LOGOS-VENGEUR
Verser des larmes était impossible, et pourtant les larmes étaient son héritage. La douleur ne l’atteignait pas, et pourtant la douleur était son droit de naissance. L’angoisse lui était refusée, et pourtant l’angoisse était l’essence même de sa fonction. Pour Trente, n’existaient le malheur, ni la joie, ni l’inquiétude, ni le malaise, ni l’âge, ni le temps, ni les sentiments.
C’est précisément ce que les Ethos avaient voulu.
Car Trente avait été choisi par les Ethos – race indéfinie dans le temps et dans l’espace qui régnait moralement et spirituellement sur tous les univers – pour être leur logos-vengeur. C’est à lui, qui ne connaissait ni la fuite du temps, ni les exigences boiteuses des émotions, qu’échut la tâche de dispenser à jamais la souffrance et l’angoisse à la multitude prodigieuse des créatures habitant les univers. Qu’il fût capable ou non de sensations et de perceptions ou à peine de la plus faible des métamorphoses unicellulaires, Trente envoyait de sa cabine à facettes, invisible sous la déclinaison des astres, le malheur et la misère en proportions devenues trop complexes pour être rendues par les mots.
Il était logos-vengeur pour les univers, celui qui dispensait les larmes et l’angoisse et les terreurs à vous déchirer le cœur, flétrissant votre vie du premier souffle jusqu’au dernier. Ignorant l’âge, la mort et l’émotion – seul et abandonné dans sa cabine –, Trente poursuivait sa tâche, impassible et infatigable.
Trente n’était pas le premier logos-vengeur, il y en avait eu d’autres avant lui. Pas beaucoup, mais quelques-uns. Trente ne s’était jamais posé la question pourquoi ils n’occupaient plus leur poste. Il était l’élu d’une race presque immortelle. Son travail consistait à dispenser toute la gamme des maux engendrés par la mélancolie, conformément au précepte des Ethos ; il n’exigeait ni émotion ni inquiétude, mais simplement le sens du devoir. Telle était la position de Trente, et telle son obligation. Chose étrange, après tout ce temps, il connut l’inquiétude.
Cela avait commencé il y a longtemps, à une époque dont il n’avait aucune notion particulière, à l’exception du seul événement marquant : dans le grand océan qui devait bientôt devenir le désert Gobie, la paramécie avait pris la prédominance sur l’amibe. Puis cela avait grandi en lui à travers les siècles se déroulant comme un mètre à ruban, par couches successives, telles des nappes de brume prenant forme pour devenir la strate du passé.
À présent, cela était bien vivant.
En dépit de l’étrange douleur dans ses ganglions nerveux, son grand sympathique, en dépit de l’alourdissement progressif de ses globes oculaires, en dépit des pensées folles qui se bousculaient dans son cerveau sous son triple crâne, pensées dont il se savait incapable, en dépit de tout ceci, Trente remplissait ses fonctions habituelles comme son devoir l’exigeait.
Il dispensait des sentiments d’angoisse aux habitants d’une planète de troisième force dans les îles de la Tortue, une agonie lente à une colonie qui s’était créée sur Jacopettii U, des souffrances indescriptibles à un enfant-araignée abandonné, demeurant au Hiydyg IX, des tourments impitoyables aux aborigènes muets d’une race irréprochable qui vivait sur une planète aride, sans nom, tournant autour d’un astre expirant du Système 707.
Et, pendant tout ce temps, Trente souffrait de sa condition.
Ce qui n’était pas pensable était devenu réalité. Ce qui était impossible était devenu possible. La créature sans âme, insensible, mécanique, que les Ethos avaient nommé logos-vengeur, avait contracté un mal mystérieux. L’inquiétude. Trente était préoccupé. En fin de compte, après tous ces siècles trop vite écoulés pour les compter et les différencier, Trente avait atteint un état où ses propres actes lui étaient devenus insupportables.
Les symptômes physiques de sa commotion émotionnelle étaient nombreux. Sa tête oblongue tressaillait et ses globes oculaires s’alourdissaient un peu plus à chaque nouvelle décade ; le duodénum, si nécessaire à la fonction normale de son système endocrinien, avait commencé à avoir des ratés à l’instar des soupapes défectueuses d’une vieille voiture. Le v’lan ! de sa queue de salamandre était moins énergique, signe que ses réflexes moteurs avaient faibli. Trente avait petit à petit pris un air de tristesse, de lassitude, et même un rien de pathétique dans son apparence.
Et c’est ainsi qu’il se mit à accabler de malheur une créature volante, bien armée, avec un cerveau pas plus gros que celui d’une mite, végétant sur une planète noire au bord de la Nuée magellanique, à dispenser la crainte et la peur à une apparition fumeuse, seul vestige apparent d’une grande race disparue qui avait appris à se passer de ses corps, il y avait de cela des siècles, sur l’astre connu sous le nom de Vertel, à répandre sciemment la terreur et l’épouvante, la misère et la tristesse sur un groupe de pirates meurtriers, sur une bande de politiciens véreux et sur un plein bordel de putains décrépites – tous réunis sur une planète de cinquième force de la constellation du Cheval Blanc.
Solitaire et immobile dans la nuit de l’espace, pour la première fois Trente alla jusqu’au bout de son raisonnement, à travers un dédale de pensées étranges et inquiétantes. Une lutte s’engagea dans son for intérieur. Je fus choisi parce que j’ignorais certaines difficultés, celles-là mêmes que je connais à présent. Quel est ce tourment ? Quel est ce sentiment déplaisant, malheureux, impitoyable qui me ronge, qui me tracasse, qui corrompt mon esprit, qui peint en noir chacun de mes désirs ? Suis-je en train de devenir fou ? La folie ne peut atteindre ma race ; c’est quelque chose que nous n’avons jamais connu. Suis-je resté trop longtemps à ce poste, ai-je manqué à mes devoirs ? S’il existe un dieu plus puissant que le dieu que j’incarne moi-même, un dieu plus puissant que les dieux des Ethos, alors je voudrais faire appel à ce dieu. Mais autour de moi, il n’y a que silence et nuit et étoiles ; je suis seul, si seul, si Dieu-sait-combien-solitaire, faisant ce que je dois faire, faisant de mon mieux.
Et puis, finalement : Il faut que je sache ! Il faut que je sache !
… Pendant ce temps, il filait une fibre de mélancolie dans laquelle il enfermait une créature méprisable au double thorax, vivant sur Io ; il transperçait d’épouvante une chose dégoûtante, dépourvue de sentiment, sur Acaras III ; il rendait suicidaire une onde électrique capable d’émettre d’exquises harmonies de quinze sons, sur Syndon Beta V ; il déshydratait à moitié une chose molle et piteuse dans les caves de méthane de KkkIII IV ; il plongeait dans l’amertume et la misère un homme nommé Colin Marschack, habitant une planète insignifiante, appelée Sol III, Terre, Terra, le monde…
Et enfin, pour finir : Je veux savoir ! Je veux savoir !
Trente retira le modèle réduit de la Terre du jeu de construction et le fixa du regard. Une si petite chose, bien trop pitoyable et insignifiante pour qu’un logos-vengeur l’honorât de sa visite nocturne ! Trente choisit le dernier élu en date de ses attentions, puisque celui-ci valait bien les autres ; puis, utilisant les moyens de déplacement que sa race avait perfectionnés depuis longtemps, il quitta sa cabine spatiale, transparente sous la lumière des étoiles. Trente, logos-vengeur de tous les univers, pour la première fois depuis tant de siècles où il avait vécu l’existence de celui qui donne et qui ne reçoit jamais rien en retour, quitta son poste, renonça à son état, et partit à l’aventure. Pour chercher et découvrir… quoi ? Il n’en savait rien encore.
Pour logos-vengeur, ce fut la première descente aux enfers.
Pieter Koslek était né dans une petite province d’un tout petit pays d’Europe centrale, depuis longtemps absorbé par une puissance étrangère peu importante, devenue par la suite membre du Marché commun. Il avait quitté l’Europe au début de 1920, s’était embarqué pour la Bolivie et, après avoir gagné sa vie comme vulgaire matelot de pont et homme de peine en traversant une demi-douzaine de républiques de bananes, il avait échoué, en 1934, sur une île des États-Unis. Il s’était promptement établi sur la terre ferme, semant, récoltant et engraissant. Un bref stage dans un camp CCC, un autre, plus bref encore, comme videur d’un cabaret, à Kansas City, une courte période dans la maison de correction de l’Illinois, de longs mois à la chaîne de montage Pontiac, travaillant à quelque pièce obscure pour quelque segment non moins obscur de l’intérieur d’un B-17, puis une tentative de courte durée : être propriétaire d’une exploitation de framboisiers, et enfin une vie d’ivrogne dans les quartiers louches résumaient son existence. Quant à l’avenir, celui qui compte dans la vie de tout homme saint d’esprit, Pieter Koslek n’en avait guère. Ivrogne invétéré, sombrant dans les vapeurs de l’alcool dont il avait un besoin permanent, son cerveau était ramolli et son apparence n’avait presque plus rien d’humain. Abruti, mais serein, Pieter Koslek – âge : 50 ans ; poids : 210, cheveux : gris sale ; yeux : rouges et humides aux paupières closes – se coucha dans un passage à deux pâtés de maisons de l’arrêt d’autobus Chiengris, dans la ville basse de Los Angeles, pour mourir sans cérémonie. Aussi simplement, aussi calmement, aussi anonymement – alors que les hommes, vieux et jeunes, vêtus de longs manteaux de GI, vestiges du stock militaire, passaient indifférents et sans s’arrêter devant le passage – Pieter Koslek mourut. Son cerveau s’éteignit, le sifflement rauque de ses poumons cessa, son cœur refusa de battre, son sang se figea dans ses veines, sa respiration ne passa plus ses lèvres. Il mourut. Fin et commencement d’une histoire.
Tandis qu’il gisait ainsi, à moitié soutenu par le mur de briques avec son affiche déchirée, rappelant un match de boxe de poids légers entre deux abrutis depuis longtemps oubliés, ainsi que des articles parus dans le magazine de la boxe, un filet de fumée ténu et tiède d’un vert pâle s’approcha du corps de Pieter Koslek, l’effleura, l’enveloppa et le pénétra : Trente venait d’atterrir sur la planète Terre, Sol III.
Si l’on avait rédigé une épitaphe sur une plaque de bronze à la mémoire de l’ivrogne, fixée sur le mur même du fameux passage, peut-être les mots les plus appropriés eussent été : Ci-gît Pieter Koslek – Rien dans sa vie ne lui a autant réussi que sa fin.
Le gros bonhomme qui faisait l’orateur, monté sur une caisse d’emballage vide, avait attiré une foule assez nombreuse. Sa licence, protégée par une pochette en plastique, était épinglée au manche d’un balai taillé en pointe et enfoncé dans le sol. Un drapeau américain flottait mollement au bout d’une hampe de l’autre côté de l’estrade de fortune. Il n’avait que quarante-huit étoiles, car il avait été acheté longtemps avant que Hawaii et Alaska fussent intégrés au pays ; mais voilà, les drapeaux neufs coûtaient de l’argent, et…
— Racaille ! qui souille votre race pure ! Regardez-les ! ont-ils quoi que ce soit de commun avec vous ? Ont-ils la même odeur que vous, ces individus malodorants, ces… ces bêtes puantes qui prétendent être des hommes ! Voilà ce qu’ils sont, des bêtes puantes qui s’octroient le privilège de voter ! On peut tous les mettre dans le même sac : les nègres, les youpins qui sont propriétaires de vos maisons et de vos appartements et qui croient tous avoir leur mot à dire, les « macaronis », les Porto-Ricains pourris qui font régner la terreur dans vos rues, qui violent vos femmes et qui mettent leurs sales pattes sur la peau blanche de vos filles ; cette canaille…
Colin Marshack se tenait parmi la foule, levant les yeux vers le gros bonhomme qui parlait, ses mains tremblantes profondément enfoncées dans les poches de sa veste de sport, dodelinant de la tête, une cigarette éteinte pendue au coin de sa bouche. Chaque mot le pénétrait.
— … les communistes dans nos administrations, voilà de quoi il faut nous contenter. Ceux qui dirigent d’importantes sociétés, amis des nègres, sont le jouet des bâtards juifs. Ils veulent tuer tout le monde, vous tous, nous tous, chacun de nous. Ils veulent nous entendre dire : « Hé ! viens donc ! fais l’amour avec ma sœur, avec ma femme, fais tout ce qu’il faut pour souiller ma race pure ! » Voilà ce que les communistes dans les administrations, abusant de la confiance du public, nous proposent. Et que leur répondons-nous ? Nous répondons : « Rien à faire, fumiers de macaronis, youpins pouilleux, Porto-Ricains bâtards, sales nègres qui voulez nous voler notre hérédité de race pure ! » Nous leur disons d’aller au diable, droit à l’enfer, à ces fils de chienne…
À ce moment précis, les policiers traversèrent tranquillement la foule, fascinée et silencieuse comme un cobra devant une mangouste, pour arrêter l’orateur à la grosse bedaine.
Tandis qu’ils emmenaient leur prisonnier, Colin Marshack se tourna et se fraya un chemin en dehors du groupe agglutiné. Comment une telle vilénie peut-elle être permise ? songea-t-il avec une amertume empreinte de frayeur. Il descendit le sentier, quitta le Baisodrome (le baisodrome est un endroit entouré d’une clôture, afin que les tapettes ne puissent choquer les gens) et n’aperçut le vieillard aux yeux chassieux qui le suivait que six pâtés de maisons plus loin.
Incidemment, il se retourna et se trouva presque nez à nez avec l’individu.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? demanda Colin Marshack. Le vieillard grimaça un faible sourire, découvrant ses gencives blanchâtres aux chicots écartés.
— No’ m’sieur, na ! no’ m’sieur, je m’suis simpl’ment, euh… je m’suis simpl’ment baladé p’voir si p’t-êt’ j’pouvais v’taper de que’ques sous po’ m’payer ’n p’tage d’poulet aux pâtes, euh… fait frisquet… et j’pensais que p’t-êt’…
La face large et quelque peu humoristique de Colin Marshack prit un air compréhensif.
— Vous avez raison, mon vieux, il fait froid, le vent souffle, et la vie est misérable ; aussi je suis d’avis que vous avez droit, sapristi ! à un bon potage de poulet aux pâtes. Dieu sait que, si quelqu’un y a droit, c’est bien vous ! Il se tut un instant, puis il ajouta : Ou peut-être moi.
Il prit le vieillard par le bras, ignorant apparemment l’état lamentable et l’odeur rance de ses vêtements, et l’entraîna dans la rue qui longeait le parc avant de tourner dans un des nombreux passages latéraux jalonnés de gargotes et d’asiles à quarante sous la nuit.
— Et si possible un sandwich à la tranche de roast beef avec plein de sauce sur les frites à la française, ajouta Colin en poussant l’épave humaine qui sentait fortement le vin, dans un de ces restaurants à bon marché.
Assis devant son café, Colin Marshack fixa son regard sur le vieux en train de bâfrer.
— Hé ! quel est votre nom ? fit-il.
— Pieter Koslek, marmotta le vieux, tandis qu’une fumée appétissante montait de l’épaisse tasse de café, brouillant ses yeux larmoyants. J’ai ’té ben malade, v’savez…
— L’abus d’alcool, sans doute, mon brave. Ça ne réussit pas à tout le monde. Voyez mon père et ma mère, tous deux y sont passés. Des gens sympa, ils s’aimaient. La main dans la main, ils allaient chez le vieux poivrot. C’était touchant.
— … s’êtes joliment dans la dèche v’même, pas vrai ? constata Pieter Koslek en baissant le nez sur son café.
Colin lui jeta un regard furieux. Était-il tombé aussi bas que même le plus minable des traîne-ruisseau, que n’importe quel cancrelat pût se permettre des familiarités, des allusions perfides sur son piteux état ? Il porta sa tasse de café à sa bouche, mais à mi-chemin le liquide crémeux se répandit par-dessus bord et éclaboussa son poignet. Il tressaillit et reposa rapidement la tasse.
— Vos mains trembl’ plus qu’les miennes, m’sieur, fit remarquer Pieter Koslek. Sa voix avait un curieux accent, en quelque sorte dénué de sentiment et de sympathie : elle énonçait une simple constatation.
— Ouais, mes mains tremblent, monsieur a raison. Elles tremblent parce que je gagne ma vie en taillant la pierre. Faut dire que, depuis deux ans, je suis incapable d’extraire autre chose de la pierre qu’un joli tas de pulvérin schisteux.
La bouche pleine d’un morceau de roussette, Koslek reprit la parole.
— Vous, euh… v’s’êtes un d’ces fabricants d’statues, j’veux dire, un sculpt’r.
— C’est en effet mon métier, monsieur le curieux. Je suis un de ceux qui capturent l’exquise beauté en travaillant la pierre, le plâtre, le quartz et le marbre. Le seul ennui est que je ne vaux bigrement rien comme artiste. Je n’ai d’ailleurs jamais au grand jamais été un as, mais du moins je gagnais honnêtement ma vie en vendant une pièce par-ci, une pièce par-là, me leurrant moi-même en me disant que j’avais une brillante carrière devant moi. Dans le Times, Canaday a même écrit un gentil article sur moi. Or, aujourd’hui, tout cela est bien fini. Je n’arrive plus à faire exécuter au ciseau ce que je veux exprimer. Je ne sais plus poncer, je ne sais plus buriner ; je ne saurais même plus graver des mots orduriers sur le trottoir, si j’essayais.
Pieter Koslek lança un regard oblique à Colin Marshack, et dans ses yeux chassieux et fatigués couvait un feu contenu. Il guettait et observait, et voyait les mains de son vis-à-vis qui tremblaient malgré elles, qui se tordaient avec des gestes bizarres, et qui, même jointes, continuaient à s’agiter hideusement comme possédées d’un tic nerveux.
Et…
Trente, enfermé dans un corps étranger, commençait à se douter de quelque chose. Cette créature, composée de menus atomes de carbone et d’autres substances, qui n’aurait pu survivre un seul instant aux rigueurs de l’espace, était sur le point de mourir. Son cycle d’érosion allait être clos à cause des misères que Trente lui avait fait subir. C’est lui qui était responsable du tremblement de mains douloureux et spasmodique dont souffrait Colin Marshack. Cela avait commencé deux années plus tôt – selon la notion du temps de Colin Marshack –, mais Trente n’en avait pris connaissance que depuis quelques instants. Et à présent la vie de cette créature en était totalement changée. Trente observait l’étrange être humain, produit de petits besoins et de désirs introvertis, végétant sur cette sphère de boue qui tourne autour d’un astre insignifiant dans un lointain néant. Et il comprit qu’il devait aller plus loin dans son expérience. La vapeur verte transparente qui incarnait Trente s’écoula avec précaution des yeux de Pieter Koslek et s’infiltra doucement dans le corps de Colin Marshack, prête à faire siennes les douleurs qui accablaient l’homme. Et Trente éprouva l’impact de la souffrance qu’il dispensait avec tant de légèreté à tout ce qui vivait dans les univers. Ce fut une sensation cuisante. Et ce simple acte que la maladie l’avait incité à accomplir fut la cause d’un pas en avant dans la connaissance, dans l’accroissement du savoir. Apprenant la peur et épousant toutes les peurs qui l’avaient précédée, Trente comprit, et comprenant, il sentit le besoin de pousser plus loin son expérience. Car il était logos-vengeur, et non un touriste de passage dans le pays de la souffrance. Il arracha la vie intérieure à Marshack, de cet être faible et tremblant, et s’enfuit avec. Loin. Très loin. Toujours plus loin. Jusqu’à ce que le temps s’arrêtât dans un soubresaut et que l’espace fût sans la moindre conséquence. C’est ainsi que Colin Marshack fut propulsé à travers les univers. À travers l’infini de l’espace et du temps, et du mouvement, et de la pensée, abîme où la vie avait sombré. Trente lui montra les vaches noires et les choses ailées tourbillonnantes, et les anthropoïdes géants, et les êtres moitié homme moitié machine qui régnaient de part et d’autre de l’espace illimité. Il le subjugua d’émerveillement, le remplit d’extase à l’instar de la plus précieuse des coupes vitales que les Ethos eussent jamais créées, le combla d’amour et de vie et d’adoration devant la beauté stupéfiante du cosmos. Ayant accompli sa tâche, il précipita l’âme et l’esprit de Colin Marshack dans les profondeurs, toujours plus bas, vers l’endroit où son enveloppe charnelle attendait de les recevoir. Puis il transporta le corps au domicile de Colin Marshack… et le libéra.
Et…
Lorsque le sculpteur se réveilla, couché face contre terre, au milieu d’un tas d’éclats de marbre et de poussière fine comme de la poudre, il aperçut tout d’abord le socle d’une statue ; ne se souvenant pas d’avoir acquis un bloc de pierre aussi gros, il se redressa à l’aide de ses mains, de ses genoux et de ses hanches, et s’assit par terre, tandis que son regard se promenait sur la statue, montait plus haut, toujours plus haut, cherchant la tête qui semblait si infiniment lointaine, et lorsqu’il vit finalement, dans toute sa grandeur, l’œuvre qu’il avait créée – cette chose d’une beauté, d’une expression et d’une science stupéfiantes –, il se mit à sangloter. Il pleura doucement, sans élever la voix, mais avec intensité, comme si chaque plainte s’arrachait du plus profond de lui-même.
S’apercevant que ses mains continuaient à trembler, à être agitées de tics nerveux, il comprit que ce chef-d’œuvre resterait un fait unique, que plus jamais il ne pourrait faire son pareil. Il ne gardait aucune mémoire du comment, du pourquoi, du quand…, néanmoins, c’était son œuvre, il en était certain. Les douleurs dans ses poignets en attestaient.
Incarné dans le marbre, le symbole de la vérité se dressait devant lui, éclatant de beauté et de véracité…, mais plus jamais il n’y aurait un autre moment de vérité.
En ce seul instant, se résuma la vie de Colin Marshack tout entière.
Le bruit de ses sanglots ne fut interrompu que lorsqu’il se mit à boire.
L’attente. Les Ethos attendaient. Trente aurait dû savoir qu’ils l’attendaient. C’était inévitable. Fou qu’il était d’imaginer qu’ils n’eussent pas aussitôt connaissance d’un événement le concernant !
Chassé. Chassé de ton poste.
— Il fallait que je comprenne. Cette chose qui m’habite, qui n’a fait que grandir en moi. Il fallait que je sache. C’était le seul moyen. J’ai visité une planète et vécu au milieu de ceux qu’on appelle « les hommes », et j’ai su. Je crois que je comprends maintenant.
Savoir. Que sais-tu exactement ?
— Je sais que la souffrance est la chose la plus importante, dans tous les univers. Plus importante que l’amour, plus importante même que la félicité qu’il fait naître. Car sans la souffrance il ne peut y avoir de plaisir. Sans la tristesse, il ne peut y avoir de bonheur. Sans la misère, il ne peut y avoir de noblesse. Et sans tout cela, la vie est interminable, sans espoir, misérable et maudite.
Adulte. Tu es devenu adulte.
— Je sais… c’est ce qui est arrivé aux autres logos-vengeurs qui m’ont précédé. Ils ont appris l’inquiétude, le raisonnement, et ensuite…
Perdus. Ils étaient perdus pour nous.
— Ils n’ont pas su sauter le pas ; ils ne sont pas allés vers ceux auxquels ils dispensaient la souffrance, aussi n’ont-ils rien appris. C’est pourquoi ils étaient sans utilité en tant que logos-vengeurs. Je comprends. À présent, je sais, et me voici de retour.
Soit. Que veux-tu faire ?
— Je veux dispenser davantage de souffrances, plus que jamais auparavant. Des souffrances plus grandes et plus variées.
Davantage ? Tu veux en dispenser davantage ?
— Bien davantage. Et toujours de nouveau. De plus en plus. Parce que maintenant je comprends. C’est un endroit gris et solitaire dans lequel nous vivons, nous tout, ballottés entre le désespoir et la vanité, aussi tout ce qui le rend acceptable, c’est l’inquiétude, c’est la beauté. Or, s’il n’existait rien qu’on pût opposer à la beauté, au bonheur, tout se dégraderait, et il ne resterait que le néant.
Soit. À présent tu sais qui tu es.
— Je suis le plus favorisé des Ethos, et aussi le plus humble. Vous m’avez donné la plus haute, la plus enviable des positions dans tous les univers. Car je suis logos-vengeur pour tous les hommes et pour toutes les créatures, petites et grandes, qu’ils m’appellent par mon nom ou non. Je suis logos-vengeur et je consacre mon existence, quelle que soit sa durée, à leur faire connaître ce qu’il y a de plus beau. À leur dispenser la souffrance, afin qu’ils goûtent mieux le bonheur. Je vous remercie.
Et les Ethos s’en allèrent, rassurés : après tous les éons du passé, eux qui n’avaient pas résisté à l’effort qu’exigeait leur tâche, qui avaient manqué de courage pour entreprendre la descente aux enfers, ils avaient finalement découvert celui qui durerait sans doute éternellement. Trente n’avait plus d’âge.
De retour dans sa cabine, transparente et étincelante sous la lumière des étoiles, perdue dans l’espace, lointaine au-dessus de tout ce qui vit, et pourtant si proche, la créature qui ne mourrait jamais, qui avait habité le corps pourrissant de Pieter Koslek et, pendant de brefs instants, l’âme et le talent créateur de Colin Marshack, cette créature, nommée logos-vengeur, apprit encore autre chose, tandis qu’elle contemplait le modèle réduit de la planète Terre qu’elle venait de visiter.
Trente apprit à savourer la douceur d’une larme – formée dans un canal et tombée d’un globe oculaire – qui lui mouilla la face.
Trente connut le bonheur.