il dit :
— Qui est cet Arlequin ?
Son ronron n’avait rien de doux. Par moments, on aurait dit une mécanique criarde.
Toujours est-il que ce fut le discours le plus long qu’ils lui eussent jamais entendu prononcer – les fureteurs, les fouineurs, les espions, excepté les subalternes, pour la simple raison qu’ils n’étaient généralement pas mis dans le secret. Tout le monde, et même ces derniers, s’empressèrent de chercher la clef de l’énigme.
Qui est cet Arlequin ?
Tout en contre-haut de la ville, il était tapi sur la plate-forme d’aluminium résonnante du vaisseau spatial (floc ! vaisseau spatial ! rien que ça ! un damné rafiau, voilà ce que c’était, avec une grille de turbine de pacotille !) et il fixait son regard tout en bas sur l’image des immeubles proprement alignés, digne d’un Mondrian.
Quelque part dans les environs immédiats, il entendait le gauche-droite-gauche métronomique de l’équipe de 2 h 47 P.M., entrant dans le chariot de dilatation Timkin, les pieds chaussés de leurs caoutchoucs. Une minute plus tard, précisément, il entendait le droite-gauche-droite plus doux de l’équipe de 5 h 00 A.M., rentrant à la maison.
Un sourire espiègle parcourut son visage hâlé, et un bref instant des fossettes se creusèrent dans ses joues. Il gratta son crâne à la chevelure châtain roux, eut un haussement d’épaules énergique, comme s’il se préparait à ce qui allait suivre, puis il lança le levier de commande en avant et, perdant de l’altitude, il prit la direction du vent. Il rasa délibérément un lac pour faire voler les fanfreluches des snobinettes, glissant en barque à la surface de l’eau, et – introduisant ses pouces dans ses oreilles qu’il tenait écartées – il tira la langue, roula les yeux et se balança de façon grotesque. C’était une distraction comme une autre. Une des donzelles perdit l’équilibre et trébucha en s’éclaboussant, une autre se mouilla, une troisième chavira et la promenade fut interrompue jusqu’à ce que des serviteurs l’eussent ressuscitée. C’était un divertissement comme un autre.
Finalement, il s’envola en se laissant porter par une bonne brise. Le voilà parti, ohé !
Lorsqu’il contourna la corniche de la Maison de l’Étude de la Marche du Temps, il aperçut l’équipe de tantôt, marchant au bord du lac. D’une démarche égale et avec une parfaite maîtrise du mouvement, ils firent un pas de côté pour monter sur le sentier piéton, puis (en file indienne comme dans un film de Busby Berkeley des années 30 – dites diluviennes) ils traversèrent les rues d’un pas d’autruche jusqu’à ce qu’ils fussent alignés sur le quai de la gare.
De nouveau, par anticipation, un sourire espiègle étira sa bouche, découvrant le trou qu’une dent tombée avait laissé du côté gauche. Il plongea, rasa le sol et fonça sur eux ; puis, dans un grincement, il décrocha les chevilles qui maintenaient fermée la paroi arrière du transporteur de fortune, empêchant son chargement de basculer prématurément. À peine eut-il arraché les chevilles que, déjà, une pluie de bonbons à la gelée, d’une valeur de cent cinquante mille dollars, se déversa en cascade sur les ouvriers d’usine et le quai de la gare.
Des bonbons à la gelée en pagaille ! Des millions et des millions de grains et de fèves, pourpres, jaunes, verts, à la réglisse et à la menthe, aux raisins et aux framboises, ronds et lisses et croquants à l’extérieur, juteux et sucrés à l’intérieur, rebondissant, cahotant, culbutant, dégringolant, s’écrasant, tombèrent sur la tête et les épaules et les casques et les vêtements de travail des ouvriers de Timkin, roulèrent sur le quai et glissèrent sous leurs pieds, colorant dans leur chute le ciel de toutes les couleurs de la joie et de l’enfance et des vacances, ruisselant dans une pluie régulière, s’abattant comme une averse, se déchaînant dans un torrent multicolore de douceurs, se répandant dans un univers de bon sens et d’ordre métronomique, avec une fraîcheur de folie douce. Des bonbons par milliers !
Criblés de bonbons, les ouvriers rompirent les rangs et poussèrent des rires et des hurlements de joie. Les bonbons réussirent à se glisser jusque sur les rails, puis soudain il y eut un affreux grincement semblable au bruit que font un million d’ongles grattant le quart d’un million de tableaux noirs, suivi de crachements et de toussotements. Le transport fut arrêté, et il y eut une mêlée confuse où chacun était bousculé dans tous les sens, parmi les éclats de rire, tandis que les uns et les autres fourraient des poignées de petits bonbons de couleur tendre dans leur bouche. C’était jour de fête et de gaieté, de folie et de rires. Mais…
L’équipe d’ouvriers était retardée de sept minutes.
Les hommes ne rentraient pas chez eux, à cause de sept minutes manquantes.
L’horaire impérieux était détraqué par sept minutes perdues.
Des contingents étaient retardés parce que le trafic était interrompu pendant sept minutes.
Il avait suffi de faire tomber le premier pion pour que, l’un après l’autre, les autres tombent à leur tour : la réaction en chaîne, en quelque sorte.
Le Système était déréglé par sept précieuses minutes. C’était une affaire minime, ne méritant guère d’être mentionnée ; cependant, dans une société où la seule force motrice était l’ordre et l’unité et la promptitude et la précision d’une minutie exemplaire, le travail à l’heure et le respect des dieux du temps éphémère, c’était un désastre d’une importance capitale.
Aussi le coupable fut-il sommé de paraître devant l’Homme-tic-tac. La nouvelle fut diffusée par tous les émetteurs du réseau des communications. Il fut prié de se présenter à 7 h 00 précise. L’attente fut longue. Il ne se montra pas. La pendule indiquait presque 10 h 30, et ils attendaient toujours. Pendant ce temps, il s’amusait tout simplement à chanter une petite mélodie sur le clair de lune dans un endroit dont personne n’avait encore jamais entendu parler, appelé Vermont, puis il disparut de nouveau. Or, cette longue attente avait détraqué leurs horaires, et la question restait la même : qui est cet Arlequin ?
Toutefois la question non posée (la plus importante des deux) était : comment avons-nous pu être pris dans cette situation où un plaisantin railleur et irresponsable, un simple baragouineur oisif peut détraquer toute notre vie économique et culturelle, et ceci en faisant joujou avec un chargement de bonbons d’une valeur de cent cinquante mille dollars… ?
Égrener des grains pour l’amour de Dieu ! C’est de la folie ! Où a-t-il trouvé l’argent pour acheter des bonbons valant cent cinquante mille dollars ? (Ils connaissaient le prix exact parce qu’ils avaient une équipe d’analystes de la situation financière qu’ils avaient désaffectés aussitôt de leur service pour les dépêcher sur la scène de l’incident, avec l’ordre de rassembler en tas et de compter les bonbons et les fournitures de la fabrication : activité qui dérégla leurs horaires et retarda toutes leurs tâches d’au moins un jour.) Des bonbons à la gelée ! Des bonbons… à la gelée ? Voyons… attendez un peu… un peu pour… Personne n’a fabriqué de bonbons à la gelée depuis plus d’un siècle ! Mais alors… d’où sortait-il les bonbons à la gelée ?
Voilà une autre bonne question. Il est plus que probable qu’elle ne trouvera jamais de réponse à votre entière satisfaction. Mais après tout, combien de questions en trouvent-elles jamais ?
Vous connaissez à présent le milieu de l’histoire. Voici le début. Comment tout commença.
Un bloc-notes. Jour pour jour, la même routine. 9 h 00 : ouvrir le courrier. 9 h 45 : rendez-vous avec le Conseil de la Commission de Planification. 10 h 30 : discussion avec J.L. sur l’installation d’organigrammes. 11 h 15 : prier le Seigneur qu’il nous accorde la pluie. 12 h 00 : déjeuner. Et ainsi de suite.
— Je suis désolé, mademoiselle Grant, mais l’heure des interviews était fixée à 2 h 30, et il est presque 5 h 00 à présent. Je regrette que vous soyez en retard, mais telles sont les consignes. Il vous faudra attendre l’année prochaine pour subir de nouveaux examens d’entrée à l’université. Et ainsi de suite.
Le train de 10 h 10 s’arrête à Cresthaven, Galesville, Tonawanda, Selby et Franhurst, mais non à Indiana City, Lucasville, Colton, excepté le dimanche. L’express de 10 h 35 s’arrête à Galesville, Selby et Indiana City, excepté les dimanches et jours fériés où il s’arrête à… Et ainsi de suite.
— Je n’ai pas pu attendre, Fred. Je devais être chez Pierre Cartain vers 3 h 00. Tu m’avais dit que je te rencontrerais sous l’horloge du terminus, à 2 h 45, or tu n’étais pas là. Aussi ai-je poursuivi ma route. Tu es toujours en retard, Fred. Si tu avais été au rendez-vous, nous aurions pu nous mettre d’accord, mais puisqu’il en est ainsi, j’ai pris la commande seul… Et ainsi de suite.
« Cher Monsieur et chère Madame Atterley, étant donné que votre fils Gerold est constamment en retard, j’ai bien peur que nous soyons obligés de l’exclure temporairement de l’école, en attendant que soit instituée une méthode plus souple lui permettant d’arriver en classe à l’heure. Bien qu’il soit un élève exemplaire et que ses notes soient bonnes, son mépris constant des horaires de cette école rend impossible son maintien dans un système où les autres enfants semblent capables de faire ce qu’on leur demande en temps voulu… » Et ainsi de suite.
VOUS NE POUVEZ PAS VOTER À MOINS QUE VOUS VOUS PRÉSENTIEZ À 8 H 45 A.M.
— Je ne veux pas savoir si votre manuscrit est bon, mais j’en ai besoin jeudi !
LE POINTAGE EST À 2 H 00 P.M.
— Vous venez trop tard. La place est prise. Désolé.
VOTRE SALAIRE A ÉTÉ DIMINUÉ À CAUSE DE 20 MINUTES DE TEMPS PERDU.
— Mon Dieu ! quelle heure est-il ? Il faut que je me dépêche !
Et ainsi de suite. Et ainsi de suite. Et ainsi de suite. Et ainsi de suite de suite de suite de suite… tic-tac tic-tac tic-tac… puis arrive le jour où nous ne laissons plus le temps nous servir, mais où nous servons le temps et devenons esclaves de l’horaire, adorateurs du jour solaire, enfermés dans une vie faite de restrictions, parce que le système ne fonctionnera pas si nous ne respectons pas rigoureusement l’horaire.
Jusqu’au moment où, le fait d’avoir du retard est plus grave qu’une faute mineure, puis devient un délit, puis un attentat, puis un crime punissable par ceci :
« ORDONNANCE APPLICABLE À PARTIR DU 15 JUILLET 2389, 12:00:00 minuit, le service du Maître du Temps demande à tous les citoyens de présenter leur carte du temps et leur cardiogramme pour vérification. Aux termes du Statut 555-7-SGH-999 réglant l’abrogation du temps per capita, tous les cardiogrammes seront rectifiés selon le cas de chaque individu et… »
Leur plan était simple : écourter le nombre d’années de vie auxquelles un homme pourrait prétendre. S’il avait un retard de dix minutes, il perdrait dix minutes de sa vie. Une heure de retard méritait proportionnellement un abrègement plus important. Si quelqu’un était coutumier du fait, il se pourrait qu’il reçût, un soir de dimanche, un communiqué du Maître du Temps lui apprenant que son temps était écoulé, qu’il serait « rayé des listes » le lundi, au milieu du jour, et qu’il aurait à se tenir prêt.
Et ainsi, par ce simple expédient (processus scientifique jalousement tenu secret par le service de l’Homme-tic-tac), le Système était maintenu. C’était la seule chose à faire. À bien réfléchir, c’était même un acte patriotique. Les horaires devaient à tout prix être respectés. Après tout, on était bel et bien en guerre.
Mais… ne l’étions-nous pas toujours ?
— Voyons ! c’est véritablement infect, dit Arlequin lorsque la jolie Alice lui montra l’affiche. Infect et peu croyable ! Nous ne sommes plus au temps des desperados ! Un avis de recherche !
— Tu sais, fit remarquer Alice, tu parles avec un drôle de ton.
— Je suis désolé, fit Arlequin humblement.
— Pas besoin d’être désolé ! Tu dis toujours « je suis désolé ». Tu as un complexe de culpabilité tellement écrasant, Everett, que c’en est vraiment triste.
— Je suis désolé, répéta-t-il, puis il fit la moue en montrant ses fossettes. Il n’avait pas du tout voulu dire cela. Il faut que je sorte encore. J’ai quelque chose à faire.
Alice posa brutalement sa tasse de café sur le comptoir.
— Oh ! pour l’amour de Dieu ! Everett, ne peux-tu donc rester à la maison une seule nuit ! Dois-tu toujours être dehors, affublé de cet affreux costume de clown, à courir à gauche et à droite, pour embêter les gens ?
— Je suis… il s’interrompit et plaqua d’un geste sec le chapeau de bouffon sur sa chevelure châtain roux en faisant entendre un petit tintement de clochettes. Il se leva, rinça sa tasse de café sous le robinet, avant de la poser sur l’égouttoir. Je dois partir !
Elle ne répondit pas. Le téléscripteur résonna. Elle en retira une feuille de papier et la lut, puis elle la jeta sur le comptoir, devant lui.
— Cela te concerne. Bien entendu. Tu es ridicule.
Il la lut rapidement. Le texte disait que l’Homme-tic-tac le recherchait. Il s’en moquait. Il sortirait, et il rentrerait tard, comme d’habitude. Sur le pas de la porte, voulant se ménager une bonne sortie, il lui cria d’un ton irrité :
— Eh bien ! toi aussi tu parles avec un drôle de ton.
Alice roula ses jolis yeux, prenant le ciel pour témoin.
— Tu es ridicule !
Arlequin sortit d’un pas majestueux et tira violemment la porte derrière lui, mais celle-ci refusa de claquer et se ferma très doucement, toute seule.
Il y eut un léger coup frappé à la porte. Alice se leva, la respiration coupée d’exaspération, et elle ouvrit la porte. Il était là, debout sur le seuil !
— Je serai de retour vers dix heures et demie, d’accord ?
Elle afficha un air lugubre.
— Pourquoi me dis-tu cela ? Pourquoi ? Tu sais parfaitement que tu rentreras en retard ! Tu le sais ! Tu es toujours en retard. Aussi, à quoi bon me raconter ces balivernes ?
Elle lui ferma la porte au nez.
De l’autre côté Arlequin opina de la tête d’un air méditatif. Elle a raison. Elle a toujours raison. Je serai en retard. Je suis toujours en retard. Pourquoi ai-je besoin de lui raconter des balivernes ?
Il haussa les épaules avec résignation et s’en alla, sachant qu’il aurait du retard, une fois de plus.
Il avait lancé le signal à fusée qui spécifiait : j’attendrai la 115e Invocation annuelle de l’Association Médicale Internationale à 8 h 00 P.M. précises. Je veux espérer que vous serez tous en mesure de vous joindre à moi.
Les mots étaient inscrits en lettres de feu dans le ciel. Bien entendu, les autorités furent aussitôt aux aguets, certaines qu’il ne tromperait pas leur attente. Elles présumaient naturellement qu’il viendrait en retard. Or il arriva vingt minutes en avance, au moment où les espions tendaient des toiles d’araignée pour l’attraper et le prendre au piège. Soufflant dans une énorme corne de taureau, il les énerva tant que les toiles humidifiées par leurs soins se resserrèrent et qu’ils furent encerclés et hissés, se débattant et hurlant, loin au-dessus du plancher de l’amphithéâtre. Arlequin rit sans pouvoir s’arrêter, tout en se confondant en excuses. Les médecins, réunis pour des assises solennelles, éclatèrent de rire et acceptèrent les excuses d’Arlequin avec des courbettes et des poses exagérées. Prenant Arlequin pour un joyeux fanfaron, affublé d’une drôle de culotte, tout le monde passa un moment de franche gaieté. Tous, sauf les représentants de l’autorité, envoyés en mission par le service de l’Homme-tic-tac, qui restaient suspendus en l’air, dans une position des plus incongrues, comme une cargaison dans un filet sur le point d’être hissée à bord d’un bateau.
(Dans un autre secteur de la même ville où Arlequin exerçait ses « activités », sans aucun rapport d’ailleurs avec ce qui nous concerne ici, sauf pour bien illustrer le pouvoir et l’importance de l’Homme-tic-tac, un nommé Marshall Delahanty apprit qu’il était « rayé des listes » par le service de l’Homme-tic-tac. Sa femme reçut la notification des mains de l’homme au costume gris, qui la délivrait avec la traditionnelle expression de « condoléance » sur sa face hideuse. Elle sut aussitôt de quoi il s’agissait, même sans avoir décacheté l’enveloppe. C’était un « billet doux » que chacun de nos jours reconnaissait immédiatement. Elle haleta et prit le feuillet du bout des doigts, comme si c’était une lamelle de verre imprégnée du microbe du botulisme, et elle pria que ce message ne fût pas pour elle. « Qu’il soit pour Marsh, souhaita-t-elle brutalement, avec un sens du réalisme aigu, ou pour l’un des gosses, mais pas pour moi ! je t’en supplie, mon Dieu ! pas pour moi ! » Puis elle le lut : c’était pour Marsh. Elle se sentit à la fois horrifiée et soulagée. Il était la prochaine cible désignée pour la balle meurtrière.
— Marshall ! hurla-t-elle. Marshall ! C’est la fin ! Marshall ! Oh, mon Dieu ! Marshall, qu’allons-nous faire ! qu’allons-nous faire ! Marshall ! Oh, mon Dieu ! Marshall !…
Et dans leur foyer, cette nuit-là, il y eut le bruit de papiers déchirés dans une hâte craintive, dans une folie destructrice, dont la cheminée recrachait la puanteur. Il n’y avait rien, absolument rien qu’ils pussent faire pour changer le cours des événements.
Néanmoins, Marshall Delahanty tenta de s’enfuir. De bonne heure le lendemain, au moment de sa fatale échéance, il était au fond de la forêt, à deux cents lieues de chez lui. Mais le service de l’Homme-tic-tac effaça son cardiogramme, et Marshall Delahanty chavira dans sa course folle, son cœur cessa de battre, le sang se figea dans ses veines et n’arriva plus jusqu’au cerveau : c’en était fini de lui – Marshall Delahanty était mort. Une lumière s’éteignit sur la carte de son secteur, épinglée dans le bureau du Maître du Temps, tandis qu’une notification spécifiant une impossibilité de reproduction s’inscrivait. Le nom de Georgette Delahanty fut porté sur le rôle du chômage, en attendant qu’elle se remariât. Fermons la parenthèse, après avoir fait le point, mais ne rions pas, car voilà ce qui arriverait à Arlequin si jamais l’Homme-tic-tac découvrait son nom véritable. Il n’y a donc rien de drôle dans tout cela !)
Le quartier commerçant de la ville était égayé par la foule multicolore du jeudi : femmes nippées de jaune canari, hommes affublés de costumes pseudo-tyroliens en cuir olivâtre, bien ajustés au corps, à l’exception des pantalons bouffants.
Lorsque Arlequin apparut sur le chantier du nouveau Centre du Rendement Économique, sa corne de taureau pressée contre ses lèvres au sourire espiègle, tout le monde le montra du doigt et le fixa avec curiosité. Or, voici qu’il apostropha la foule :
— Pourquoi leur permettez-vous de vous donner des ordres ? Pourquoi les laissez-vous dire qu’il faut vous presser et courir comme des fourmis ? Prenez votre temps ! Laissez-vous vivre ! Profitez des rayons du soleil, jouissez de la brise, laissez la vie vous porter à votre propre rythme ! Ne soyez pas esclaves du temps ! C’est une façon infernale de mourir, lentement, à petit feu… À bas l’Homme-tic-tac !
Qui est ce cinglé ? se demandaient la plupart des badauds. Qui est ce cinglé ?… Oh, ouâ… j’vais êt’ en retard, faut qu’je m’dépêche…
L’équipe d’ouvriers, travaillant sur la construction du Centre de Rendement Économique, reçut un appel urgent du service du Maître du Temps signalant que le criminel fou, connu sous le pseudonyme « Arlequin », se trouvait sur l’extrême pointe du bâtiment et que leur aide pour l’appréhender était indispensable. Les hommes refusèrent, ne voulant pas perdre une minute sur leur emploi du temps, mais l’Homme-tic-tac réussit à mettre en branle l’appareil gouvernemental ; aussi, sous la menace, furent-ils obligés de cesser le travail et de s’emparer de ce crétin avec sa corne de taureau. Une douzaine d’ouvriers de forte carrure grimpèrent sur leurs plates-formes mobiles, les actionnèrent et montèrent jusqu’au sommet du bâtiment où se trouvait Arlequin.
Après la débâcle (au cours de laquelle, grâce à la vigilance d’Arlequin pour sauvegarder la sécurité individuelle, personne ne fut sérieusement blessé), les ouvriers restants se rassemblèrent pour faire un nouvel assaut. Mais il était trop tard. Il avait disparu. Toutefois, il avait réussi à attirer une foule nombreuse, aussi le commerce fut-il interrompu pendant des heures – rien que cela ! Les besoins d’achat passèrent au second plan. Pour y remédier, on prit des mesures afin d’accélérer le rythme des affaires pour le restant de la journée, cependant la tentative s’enlisa et ne réussit qu’à faire vendre trop de ceci et pas assez de cela, ce qui signifiait que les proportions étaient renversées, ce qui, à son tour, nécessitait d’expédier d’urgence d’innombrables caisses de tord-boyaux à des boutiques qui, d’habitude, n’en vendaient qu’une caisse toutes les trois ou quatre heures. Les envois par mer et les transbordements étaient déroutés et, en fin de compte, même le trafic des fraudeurs s’en ressentait.
— Ne revenez pas sans lui ! dit l’Homme-tic-tac d’une voix très calme, très convaincante, dangereusement menaçante.
Ils employèrent des chiens. Ils employèrent des enquêteurs. Ils employèrent des corrosifs à effacer les cardiogrammes. Ils employèrent des pièges. Ils employèrent la corruption. Ils employèrent la drogue. Ils employèrent l’intimidation. Ils employèrent le supplice. Ils employèrent la torture. Ils employèrent des mouchards. Ils employèrent des flics. Ils employèrent « Recherche et Capture ». Ils employèrent des promesses de promotion. Ils employèrent les empreintes digitales. Ils employèrent Bertillon. Ils employèrent la ruse. Ils employèrent la fourberie. Ils employèrent la perfidie. Ils employèrent Raoul Mitgong, mais il ne fut pas d’un grand secours. Ils employèrent la physique appliquée. Ils employèrent les techniques de la criminologie.
Et que le diable les emporte : ils le capturèrent !
Après tout, son nom était Everett C. Marm, et il n’avait rien de particulier, excepté qu’il n’avait aucun sens du temps.
— Repens-toi, Arlequin ! dit l’Homme-tic-tac.
— Va te faire foutre ! répondit Arlequin en ricanant.
— Tu as totalisé un retard de soixante-trois ans, cinq mois, trois semaines, deux jours douze heures, quarante et une minutes, cinquante-neuf secondes, mettons… oh… trois six une une une microsecondes. Tu as usé et abusé de tout, autant que tu as pu, et même davantage. Je vais te donner le coup de renvoi.
— Fais peur à quelqu’un d’autre ! Je préfère être mort plutôt que de vivre dans un monde stupide, avec un croque-mitaine comme toi.
— Je fais mon travail.
— Tu n’as que lui en tête. Tu es un tyran. Tu n’as aucun droit de harceler les gens et de les tuer s’ils sont en retard.
— Tu ne sais pas t’adapter. Tu es incapable d’entrer et de t’insérer dans la société.
— Relâche-moi et je te ferai entrer mon poing dans la gueule !
— Tu es un non-conformiste.
— Ce n’était pas jusqu’ici, à ce que je sache, un crime.
— Aujourd’hui, c’en est un ! Regarde le monde autour de toi et tâche d’y vivre.
— Je le hais. C’est un monde terrible.
— Tous ne pensent pas comme toi. La plupart des gens aiment obéir.
— Pas moi ! Pas plus que bon nombre de personnes de ma connaissance.
— C’est faux ! Comment crois-tu qu’on a pu te capturer ?
— Cela ne m’intéresse pas.
— Une jolie fille nommée Alice nous a renseignés sur ton compte.
— C’est un mensonge.
— C’est la vérité. Tu l’effraies. Elle veut se reconvertir, s’adapter. Aussi je vais te « rayer des listes ».
— Tu es un idiot !
— Repens-toi, Arlequin, dit l’Homme-tic-tac.
— Va te faire foutre !
Ils l’envoyèrent donc à Coventry. Et là ils le passèrent à tabac. C’est précisément ce qu’on avait fait avec Winston Smith, en « 1984 ». Châtiment dont aucun d’eux n’avait entendu parler, mais dont les techniques vraiment très anciennes semblaient se transmettre de mémoire d’homme. Aussi l’appliquèrent-ils tout naturellement à Everett C. Marm. Et un jour, un bon bout de temps plus tard. Arlequin apparut sur l’écran du réseau des communications, l’air espiègle, montrant ses fossettes, l’œil clair, nullement amorphe par suite du lavage de cerveau, et il déclara qu’il avait eu tort, que c’était une bonne, une très bonne chose, en effet, de faire partie de la société, d’être à l’heure, hip ! hip ! hourra ! en avant ! c’est parti ! Tout le monde le dévisagea sur les écrans publics qui couvraient une partie de la ville, et chacun se dit : « Eh bien, tu vois, ce n’était qu’un crétin, après tout, et si c’est ainsi qu’on fait marcher le système, alors il n’y a qu’à l’accepter tel quel, car il n’est pas payant d’attaquer l’Hôtel de Ville ou, dans ce cas précis, l’Homme-tic-tac. » Everett C. Marm n’existait plus, ce qui était une perte certaine eu égard à ce que Thoreau disait précédemment, cependant on ne peut pas faire une omelette sans casser des œufs. À chaque révolution, ceux qui meurent ne devraient pas mourir, et pourtant il le faut, parce que c’est la loi du destin ; et si leur mort a servi à provoquer un changement, aussi petit soit-il, alors elle en vaut la peine. Ou, pour faire le point avec lucidité :
— Euh ! excusez-moi, monsieur, euh… je ne sais comment… euh… comment vous dire… euh… mais vous avez trois minutes de retard. L’horaire est un peu… euh… disons, rogné de quelques minutes.
Il sourit d’un air penaud.
— C’est ridicule ! murmura l’Homme-tic-tac derrière son masque. Vérifie ta montre !
Puis il rentra dans son univers sans âme, et il reprit sa marche en grognant mrme, mrme, mrme, mrme.