LES DOCMECS

Un homme appelé Alexi Andréi, qui s’était échappé du Protectorat du Peuple Polonais pour chercher asile en Amérique Continentale du Nord, à la fin de l’année 2087, fut auteur d’une invention. Tandis qu’il travaillait en tant que scientifique sous contrat pour la corporation Orrin Tool – avec mission de créer un robot capable d’effectuer des réparations compliquées d’horlogerie –, il découvrit le coefficient du choix multiple. Il l’appliqua au cerveau de celluloïd de son modèle robot pilote, et, à sa stupéfaction, il vit naître la mécanique d’un chirurgien-robot. Bien plus compliqué qu’un robot, mais bien plus simple que le cerveau humain, il était capable – après un conditionnement approprié – d’effectuer la plus délicate des opérations. En outre, le « docmec » – comme il fut étiqueté peu après – était capable de donner des diagnostics infaillibles, concernant n’importe quelle fonction organique. Le domaine des maladies mentales restait encore fermé aux facultés du cerveau mécanique, mais pour les maladies du corps il n’existait pas de fonctionnaire plus efficace que lui.

Andréi mourut d’une thrombose coronaire, quelques semaines après que son modèle pilote eut été produit, à huis clos, à une session extraordinaire de la Maison du Congrès. Toujours est-il que sa mort servit davantage à faire connaître et accepter le docmec que sa vie ne l’aurait jamais fait.

La Maison du Congrès nomma un comité de chercheurs, du Service cartographique, à responsabilité illimitée – qui avait mené à bonne fin l’Enquête du Bassin d’Orénoque –, et compara leurs découvertes, s’étendant sur trois mois, avec les appropriations médicales courantes, attribuées au secrétaire du Ministère de la Santé Publique.

On arriva à la conclusion qu’on pourrait employer des docmecs dans tous les hôpitaux d’État sur le Continent, ce qui ferait une dépense bien moindre que la somme que représentaient les salaires des médecins.

Après tout, un médecin avait des besoins vitaux permanents.

Un docmec absorbait une demi-pinte de radiol liquéfié tous les trois ans et ne nécessitait qu’un graissage de temps à autre pour assurer son fonctionnement parfait.

Ainsi donc le gouvernement promulgua une nouvelle loi. Ce fut la Loi Hippocratique de 2088, qui spécifiait, pour l’essentiel :

« Tous les ministères doivent désormais s’adresser aux hôpitaux garantis par le gouvernement ; des cas d’urgence, nécessitant des soins en dehors desdites institutions, doivent être traités uniquement par des médecins robots officiels, appartenant au trust des hôpitaux d’État. Toute irrégularité ou déviation apportée dans cette procédure serait considérée comme une infraction à la loi ; l’exercice illégal de la médecine par des médecins non-robots sera sévèrement puni par le retrait de la licence de praticien ou une amende et l’emprisonnement… »

John Hopkins fut le premier à être privé de ses droits. Puis suivirent rapidement l’École de Médecine de la Colombie et bon nombre de médecins.

Quelques écoles de médecine spécialisée se maintinrent encore un certain temps, mais il devint bientôt évident, après trois années d’exercice des docmecs, que même les spécialistes étaient en perte de vitesse par rapport aux médecins-robots. Des médecins qui avaient été patentés avant que les docmecs apportassent des innovations, continuaient à exercer pour un salaire dérisoire, réduits à la fonction d’assistant ou d’interne.

Ils avaient toutefois droit à quelques privilèges, se réduisant à la franchise postale, à une petite allocation annuelle, à un abonnement gratuit aux journaux médicaux (désormais remplis d’éléments d’information traitant des techniques du docmec et non de la chirurgie) et à des titres honorifiques. Ils n’étaient plus que médecins en titre.

Il y eut du mécontentement.

En 2091, Kohlbenschlagg, le plus grand cerveau de tous les chirurgiens, mourut. Il s’éteignit par un matin d’octobre calme, tandis que la Tour de Climatologie ronronnait doucement au-dessus de la ville, et qu’on entendait le bruit lointain de la sphère orbiculaire qui se préparait à laisser le passage au vaisseau de ligne Terre-Mars de 8 heures. C’était un homme tranquille aux traits tirés, possédant un pouvoir magique dans ses longs doigts effilés. Il mourut pendant son sommeil. Les journaux placardaient en gros titres, aux caractères noirs et gras sur leurs feuilles de plastique jaune, le récit des exploits, non de Kohlbenschlagg – c’était de l’histoire ancienne –, mais du changement radical d’automatisation dans les usines Ford-Chrysler.

À la page 118, il y avait une notice nécrologique de cinq lignes, qualifiant Kohlbenschlagg de « chirurgien prédocmec d’une certaine notoriété ». On y faisait savoir également qu’il était mort des suites d’un alcoolisme aigu.

Cette dernière allégation ne correspondait pas tout à fait à la vérité.

Sa mort était due à une cause double : alcoolisme chronique et cœur brisé.

Il était mort abandonné et solitaire, mais il restait vivant dans la mémoire des hommes. De ceux qui, comme lui, avaient consacré les meilleures années de leur vie à leur mission, au symbole de la tête de lion, de la main et de l’œil de l’aigle. De tous ceux qui ne pouvaient s’adapter à l’ère nouvelle. De la petite légion d’hommes qui foulaient encore les couloirs des hôpitaux imprégnés d’antiseptiques.

Des hommes comme Stuart Bergman, D.M.

Voici son histoire.

La salle d’opération principale du Mémorial était construite selon les exigences de la standardisation. La galerie d’observation était placée en hauteur, le long d’un mur, infléchie vers le bas, avec une section séparée pour l’emplacement de deux mégatoscopes. Le bloc opératoire, installé sur un soubassement télescopique mobile, se haussant et se baissant à dessein de permettre une meilleure observation depuis la galerie, occupait tout le centre de la salle. Il n’y avait pas de projecteurs au plafond, comme dans les hôpitaux à l’ancienne mode, car les docmecs avaient chacun leur propre source lumineuse « interne » très puissante, encastrée au sommet de leur tête, et qui éclairait bien mieux que n’importe quelle lumière extérieure n’aurait pu le faire.

En dehors du bloc opératoire proprement dit, il y avait des réservoirs d’anesthésiques – par groupe de cinq bouteilles – le long des murs, d’un accès facile, au cas où la provision personnelle du docmec serait épuisée, et une bande automatique qui courait d’une machine enregistreuse, située près de la table d’opération, aux cabinets du sélectionneur, équipés de parois transparentes, qui se trouvaient aux issues.

C’était tout, et c’était suffisant.

On aurait même pu se passer des anesthésiques et des cabinets supplémentaires, mais pour une raison inconnue on les avait maintenus, ne portant ainsi qu’une légère atteinte aux capacités illimitées des docmecs. C’était en quelque sorte comme si on cherchait à rassurer une personne anonyme ; même s’il ne s’agissait que d’un moyen de secours mécanique pour venir au secours d’une mécanique.

Les trois docmecs étaient en train d’opérer au moment où Bergman entra. La galerie d’observation était sombre, cependant il distingua les traits ravagés de Murray Thomas se découpant contre la lumière du bloc opératoire. L’éclairage était une concession qu’on faisait aux observateurs, car les docmecs, munis de leur propre source lumineuse interne, pouvaient travailler dans une salle totalement obscure.

Bergman tenait le journal froissé dans sa main, ouvert à la page 118, et il observait la scène qui se déroulait en bas, sous ses yeux.

Fallait-il que ce fût une trépanation, juste aujourd’hui ! Juste le jour où il aurait préféré assister à une simple ablation de goitre ou une opération plantaire, de quoi lui faire retrouver son équilibre. Mais non ! il fallait que ce fût une intervention compliquée, une trépanation, exécutée par des docmecs avec leur trentaine d’appendices télescopiques qui serpentaient et s’attaquaient au malade.

Bergman avala sa salive et descendit sur le bas-côté vers le siège vide à côté de Thomas.

C’était un homme brun à la peau presque anormalement sombre. Des pommettes saillantes lui donnaient un visage hâve aux joues creuses, avec des veines apparentes aux tempes. Son nez fin avait une bosse – séquelle d’un accident survenu des années auparavant.

Ses yeux avaient un regard profond. Leur bleu était si intense qu’il paraissait noir, par moments. Ses cheveux clairsemés étaient peignés n’importe comment, dégageant le front, sans apprêt, simplement coiffés en arrière afin qu’ils ne tombent pas sur les yeux.

Il se laissa lourdement tomber sur le siège, gardant ses yeux fixés sur la scène de l’opération, avec, dans son champ visuel, le visage rond et impassible, éclairé par en bas, de Murray Thomas. Il tendit le journal, effleurant le bras de Thomas. Le jeune médecin se tourna lentement, et son regard serein rencontra le regard passionné de son collègue.

Bergman lui offrit le journal, et Thomas l’accepta, l’ouvrit et tourna les pages à un niveau plus bas que les sièges, essayant de capter la lumière montant de la salle. Il parcourut la page indiquée pendant un moment, puis ses mains se raidirent sur la feuille plastifiée : il venait d’apercevoir la notice de cinq lignes.

Kohlbenschlagg était mort.

Il se tourna vers Bergman et ses yeux se remplirent d’une compassion infinie. Ses lèvres prononcèrent les paroles : « Je suis désolé, Stuart », mais si bas qu’elles se perdaient à mi-chemin entre eux.

Il dévisagea Bergman un petit instant, sachant qu’il ne pourrait rien faire pour lui à l’instant même. Kohlbenschlagg avait été le professeur de Stuart Bergman, son ami aussi, et même un père, bien plus que son propre père, qu’il avait quitté très jeune. À présent, Bergman devait se sentir totalement seul…, car sa femme Thelma ne lui serait d’aucun secours dans une telle situation : sa constitution ne lui permettait pas de faire face à un cas de désagrégation psychique.

Il eut du mal à s’intéresser de nouveau à l’opération. Il avait une envie irrésistible de prendre la main de Bergman, de soulager la souffrance qui devait le terrasser ; mais la peine était une chose intime ; il se sentait exclu des émotions de l’homme au visage tendu, assis à ses côtés.

Pour le moment, Bergman semblait fixer toute son attention sur l’opération, car il n’y avait rien d’autre à faire. Il avait passé dix années de sa vie à étudier et à s’entraîner pour être un bon médecin, et voilà qu’à présent il se contentait d’être assis à regarder des blocs de métal sans visage faire à la perfection ce que ses dix années d’apprentissage ne lui avaient jamais permis de faire.

Murray Thomas fut brusquement tiré de ses réflexions par le bruit d’une respiration précipitée à ses côtés. Il ne tourna pas la tête. Il avait observé Bergman depuis des semaines et suivi l’évolution de sa dépression actuelle ; depuis le jour où les docmecs étaient entrés en fonction officielle et avaient accaparé tout le système chirurgical, reléguant les médecins au niveau de simples assistants, internes, manipulateurs. Il espérait fiévreusement que Bergman ne choisît pas ce moment précis pour se laisser abattre complètement.

Les docmecs, en bas dans la salle, procédaient à la délicate opération. Un des tentacules télescopiques serpentins de l’un des trois docmecs avait à l’extrémité une scie circulaire à la lame ultra-fine. Thomas observa la scie qui entrait dans le cuir chevelu, faisant entendre le crissement du métal à l’encontre du crâne.

— Dieu du ciel ! Qu’ils s’arrêtent ! qu’ils s’arrêtent ! qu’ils s’arrêtent… !

Thomas réagit un instant trop tard. Bergman venait de se lever d’un bond ; il se précipita en bas du passage et frappa de ses poings la paroi de plastacier transparente de la galerie, avant qu’on pût l’arrêter.

L’effet fut désastreux : une véritable crise d’hystérie s’empara de tous ceux qui se trouvaient dans la galerie, comme si, s’étant retenus jusque-là de hurler d’épouvante, ils ne pouvaient brusquement plus supporter ce bruit sinistre – il fallait le faire cesser à tout prix ! Bergman continuait à se jeter comme un fou contre la paroi, marmottant et hurlant simultanément, la face grimaçante, sa souffrance et son horreur.

— Pas même une… une… mort décente ! cria-t-il. Il est à peine mort, et voilà que ces machins de ferraille diaboliques… ces maudits robots, sacré nom de Dieu ! ces robots étripent déjà ses malades ! Oh, mon Dieu ! où nous mènera cette folie, où, où, où… ?

Soudain, trois internes surgirent par la porte du fond de la galerie et avancèrent au pas de course. En un instant, ils s’emparèrent de Bergman, l’immobilisèrent en le tenant par les épaules, les bras, la nuque, et le traînèrent à l’autre bout de la galerie.

Calkins, médecin-chef à demeure, leur cria :

— Conduisez-le dans mon bureau et gardez-le en observation ! J’arrive tout de suite.

Murray Thomas suivit du regard son ami qui disparut dans l’obscurité, en direction du rectangle lumineux qu’on apercevait dans le mur du fond de la salle. Il entendit la voix de Calkins qui disait :

— Ignorez cet esclandre, messieurs ! Il y a toujours quelqu’un qui défaille à la vue d’une opération exécutée dans les règles de l’art.

Murray Thomas eut un goût amer sur la langue : Bergman effrayé à la vue du sang, tournant de l’œil devant une opération ? Ce n’était guère probable : la salle d’opération était un lieu familier pour son ami. Non, ce n’était pas cela.

Thomas se rendit alors compte que l’incident avait fortement ébranlé l’état d’esprit et l’attention des hommes rassemblés dans la galerie : ils semblaient incapables de prêter encore le moindre intérêt aux docmecs et à leur besogne ; cependant, les docmecs…

… eux, demeuraient sourds, aveugles et muets à tout ce qui se passait autour d’eux ; calmement, froidement, ils œuvraient pour découper et enlever le sommet du crâne humain.

Thomas se sentit soudain affreusement malade.

— Dieu m’est témoin, Murray, croyez-moi, je ne peux plus supporter tout ceci !

Bergman était encore sous le coup de l’émotion, après l’examen qu’il venait de subir dans le bureau de Calkins. Ses mains, posées sur la table devant lui, étaient agitées de légers tremblements. Des bruits confus du Centre médical leur parvenaient faiblement dans leur loge insonorisée. Bergman se passa une main dans les cheveux.

— Chaque fois que j’aperçois l’un de ces… Il s’interrompit, hésita, n’osant prononcer le mot fatidique. Murray Thomas savait que le mot, s’il l’avait prononcé, aurait été monstres. Bergman reprit, laissant sa phrase inachevée. – Lorsque je vois l’un d’eux s’attaquer à un de mes malades, avec ces pointes métalliques, je… ça me soulève le cœur ! Il faut que je me retienne pour ne pas leur arracher leurs damnées entrailles en fil de fer ! Son visage était mortellement pâle, se couvrant par moments de plaques hectiques.

Murray lui tendit la main dans un geste conciliant.

— Allons ! calmez-vous, Stu ! Vous ne cessez de vous échauffer à propos de cette chose qui finira par vous briser – ce qui ne tardera pas, sapristi ! – ou du moins qui vous vaudra d’être révoqué, rayé du corps médical. Il coula un regard vers Bergman, lui adressa un clin d’œil rassurant, comme pour atténuer sa mise en garde.

— Drôle de job pour un médecin que celui qu’on me fait faire en ce moment ! marmotta Bergman d’un ton bourru. Et il en est de même pour vous, d’ailleurs.

Thomas pianota d’un doigt sur la table : aussitôt, des reflets changeants et dansants, lancés par les pastilles de plastique multicolores incrustées dans la plaque, colorèrent le visage aux traits tendus de Bergman qui se penchait en avant.

— Et en outre, Stu, vous n’avez aucune raison logique d’ordre scientifique de haïr ces docmecs.

Bergman lui jeta un regard courroucé.

— La science n’a rien à voir avec ce qui nous occupe. C’est une question de cran, Murray, et non de cerveau !

— Écoutez, Stu, ils sont infaillibles ; ils sont plus sûrs, et ils savent faire n’importe quel travail plus rapidement, avec moins de gâchis et de risques, que même un… un Kohlbenschlagg. Exact ?

Bergman hocha la tête comme à regret, mais il gardait une lueur dangereuse dans le regard.

— Au moins, Kohlbenschlagg, même avec ses grosses lunettes, était humain, lui. On n’avait pas l’impression de voir un morceau de… eh bien, un morceau de tuyau de poêle fourgasser dans le cerveau d’un malade, lorsqu’il opérait.

Il secoua tristement la tête au souvenir de la scène récente.

— Le vieux Fritz n’a pas pu le supporter, reprit-il. Voilà ce qui l’a tué ! Ces damnés robots ! Servir d’interne à un docmec, c’en était trop pour lui ! Au diable ! Vous savez quel grand cœur le vieil homme avait, Murray. Cinquante ans de pratique et tout juste bon à servir de larbin à une mécanique… ! Et ce qui était pire : savoir que la mécanique pouvait même se passer totalement de ses services ! Voilà ce qui a tué le vieux Fritz ! Il n’empêche que… c’est lui qui est heureux à présent, c’est lui qui est à envier, ajouta Bergman doucement en regardant ses mains tremblantes. Après un petit silence, il ajouta : Nous sommes les damnés de notre profession, les réprouvés de la médecine.

Thomas leva les yeux, surpris, puis ennuyé.

— Oh, pour l’amour de Dieu ! Stuart, cessez d’être mélodramatique ! Nous ne sommes rien de tout cela. Si un meilleur scalpel se présente, refusez-vous de renoncer à l’ancienne pratique, pour la simple raison qu’il y a si longtemps que vous y êtes habitué ? Ne soyez pas stupide !

— Mais nous ne sommes pas des scalpels, des instruments ! Nous sommes des hommes ! Nous sommes des MÉDECINS ! Il sauta brusquement sur ses pieds, comme si la conversation l’avait physiquement fouetté, provoquant en lui cette soudaine explosion. Les deux verres de whisky tressautèrent et éclaboussèrent la table qu’il venait de frapper de son poing, en se levant. Ses tempes battaient. Sans crier, il élevait la voix, et les mots tombaient dans le silence, comme martelés, et ils portaient davantage que des cris.

— Pour l’amour de Dieu ! Stu, asseyez-vous ! Si le médecin-chef entrait, nous aurions la gorge tranchée, tous les deux.

Bergman se laissa tomber lourdement sur son siège flexible qui s’aplatit et épousa ses formes, et il se tordit de souffrance, comme s’il était retenu prisonnier. Même lorsqu’il fut enfin installé confortablement, ses épaules courbées continuèrent à être agitées. Ses yeux avaient une expression sauvage. La sueur perlait sur son front, sur sa lèvre supérieure.

Thomas se pencha en avant, les lèvres plissées.

— Reprenez vos esprits, Stu ! Ne laissez pas une chose aussi stupide vous abattre ! Des hommes meilleurs que nous ont souffert de même d’une semblable situation, mais on ne peut arrêter le progrès. Et perdre la tête, faire un esclandre comme hier pendant l’opération, ne fera de bien à aucun de nous. Tout ce que nous pouvons faire est de sauvegarder les droits dont on ne nous a pas encore déchus. C’est une malchance pour nous, Stu, mais en revanche, c’est un bien pour l’ensemble de la race humaine, et sacrebleu ! elle passe avant nous, mon vieux ! C’est aussi simple que ça !

Il retira un mouchoir de sa poche de poitrine et épongea les deux flaques d’alcool sur la table, observant à la dérobée Bergman derrière ses cils abaissés.

Les accents retentissants d’un refrain à la mode arrachèrent Bergman à sa contemplation. Il leva brusquement la tête, les narines frémissantes. Lorsqu’il comprit de quoi il s’agissait, il se calma et la flamme dans ses yeux s’éteignit.

Il appuya la tête sur sa main, frottant doucement l’arête de son nez.

— Comment cela est-il arrivé, Murray ? Je veux dire, tout ceci ? Il regarda distraitement le juke-box qui déversait des flots de musique, couvrant pratiquement la conversation en dépit de la cloison de séparation insonorisée…, le bar avec son interpolateur mécanique – remarquable procédé mnémonique de circuits capables de mixer parfaitement dix mille alcools et liqueurs différents – et son estimateur d’intoxication…, l’hôpital entièrement mécanisé qui se dressait dehors, immense, derrière la paroi de verre métallisé du bar…, les médecins-robots dont on apercevait de temps à autre la silhouette se détacher près d’une fenêtre illuminée.

Ces lumières qu’on voyait n’étaient indispensables qu’aux malades et aux médecins faillibles. Les robots, eux, n’en avaient pas besoin. Ils se passaient tout aussi bien des titres de gloire et ils ignoraient le désir d’aider l’humanité. Tout ce qui leur était nécessaire : une puissance énergétique et un graissage occasionnel. En retour de quoi, ils sauvaient les hommes.

Bergman ruminait sur l’ironie amère d’une telle situation, comme un chien qui se débat avec un lambeau pourri dans sa gueule.

Murray Thomas soupira doucement en examinant la question de Bergman. Finalement, il secoua la tête.

— Je ne sais pas, Stu. Les mots sortaient de sa bouche d’eux-mêmes, avec lenteur et comme à regret. Peut-être faut-il chercher la cause dans le robot pilote, ou dans les computateurs tactiques qu’on utilisait pendant la Troisième Guerre mondiale, ou même plus loin dans le passé ; il est possible que cela remonte à l’ère des machines à coudre électriques et des voitures à changement de vitesse thermonucléaire et des ascenseurs automatiques. Il s’agissait d’inventions qui s’avéraient plus rentables que la main-d’œuvre humaine. C’est aussi simple que ça. Un bloc de métal est neuf fois sur dix plus sûr qu’un être humain, toujours faillible.

Thomas réfléchit un moment sur ce qu’il venait de dire, puis il ajouta sur un ton déterminé :

— Je reprends ce que je disais à l’instant : c’est dix fois sur dix qu’il fallait dire. Il n’existe rien, actuellement, qu’un robot cybernétique ne puisse construire et perfectionner dans un de ces monstres. Il était inévitable qu’on ne confiât plus à la longue des vies humaines aux mains de simples hommes. Pendant un bref instant il prit un air embarrassé à cause du ton didactique de sa réponse, puis il soupira de nouveau et vida le fond de son verre, passant sa langue distraitement sur le bord où le liquide avait séché.

La tension de Bergman semblait s’accentuer, s’intensifier. Il essayait visiblement de trouver une réponse au problème qui le hantait, qui l’absorbait tout entier. Il se pencha davantage en avant, plantant son regard dans les yeux de son ami avec une gravité presque puérile.

— Pourtant… pourtant, cela ne semble pas juste, en quelque sorte. De tout temps, il fallait des médecins – des hommes – pour prendre soin des malades et des mourants. C’était une institution qui inspirait confiance, Murray. C’était une chose sur laquelle on pouvait compter. En temps de guerre, un médecin était une personne inviolable.

» En temps de misère – je sais que ça sonne grandiloquent, Murray – pour l’amour de Dieu ! en temps de misère, un médecin incarnait à la fois le prêtre, le père, le maître d’école, le héros et…, et le confesseur, et…

Il fit des gestes futiles de ses mains, comme pour invoquer les mots qui lui faisaient défaut. Puis il cita d’une voix raffermie, faisant appel aux paroles profondément enfouies dans sa mémoire :

— Je veux garder purs et intacts à la fois ma vie et mon art. Quelle que soit la maison dans laquelle je pénètre, je veux apporter du secours aux malades, et je veux m’abstenir de toute mauvaise action et de toute erreur préjudiciable. Quoi que je sois amené à voir ou à entendre au cours de ma mission, dans mes rapports avec les hommes, s’il s’agit de confidences inviolables, je n’en divulguerai jamais rien, car le secret professionnel est sacré pour moi.

Thomas haussa légèrement les sourcils, tandis que ses lèvres esquissaient un sourire inconscient. Il s’était douté que son ami ne manquerait pas de se référer à leur profession de foi. Stuart Bergman avait le feu sacré, et encore cette expression n’était-elle pas suffisante pour décrire son dévouement total. Il avait raison : c’était grandiloquent, et pourtant…

— À quoi tout cela nous avance-t-il maintenant ? répondit Bergman. Les docmecs n’existent que depuis quelques années, très peu en fait, or on les tient en haute… estime ; et pourtant il y a dans leur mécanisme des facteurs dont on n’est pas entièrement sûrs. Aussi à quoi nous ont servi toutes nos années d’études, nos traditions ? Nous ne pouvons même plus pénétrer dans les foyers des malades, désormais.

Son visage paraissait hagard sous l’éclairage indirect au néon ; ses cheveux semblaient grisonnants tout d’un coup ; ses traits étaient plus accusés qu’un moment plus tôt. Il avalait sa salive avec des tics nerveux ; il promenait un doigt dans la fine couche de liquide laissée par la boisson renversée.

— À quoi rime pareil exercice de la médecine ? fit-il. Faut-il se contenter de transporter des seaux hygiéniques ? D’être témoin lorsque les robots charcutent nos malades ? De jouer les spectateurs derrière une paroi de verre, alors qu’une opération importante est pratiquée ? De voir les lumières rouges s’allumer sur le tableau de service, sachant qu’un monstre mobilisé arrive plus vite sur la scène d’un accident qu’une ambulance ? Est-ce cela que vous me conseillez d’accepter ? Le voulez-vous vraiment, Murray ? Ne vous attendez pas à me voir prendre tout cela avec autant de calme que vous !

» Et puis, l’aspect le plus dégradant de cette situation, ajouta-t-il comme pour appuyer ses arguments, est de les laisser nous accorder avec condescendance, tel un os jeté à un chien, un misérable boulot d’appendicectomie ou de lavage d’estomac, une fois par semaine… et de nous surveiller pendant notre travail comme des apprentis ! Je vous assure, Murray, je me sens devenir fou ! Lorsque je rentre le soir chez moi, je me surprends à découper mon steak comme s’il s’agissait du tissu musculaire d’un cœur. Je fais n’importe quoi, rien que pour me rappeler que j’ai appris à pratiquer la chirurgie. Murray, comment tout cela finira-t-il ?

Il paraissait sur le point d’avoir une nouvelle crise, semblable à celle de la veille, dans la galerie d’observation.

Quoi qu’il se fût passé au cours de l’examen auquel le médecin-chef avait soumis Bergman – tout semblait rentré dans l’ordre, puisqu’il n’était pas exclu du corps médical, en tant qu’assistant des docmecs, encore que son travail hebdomadaire eût été différé de trois jours –, rien ne pourrait empêcher une nouvelle révolte de sa part.

Murray Thomas savait ce qui tourmentait son ancien camarade de classe et ce qui se préparait dans son esprit effervescent ; il n’avait aucune idée du moment exact où Bergman ferait éclater un scandale public qui l’anéantirait définitivement.

— Calmez-vous, Stuart, dit-il d’un ton apaisant. Laissez-moi vous offrir un autre verre…

— Ne touchez pas à cette damnée machine infernale ! vociféra Bergman, repoussant brutalement la main que Thomas tendait vers l’interpolateur-robot. Il haletait pour reprendre son souffle. Il y a une mécanique pour me brosser les dents le matin, une autre pour préparer mes repas, une autre encore pour me bercer dans le sommeil ; pourtant il doit y avoir quelque chose qu’elles ne savent pas faire mieux qu’un être humain… Autrement pourquoi Dieu aurait-il créé les hommes ? Pour être veillés par des robots ? Je ne sais pas lesquels, mais je jurerais qu’il existe certains talents que l’être humain possède et qui font défaut au robot. Il doit y avoir quelque chose qui rend l’homme supérieur à un tas de ferraille ! Il se tut, essoufflé.

Ce fut alors que Calkins, le médecin-chef, contourna la paroi séparant la loge du reste du bar. Il s’immobilisa devant les deux hommes et garda le silence, les observant un petit moment, tel un chien à l’affût. D’un air absent, il se mit à palper le revers de sa blouse.

— On s’exalte un peu trop, hein, docteur Bergman ? fit-il.

Le visage de Bergman s’anima d’une peur étrange. Il baissa les yeux sur ses mains ; entortillés tels des serpents, comme pour chercher le salut dans cette étreinte, ses doigts se crispèrent, faisant paraître la peau blanche aux jointures, tant leur pression était forte.

— Je… je donnais simplement libre cours à mes sentiments…, c’est tout, docteur Calkins.

— Des sentiments plutôt déplaisants, je dois dire, docteur Bergman. Et qui pourraient être interprétés comme du mécontentement quant à la manière dont je dirige les affaires du Mémorial. Vous ne voudriez pas que quiconque raisonne ainsi, n’est-ce pas, docteur Bergman ? Sa voix avait pris une inflexion autoritaire, le tranchant de l’acier, la dureté de la pierre.

Bergman s’empressa de secouer la tête avec un mouvement rapide, nerveux.

— Non, non ! telle n’était pas du tout mon intention, docteur Calkins. Il s’agissait simplement de… eh bien, vous le savez. Je pensais que, peut-être, si on confiait à nous, les médecins, quelques opérations de plus, des opérations compliquées…

— Vous pensez que les docmecs ne sont pas capables de pratiquer n’importe quelle opération, docteur Bergman ? l’interrompit Calkins d’un ton interrogateur.

Il y avait dans sa voix une nuance expectative… incitant Bergman à exprimer ce qu’il ne fallait pas dire. « C’est ça que vous aimeriez me faire dire, n’est-ce pas, Calkins ? C’est ça que vous désirez entendre ! », se dit Bergman, tandis que son esprit travaillait fiévreusement, follement.

— Je suppose que si… oui, je sais qu’ils le sont. C’est que… il est parfois pénible de me rappeler que je suis médecin, et non simplement un exécutant de n’importe quel travail, en un temps donné, et puis…

— Cela suffit, Bergman ! dit Calkins d’un ton sec. Le gouvernement subventionne les docmecs et fait payer des impôts pour les garder en service afin qu’ils sauvent des vies humaines. Ils ont obtenu un meilleur résultat que n’importe quel être humain…

— Mais ils n’ont pas été suffisamment testés ou…, l’interrompit Bergman d’une voix coupante, sans d’ailleurs achever sa phrase.

— Si vous désirez rester un membre actif, appartenant au corps médical de l’hôpital, docteur Bergman, même en tant qu’assistant, vous feriez mieux de vous surveiller et de mesurer votre langage. Nous tenons un œil sur vous, répliqua Calkins en lui imposant le silence d’un regard glacial.

— Mais je…

— J’ai dit : il suffit ! Se tournant vers Murray Thomas, il ajouta en scandant ses mots : et si j’étais vous, Thomas, je serais un peu plus scrupuleux dans le choix de mes fréquentations. C’est tout ce que j’ai à vous dire. Bonsoir !

Il s’en alla d’un pas léger, presque désinvolte, comme s’il mettait de l’arrogance dans chacun de ses pas, tandis que Bergman se recroquevillait dans son coin, fixant d’un regard dément ses mains.

— Salopard de lèche-bottes ! railla Thomas à voix basse. S’il n’était pas pistonné par le secrétaire du Ministère de la Santé Publique, il serait embarqué sur la même galère que nous. L’ignoble individu !

— Je… je présume que je ferais mieux de rentrer chez moi, Murray. Je vous verrai à la salle de stérilisation, demain. Il fit courir un doigt sur sa vareuse, de haut en bas, fermant le vêtement par simple pression.

Une pluie fine – annoncée par la météorologie – noyait l’immense front transparent du Foyer médical que Bergman fixa un moment d’un air absorbé, comme s’il découvrait un sens profond et caché dans cette bruine.

Il retira une poignée de pièces en plastique de forme octogonale, les fit tomber dans l’appareil à sous fixé sur le côté de la table, et s’apprêta à sortir. La machine enregistra un chiffre et rendit la monnaie, cependant il ne prit pas la peine de la ramasser.

Il s’arrêta, se retourna à moitié, puis lança un « merci… Murray ! » avant de s’enfoncer dans la pluie.

La nuit qui suivit fut infernale. Un enfer peuplé de souvenirs du passé et du présent. Il savait qu’il avait agi comme un fou, qu’il était stupide de ne pas vouloir regarder la réalité en face.

Mais il y avait autre chose encore, autre chose qui empoisonnait ses pensées et ses rêves. Il s’était comporté comme un lâche devant Calkins. Il avait fui son véritable tourment, le problème qui l’obsédait.

Désormais, toutes ces années qu’il avait vécues sous la foi du Serment seraient abolies, comme si elles n’avaient jamais existé. Sa vie semblait se résumer par un échec. Il avait lutté désespérément pour accéder à la position qu’il convoitait, et lorsqu’il y était enfin parvenu… il n’était plus rien, il se retrouvait dans le néant.

Il se sentait pitoyable dans une situation qui le retenait prisonnier, comme empêtré dans une toile d’araignée où il n’était pas libre de ses mouvements pour faire ce qu’il croyait être juste. Il ne savait pas exactement pourquoi il était tellement monté contre les docmecs – la comparaison de Murray sur le scalpel était parfaitement valable –, mais quelque chose d’indéfinissable en son for intérieur lui disait qu’il avait raison. Le fait que les humains étaient éliminés par des machines était anormal, damnable.

On aurait dit que c’était en quelque sorte – irrationnellement – un dessein du diable. Bergman avait entendu des gens appeler les machines « jouets du diable ». Peut-être avaient-ils raison. Couché sur son lit, il ruminait des idées noires, transpirant de fièvre.

Se sentir diminué, se sentir corrompu, se sentir contaminé à cause de sa propre insuffisance et de sa lâcheté devant Calkins !

Son visage se crispa de souffrance, de mauvaise conscience ; il ferma les yeux, serrant les paupières si fort que les veines de ses tempes battaient.

Il chercha à analyser ce qui le tourmentait et à en définir la cause, l’importance.

Pourquoi souffrait-il ? Pourquoi sa vie jadis si remplie était-elle soudain vide de sens, sans aucune valeur ? À cause de la peur. Peur de quoi ? Pourquoi avait-il peur ? Parce que les docmecs gouvernaient le monde.

Voilà. Toujours la même réponse. Insensiblement, un projet s’insinua dans son esprit, prit forme, se précisa.

Il fallait qu’il réussisse à discréditer les docmecs aux yeux de tout le monde ; qu’il invente une raison qui justifierait leur disgrâce. Mais comment ? Comment ?

Ils étaient effectivement les champions. À tous les points de vue. N’était-ce pas la vérité ?

Trois jours plus tard, tandis que Bergman assistait un docmec dans son opération programmée, la réponse lui vint, plus abominable qu’il n’eût souhaité. Elle lui vint, lumineuse, spontanément, au cours d’une démonstration pratique, et il ne devait plus jamais l’oublier.

Celui qui allait être opéré avait été victime d’un accident de batteuse dans une des fermes collectives. La machine lui avait fait perdre l’équilibre, puis l’avait aspiré de sa gueule suceuse, par les pieds d’abord. Il devait sa survie à son seul réflexe : pour ne pas être complètement déchiqueté, il s’était accroché de ses mains à la gueule du monstre jusqu’à ce que ses camarades vinssent le délivrer.

Il s’était évanoui de souffrance, heureusement pour lui d’ailleurs, car le monstre avait broyé ses deux jambes jusqu’aux genoux. Lorsqu’on le transporta sur un chariot dans la salle d’opération – attendu par Bergman, masque d’oxygène et tube à la main, ainsi que par le docmec, les instruments chirurgicaux serrés dans neuf de ses treize pinces magnétiques –, son corps était recouvert d’un drap.

Son masque facial transparent trembla lorsque Bergman retira le drap, découvrant la victime : ses moignons étaient déjà garrottés afin d’arrêter le sang de couler… mais il était aussi mal en point que possible. Bergman n’avait jamais vu un homme aussi gravement blessé.

« Ce sera vite expédié. Dieu merci ! dans un cas comme celui-ci, le docmec est rapide et efficace. Aucun être humain n’aurait pu sauver la victime à temps. »

Bergman était tellement tendu en observant la technique du docmec, tellement absorbé par les mouvements et l’éclat métallique des bistouris qui surgissaient de leurs compartiments respectifs, encastrés dans le torse, ou plutôt le coffre du docmec, qu’il manqua d’adapter proprement l’appareil conique d’anesthésie. Il regarda comme fasciné le jeu compliqué des tentacules du docmec, qui s’emboîtaient et se déboîtaient successivement au niveau des petites cavités de chaque globe de l’épaule. Il contempla la chair mortifiée qui était ôtée et repoussée pour permettre en toute liberté de faire les sutures. Le faible sifflement de l’appareil d’anesthésie mal adapté lui parvint trop tard.

Le malade soudain se redressa. Le dos raide, les mains rigides appuyées sur la table d’opération, il écarquilla les yeux et fixa son regard sur les moignons ensanglantés à la place de ses jambes.

Son hurlement retentit sur les hauts murs de la salle d’opération.

— Non ! oh, mon Dieu ! non ! non… ! Ses cris hystériques fouettaient impitoyablement la conscience de Bergman. D’un mouvement automatique le docmec se mit en branle pour arrêter la panique croissante du malade, mais il était trop tard. Le moribond s’évanouit et presque instantanément le cardiographe marqua une baisse. L’étincelle de vie qui restait en lui allait s’éteindre.

Le docmec ignora tout du drame ; il était impuissant à intervenir en cas d’imprévu. Organiquement, l’homme était traité avec efficacité. L’ennui était le facteur mental… domaine inaccessible au docmec.

Bergman se pétrifia d’horreur. L’homme était mourant… prisonnier des tentacules. « Pourquoi cette chose sans âme ne tente-t-elle pas de secourir le malade ? Pourquoi ne cherche-t-elle pas à le réconforter, à le rassurer en lui disant que tout ira bien ? Il est mourant, parce qu’il est traumatisé… et qu’il n’a plus le désir de vivre ! Un simple petit mot d’encouragement suffirait… »

Les pensées se bousculaient dans le cerveau de Bergman, devenaient délirantes, tandis que le docmec, avec calme et diligence, continuait à opérer le malade dont l’état déclinait rapidement.

Bergman se jeta en avant, déterminé à saisir le malade. L’homme ainsi torturé lança un regard affolé sur ses jambes baignées de sang, amputées juste sous les genoux, puis, terrifié, apercevant le robot sans visage qui manipulait les instruments sur son corps martyrisé, à cet instant crucial où le moindre soutien moral aurait pu rallumer son désir de vivre, il ne sentit la présence d’aucun être humain à ses côtés, d’aucun de ses semblables… rien qu’un bloc de métal articulé. Aussi souhaita-t-il la mort.

Bergman tendit ses mains pour toucher le malade, lui communiquer sa présence. Sans interrompre ses activités, le docmec extrayait de sa carapace un tentacule, muni de ventouses en chamois, pour retirer la main de Bergman. La voix du robot, caverneuse, sans inflexion, résonna, grâce au microphone encastré dans sa gorge, qui venait de se déclencher.

— Pas d’interférence, s’il vous plaît ! C’est contre le règlement.

Bergman recula, les traits décomposés par l’horreur, sa peau se hérissant littéralement au contact du robot, ses yeux exorbités à la vue du docmec continuant à opérer imperturbablement… un cadavre.

L’opération fut un succès – comme on disait généralement –, mais le malade était mort. Bergman se sentit pris de nausées ; il se plia en deux et se tourna vivement vers le mur. Il fixa des yeux la galerie d’observation, content qu’il ne s’agît ce jour que d’une opération de routine, si bien qu’il n’y avait pas de spectateurs là-haut, derrière la paroi transparente. Il s’appuya contre le bassin qui servait au nettoyage des instruments et vomit sur les carreaux de plastacier gris d’un brillant éclatant. Un servomec surgit aussitôt de son compartiment cloisonné et nettoya le gâchis instantanément.

Cette intervention mécanique ne fit qu’accroître le malaise de Bergman.

Des machines pour nettoyer des machines !

Il ne se souciait pas de terminer cette horrible opération en tant qu’assistant. Cela ne servirait à rien ; en outre, le docmec n’avait besoin d’aucune aide.

Lui n’était pas humain.

Bergman ne se montra pas au Mémorial pendant toute une semaine ; il y eut une enquête polie de la part du Service du Contrôle ; mais lorsque Thelma spécifia que son mari ne souffrait que des séquelles d’un abus d’alcool, on lui répliqua : « Bon, de toute manière, le robot n’a pas vraiment besoin de son assistance », et ce fut tout. La femme de Stuart Bergman se sentit néanmoins inquiète.

Son mari était roulé en boule sur sa couche, face au mur, et il se contentait de marmonner des réponses inintelligibles à ses questions.

(Pourquoi ne s’expliquait-il pas ? Il n’y avait pas moyen de comprendre cet homme. Oh, après tout, ce n’était guère le moment de s’en inquiéter… Francine et Sally allaient monter aujourd’hui le jeu électro-mah-jongg chez Sally. Chéri, ne pourrais-tu préparer ton déjeuner toi-même ? Eh bien, vraiment ! Pas même une réponse, rien qu’un grognement. Bah ! je ferais mieux de me dépêcher…).

L’esprit de Bergman était en émoi. Il avait assisté à une chose terrifiante, de quoi soulever le cœur à n’importe qui. Il avait vu le robot subir un échec. Un échec misérable ! Pour la première fois depuis qu’on lui avait inculqué la conception de l’infaillibilité du docmec, il avait obtenu la preuve qu’elle était erronée. Le docmec n’était pas parfait. L’homme était mort sous les yeux de Bergman. À présent, il fallait que lui, Stuart Bergman, comprenne pourquoi… et si cet échec n’était pas le premier du genre…, si la même chose allait se produire encore, et de nouveau… ce que cela signifiait sur le plan général… et ce que cela signifiait pour lui en particulier, ainsi que pour sa profession et pour le monde.

Le docmec avait su que l’homme était pris de panique : le robot avait instantanément abaissé le taux d’adrénaline… ; malheureusement, ce n’était pas tout. Bergman avait eu à traiter des cas semblables dans le passé : une anesthésie insuffisante ou mal appliquée avait eu pour conséquence la reprise de conscience du malade, si bien que celui-ci assistait à l’incision qu’on pratiquait dans son corps. Mais, dans ces cas-là, il avait prononcé quelques mots rassurants, passé une main apaisante sur le front et les yeux du malade et, assez curieusement, ce calmant avait fait son effet et le patient s’était rendormi paisiblement.

Or le robot n’avait rien fait de tel.

Il s’était uniquement occupé du corps pendant que l’esprit se détraquait. Bergman avait compris, au moment même où l’homme avait aperçu ses moignons ensanglantés que l’opération se terminerait par un désastre.

Pourquoi était-ce arrivé ? Était-ce bien la première fois qu’un homme mourait sous les tentacules d’un docmec ? Et si la réponse était non… pourquoi n’en avait-il pas eu connaissance ? Lorsqu’il cessa enfin de se poser des questions, toujours perdu dans cet horrible maelström de souvenirs et de souffrances, il conclut que l’échec s’expliquait par le fait que les docmecs étaient encore « en rodage ». Mais tandis qu’il en était ainsi – peu importait que les fabricants et les hauts fonctionnaires du Ministère de la Santé Publique missent toute leur confiance dans l’efficacité de leur invention ! – des vies humaines étaient perdues en raison de la carence des responsables.

Un facteur intangible était impliqué dans le bon fonctionnement du système.

C’était pourtant une chose si simple ! Il aurait suffi de dire à l’homme : « Tout ira bien, mon vieux, calmez-vous ! Nous allons vous sortir d’ici sain et sauf, dans un petit moment… Tâchez de dormir un peu… et laissez-moi faire mon travail…, il me faut votre coopération, vous savez… »

C’était tout ; rien que ça, et la vie qui palpitait encore dans ce corps torturé n’aurait pas été perdue. Or le robot s’était contenté de recoudre les lèvres de la plaie, de remettre avec efficacité les tissus en place.

Et cela pendant que le malade mourait de désespoir et de terreur.

Soudain, Bergman comprit ce que l’homme possédait et qui faisait défaut au robot. C’était banal, si diablement banal qu’il eut envie de pleurer. C’était le facteur humain. On ne pourrait jamais fabriquer un médecin-robot qui fût parfait, parce qu’un robot ne pouvait pas comprendre la psychologie de l’esprit humain.

Bergman l’exprima dans des termes plus simples…

Le docmec, tout bêtement, n’avait rien d’un garde-malade !

Les moyens de destruction.

Tant de moyens. Tant de réponses. Tant de solutions…, mais laquelle était la bonne ? Y en avait-il seulement une bonne ? Bergman sentait le besoin de trouver une issue, de résoudre ce problème à lui seul, car probablement personne d’autre ne s’intéresserait à en découvrir la solution… avant qu’il fût trop tard.

Chaque jour qui passait signifiait une nouvelle victime.

Cette pensée le tourmentait davantage que le danger qu’il encourait lui-même. Il devait faire quelque chose ; dans son désespoir, il conçut un plan désespéré.

Il tuerait un de ses malades…

Une fois tous les quinze jours, un médecin était nommé pour opérer lui-même. À vrai dire, il était davantage supervisé qu’assisté par le docmec de service, et il s’agissait généralement d’un cas bénin d’amygdalotomie ou d’appendicectomie… ; néanmoins, c’était bel et bien une opération. Et Dieu sait si les chirurgiens étaient reconnaissants de « chaque os qu’on leur donnait à ronger » !

Le jour de Bergman arriva.

Il avait craint ce moment pendant toute une semaine, y avait réfléchi toute une semaine, sachant ce qui l’attendait, ce qu’il avait à faire. Cependant, il fallait qu’il le fasse. Il ignorait ce qui allait lui arriver, mais cela n’avait pas vraiment d’importance ; si on pouvait convaincre les gens et le gouvernement de ce qui se passait dans leur hôpital…

Ce qui devait être fait, devait être fait carrément, rapidement, de manière sensationnelle. Et tout de suite. Cela ne pouvait être différé, car les journaux avaient publié des articles sur un nouveau modèle de docmec que le secrétaire du Ministère de la Santé Publique se proposait de plébisciter. Il fallait donc agir tout de suite. Sans attendre. Juste au moment où la solution du problème prenait toute son importance.

Il pénétra dans la salle d’opération.

Une simple opération de routine. Personne dans la galerie d’observation.

L’assistant docmec se tenait silencieusement près du bassin. Au moment où Bergman traversa la salle déserte, le compartiment cloisonné à l’autre bout s’ouvrit et un docmec à roulettes poussant un chariot – sur lequel le malade était couché – se dirigea rapidement vers la table d’opération. Le robot abaissa le chariot au niveau de la table d’opération et l’enclencha. Puis il roula vers son point de départ.

Bergman fixa des yeux la forme allongée, et un bref instant sa résolution fut ébranlée : il s’agissait d’une jeune fille mince au visage empreint d’un sourire que rien ne pourrait jamais effacer, excepté la mort.

Jusqu’à ce moment précis Bergman était resté convaincu qu’il exécuterait son projet, mais à présent…

La jeune fille leva son regard et lui adressa un sourire de ses yeux bleu ciel. En quelque sorte, elle lui rappelait sa femme Thelma. Il y avait une ressemblance indéfinissable entre sa femme et cette délicieuse enfant frêle. Il songea à Thelma dont l’insouciance avait égayé sa vie par son côté humoristique, plaisant, et qui, au fil des années stériles de leur mariage, avait changé jusqu’à devenir un boulet qu’il traînait en silence. Bergman comprit qu’il ne pourrait faire ce qui devait être fait. Pas en se servant de cette jeune fille.

Le docmec, se tenant à la tête de la malade, lui appliqua l’anesthésie. Elle eut juste le temps d’apercevoir le tentacule métallique et aussitôt ses yeux s’agrandirent de frayeur, avant qu’elle ne tombât dans le sommeil. Quand elle se réveillerait, son appendice serait enlevé.

Bergman ressentit une émotion violente. C’était le moment ou jamais ! Étant donné que Calkins se méfiait de lui et que les docmecs devenaient plus-puissants de jour en jour, cette opération serait peut-être sa dernière chance.

Pendant un petit moment, il pria Dieu en silence, puis il commença à opérer. Il pratiqua soigneusement une incision longitudinale d’environ dix centimètres dans le quadrant inférieur de l’abdomen de la jeune fille. Lorsqu’il écarta les lèvres de la plaie, il eut la confirmation qu’il s’agissait d’un simple travail routinier. Pas de péritonite à craindre…, pas d’intestin hernié. Une opération ordinaire de huit à neuf minutes au maximum.

Prudemment, Bergman détacha l’appendice de la plaie. Puis il le ligatura solidement à la base et, sentant sa tension nerveuse s’intensifier, le sectionna d’un geste décidé et l’enleva.

Il se mit alors à fermer les parois abdominales étroitement.

Sous une impulsion subite, demandant pardon à Dieu, il s’apprêta à faire ce qui devait être fait. En fin de compte, ce ne serait pas une opération toute simple.

Le scalpel avait une lame galvanisée, fine comme du papier de soie. Au moment où il l’approcha de la chair, son plan prit forme dans son esprit. Le temps d’un coup de fusil, le temps que prend un poisson d’argent pour passer dans le mercure, le temps d’un soupir, son projet se matérialisa dans son cerveau – parachevé, complet, dément…

Il sectionnerait une artère. Le robot enregistrerait le phénomène et l’épaulerait pour réparer le dommage. Bergman tailladerait une autre veine, et le robot aurait ainsi à travailler à deux endroits à la fois. Il recommencerait à inciser, encore et encore, jusqu’à ce que finalement le robot fût surchargé et réduit à l’impuissance. Alors il renverserait la table, et la jeune fille serait morte. Il y aurait une enquête et un jugement, et Bergman serait en mesure d’imputer cette mort au robot… de raconter son histoire… de les obliger à la vérifier… de les forcer à ne plus se servir des docmecs jusqu’à ce que le problème fût tranché.

En un éclair, ce raisonnement traversa son esprit, tandis qu’il brandissait le scalpel dans sa main, prête à frapper.

Soudain, les yeux de la jeune fille rencontrèrent son regard, puis se refermèrent un instant, comme si elle réfléchissait à ce qu’il faisait là. Dans les ténèbres de son subconscient, il évoqua ces yeux qui le fixaient, et tout à coup sa résolution fut prise :

À quoi bon marquer un point s’il perdait son âme ?

La lame galvanisée tomba avec fracas sur le plancher.

Il s’immobilisa, tandis que le docmec roulait silencieusement vers son côté pour achever le travail de suture.

Il se détourna et sortit de la salle d’opération d’un pas rapide.

Il quitta l’hôpital peu après, la gorge nouée par la déception de son échec. Il avait eu une chance, or il n’avait pas eu assez de cran pour en profiter. Mais était-ce bien là l’explication ? Était-ce vraiment un nouvel aspect de cette lâcheté en lui dont il avait déjà fait preuve auparavant ? Ou bien n’était-ce pas plutôt parce qu’il avait compris que rien ne justifiait d’ôter la vie à une enfant innocente ? Scrupules d’ordre moral, bonté de cœur, ou quoi ?

Une nuit profonde emplie de murmures étranges enferma Bergman. Il traversa le vestibule éclairé et se retrouva sous le crachin d’une pluie fine qui l’enveloppa aussitôt, le séparant de la vie et des hommes et de l’univers entier, excepté de ses idées noires. Il avait fait ce même temps de brouillard et de pluie la nuit où Calkins l’avait intimidé. La pluie le poursuivrait-elle donc toujours, tout au long de ses jours ?

Seul le bruit ronronnant d’un autogire invisible traçant sa route dans le ciel rompait de temps à autre le susurrement de machines confus et permanent qui montait de la ville. Bergman traversa à grandes enjambées la rue déserte.

La masse sombre et carrée qui représentait le Mémorial était à peine éclairée par des enfilades de fenêtres rectangulaires. Des lumières derrière les fenêtres… Un rire caverneux et amer monta aux lèvres de Bergman lorsqu’il aperçut les lumières. Une concession aux hommes…, toujours des concessions accordées par le dieu-tout-puissant de la Machine !

Dans l’esprit de Bergman, quelque chose luttait pour se libérer. Il était un homme fini, il le savait. Il avait eu sa chance, mais elle avait tourné en malchance. Jamais ce ne serait une cause juste s’il fallait commencer par provoquer la mort d’une jeune fille. Il l’avait compris, cela aussi… finalement. Mais que restait-il à faire alors ?

La réponse vint spontanément, sourde, inexorable : rien !

Derrière lui, quelque part dans l’ombre, il y eut un bruit métallique.

Lui aussi marchait dans l’ombre. Même ses pensées n’étaient que des ombres. Des pensées qui ne le menaient qu’à de tristes vérités et au désespoir… Médecins mécaniques d’Andréi… Docmecs !

Le mot explosa dans sa tête comme une chandelle romaine, crachant des étincelles jusque dans ses fibres nerveuses. Jamais, dans toute son existence, il n’avait aussi désespérément souhaité leur destruction. Toutes ces années de lutte au service de la médecine, pour se faire une place parmi ceux qui consacrent leur vie à guérir les autres… étaient du temps perdu.

Il savait que les docmecs n’étaient pas meilleurs chirurgiens que les hommes…, mais comment pourrait-il le prouver ? Des protestations sans fondement, sans preuve, ne rencontreraient qu’une réaction d’intimidation dédaigneuse chez Calkins et auraient probablement pour conséquence le retrait de sa licence. Il était bel et bien pris au piège.

Combien de temps encore pourrait-il tenir ?

Derrière lui, des oreilles mécaniques, des yeux de robots guettaient l’homme qui marchait d’un pas traînant. La pluie n’empêchait pas la réflexion.

Le murmure du rotor d’un autogire fit lever les yeux à Bergman. Il n’apercevait rien à travers les nappes de bruine, mais il l’entendait, et aussitôt sa haine s’enflamma. Il se raisonna : « Je ne hais pas les machines, je ne les ai jamais haïes. Ce n’est que depuis qu’elles m’ont privé de ma nature humaine, qu’elles m’ont ôté la vie, que je les hais. » Ses yeux étincelèrent de nouveau d’un dégoût dévorant lorsqu’il scruta le ciel autour de la Tour de Climatologie et qu’il entendit le ronronnement amplifié de l’autogire mêlé au faible bourdonnement de la tour qui fonctionnait ; il chercha désespérément quelque chose contre quoi il pourrait diriger la rancœur de son impuissance, de son incompétence.

Il était tellement absorbé par ses soucis qu’il ne vit pas celle qui sortait furtivement de l’entrée de service d’un immeuble, avant qu’elle ne posât une main tremblante sur la manche de sa vareuse.

Des ombres dansaient autour de la forme indistincte qui observait Bergman, et qui prenait petit à petit les traits d’une vieille femme.

— Vous êtes docteur, pas vrai ?

Il sursauta, et sa tête décrivit un mouvement spasmodique. Il dut faire effort sur lui-même pour poser ses yeux noirs sur son visage couturé de cicatrices. Pris de confusion, il s’entendit bégayer :

— Oui… oui, pourquoi ? Que voulez-vous ?

La vieille femme se lécha les lèvres. Dans la lumière faible de l’éclairage public qui filtrait à travers la pluie, Bergman nota qu’elle était sale et échevelée. Elle venait manifestement d’une de ces maisons de rapport de Slobtown, à la sortie du chemin qui passait au coin de la Tour de Climatologie.

Elle se lécha de nouveau les lèvres, puis elle fouilla dans les poches de sa camisole déchirée, avec une nervosité proche de la terreur.

— Eh bien ! Que voulez-vous ? La voix de Bergman se faisait plus rude qu’il n’eût voulu, mais sa rancœur accumulée le poussait à se montrer belliqueux.

— Je veille Charlie depuis trois jours, et son état ne fait qu’empirer et son ventre ne fait qu’enfler, et comme je vous vois sortir chaque jour de l’hôpital, depuis trois jours maintenant, et… Les mots sortaient de sa bouche de façon presque incohérente, indistincte du fait d’un parler populaire. L’oreille exercée de Bergman – sensible à de telles intonations depuis que Kohlbenschlagg l’avait pris sous sa tutelle – décela cependant encore autre chose dans la voix de la vieille femme : un accent pitoyable de honte craintive d’être obligée de demander à un étranger du secours pour un être aimé se trouvant dans la misère.

Ses yeux bleus profonds aux reflets sombres se rétrécirent. Que signifiait ceci ? Cette femme d’une saleté repoussante essayait-elle d’obtenir son aide médicale à son domicile ? N’était-ce pas plutôt un piège que lui tendaient Calkins et la direction de l’hôpital ?

— Que voulez-vous, femme ? demanda-t-il en reculant.

— Venez chez moi pour voir Charlie ! Il est mourant, docteur, il est mourant ! Il est là à se tordre et à se crisper, et chaque fois que je le touche il bondit et il gesticule avec ses bras et il se plie en deux et tout le reste ! Ses yeux s’agrandirent de frayeur au souvenir de la scène, et les mots se bousculèrent sur ses lèvres comme si elle voulait les sortir avant que des cris ne s’échappassent malgré elle de sa gorge.

L’agacement et la suspicion de Bergman s’éclipsèrent aussitôt et sa véritable nature prit le dessus. Avec une attention de clinicien, il se concentra sur les phénomènes de la maladie que la vieille femme venait de décrire.

— …et il n’arrête pas de grimacer, docteur, de ricaner comme s’il était mort et que tout lui paraissait drôle ou je ne sais quoi ! Et c’est ça le pire de tout…, je ne peux plus supporter de le voir comme ça, docteur. S’il vous plaît… s’il vous plaît, venez m’aider ! Venez aider Charlie ! Doc, il est mourant. Nous vivons ensemble depuis cinq ans, et vous pouvez… devez… faire… quelque chose… Elle éclata en sanglots convulsifs, ses yeux délavés le suppliant, ses épaules pointues tressautant par saccades sous sa camisole.

« Mon Dieu, se dit Bergman, elle vient de décrire les symptômes du tétanos ! Et de plus, il s’agit d’un cas très avancé dans l’évolution du mal pour avoir produit des spasmes et le risus sardoticus. Seigneur ! pourquoi ne le fait-elle pas entrer à l’hôpital ? Il sera mort dans les vingt-quatre heures si elle n’en fait rien ! »

— Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Pourquoi ne pas l’avoir fait transporter à l’hôpital ? demanda-t-il à haute voix, toujours soupçonneux, en indiquant du pouce le bâtiment sombre de l’autre côté de la rue.

Toute sa rancune antérieure, plus son exaspération innée, en tant que médecin, d’être confronté à une apparente négligence devant les besoins d’un homme malade, éclatèrent dans ses questions, explosèrent littéralement. La vieille femme recula, les yeux terrifiés, le visage couturé de cicatrices figé dans une expression d’horreur.

— Je… je ne pouvais l’amener à l’hôpital, doc. Impossible ! Charlie n’aurait pas voulu, de toute manière. Il disait – ses dernières paroles avant que ses convulsions ne commencent – il disait : ne m’envoie pas dans cet hôpital ! Katie… avec leurs trucs en métal ; promets-moi que tu n’en feras rien. Voilà, j’ai donc dû lui promettre, doc, et vous devez venir le voir… Il est mourant, doc, vous pouvez nous aider, il est en train de mourir !

Elle se tenait tout près de lui, agrippant les revers de sa vareuse de ses mains ridées ; ses cris s’arrachaient de sa gorge aphone dans un chuchotement rauque. L’émotion âpre de sa supplication le frappa presque physiquement.

Si un flic-robot l’apercevait avec la vieille femme en train de lui parler, il se pourrait qu’il le signalât, et ce serait la fin pour lui au Mémorial. On le poursuivrait pour exercice illégal à domicile, même si une telle allégation était inexacte. D’ailleurs pourquoi soignerait-il l’homme qui vivait avec cette femme ? Ce serait la fin de sa carrière, déjà avortée. Les règlements s’inscrivaient en lettres de feu devant son regard intérieur ; il connaissait la valeur qu’il fallait leur attacher. Il serait un homme fini. Et si c’était un traquenard… ?

Mais pourtant, le tétanos !

(L’image terrifiante d’un homme arrivé à la crise ultime du trisme se déroula dans son esprit. Le corps contorsionné, roulé sur lui-même comme si les membres étaient en caoutchouc, la face décomposée, les muscles maxillaires tirés vers le bas dans le rictus caractéristique du moribond, tout le système nerveux atteint. Une porte qui claque, un accès de toux, un frôlement suffiraient pour envoyer l’homme brisé dans les affres infernales des convulsions et des torsions. Jusqu’à ce que finalement le mal attaquât les muscles cardiaques dans des souffrances atroces. Mort… roulé sur lui-même comme un cor de chasse, l’écume aux lèvres… mort.)

Cependant, se faire mettre à la porte de l’hôpital ! Il ne pouvait pas prendre un tel risque. Presque sans s’en rendre compte, il bredouilla des paroles confuses, sans suite.

— Laissez-moi tranquille, femme ! Si les flics-robots vous voient, ils nous arrêteront tous les deux. Allez-vous-en… et n’essayez plus jamais d’approcher un médecin de cette façon ! Ou bien je serai témoin que vous m’avez abordé de même. À présent, partez ! Si vous avez besoin d’un secours médical, allez voir les docmecs, à l’hôpital. Ils sont plus libres et plus qualifiés que n’importe quel être humain. Les mots sonnaient mesquins à ses propres oreilles.

La vieille femme se jeta en arrière ; l’éclairage public lançait d’étranges ombres pâles à travers son visage marqué ; ses lèvres rentrées découvraient ses dents. Elle renifla de mépris et grogna :

— Nous préférerions mourir plutôt que d’aller chez eux ! Nous ne voulons rien avoir à faire avec ces choses… nous croyions qu’il y avait encore des médecins pour aider les pauvres…, mais vous n’en êtes pas ! Elle se détourna vivement et se glissa dans l’obscurité.

Faiblement, avant que le bruissement des pas de la vieille ne s’éloignât, Stuart Bergman entendit le sanglot qui lui échappa – un sanglot de désespoir et d’horreur devant la mort qui guettait dans les ténèbres, qui les attendait, elle-même et l’homme qu’elle aimait.

Puis, encore plus faiblement…

— Soyez maudit à jamais !

Brusquement, la tension des mois passés, le souvenir du crime qu’il avait failli commettre peu avant sur la personne d’un être jeune aux yeux bleus, la crainte mêlée à la souffrance en son for intérieur atteignirent leur paroxysme. Il se sentit épuisé, ayant conscience que s’il devait être dépouillé de son patrimoine, ce ne serait que justice. Il était médecin, or un homme malade réclamait ses soins.

Il avança d’un pas pour suivre la trace de la forme éthérée dans la bruine.

— Attendez… ! je…

Tout en sachant qu’il allait sceller son propre destin, il attendit qu’elle s’arrêtât, il observa l’espoir qui naissait dans ses yeux noyés de larmes, et il dit :

— Je… je suis désolé. Je me sens très fatigué. Mais emmenez-moi auprès de votre homme ! Je ferai ce qu’il faut pour l’aider.

Elle ne prononça pas un mot de remerciement. Cependant il savait que sa gratitude était réelle et qu’il suffirait d’un rien pour la lui faire exprimer. Ils s’en allèrent ensemble, et le « veilleur » les suivit d’un pas silencieux.

La puanteur de Slobtown assaillit Bergman au moment où ils franchirent la frontière invisible. Il n’existait pas une démarcation absolue qui séparait ce quartier sordide du secteur des cabanes de la classe moyenne, mais en quelque sorte il n’y avait aucune erreur possible quant à la transition.

Ils passèrent brutalement du pays de l’ordre et de la propreté aux régions de l’enfer.

Des ombres s’alourdissaient, des bruits confus emplissaient la nuit, des enseignes lumineuses au néon, à l’entrée de salons démodés, jetaient des lueurs tremblotantes dans l’obscurité. L’étrange couple rasa les murs des maisons, évita les ruelles sombres et les terrains vagues. De temps à autre, ils entendaient les pas de quelque rôdeur ou ivrogne suivant leur trace, et lorsque le bruit se rapprochait de trop près, la femme chassait l’importun d’une voix sifflante…

— Allez-vous-en ! Je suis la femme de Charlie Kickback, et je ramène un toubib pour mon Charlie !… Et bientôt le glissement furtif des pas s’éteignait dans la nuit.

Toutefois, personne ne s’aperçut de la présence du veilleur métallique qui les suivait.

Des flots de musique à vous écorcher les oreilles se déversaient par les portes battantes d’un salon qu’ils dépassèrent. À un pâté de maisons plus loin, Bergman vit devant un immeuble de rapport un tas de ferraille : tout ce qui restait d’un flic-robot. Il fit un signe de tête dans sa direction, et dans la pénombre il constata que la femme de Charlie Kickback hochait la tête.

— Chaque pantin qui entre ici prend ses risques, dit-elle avec philosophie, même ces machins de pacotille.

En poursuivant leur chemin, Bergman songea qu’il avait bien plus à craindre que la simple perte de sa licence. Il avait sur lui son portefeuille contenant près de trois cents lettres de crédit ; or des hommes s’étaient fait abattre pour moins que cela, il en était sûr.

Et pourtant, en quelque sorte la vanité de sa journée, l’horreur de cette nuit lui paraissaient bien plus graves. Il se souciait davantage de son avenir professionnel que du contenu de son portefeuille.

Finalement, ils s’arrêtèrent devant un immeuble brillamment éclairé avec, à l’extérieur, une enseigne publicitaire triangulaire de dix mètres de haut, qui montrait un dessin animé triangulaire de femmes aux mamelles monstrueuses exécutant un lent shimmy, la chair se trémoussant sous leurs voiles qui s’écartaient souvent.

Bergman indiqua d’un mouvement du menton le bloc publicitaire et demanda : « C’est là ? » Le visage de la femme se renfrogna et ses lèvres se plissèrent. Elle hocha la tête, marmonna quelque chose d’inintelligible et conduisit Bergman devant le guichet avec sa vitre à l’épreuve des balles et, derrière, le vendeur revêtu d’un uniforme métallique. La femme fit claquer ses doigts à l’intention du vendeur, et aussitôt une lourde porte en plastacier glissa pour leur livrer passage. Au moment où elle s’ouvrit, une musique aux sons métalliques, chargée de chocs sourds et de sons monotones, du temps immémorial du burlesque, leur parvint.

Ils dépassèrent l’issue de secours grande ouverte de la salle, et Bergman eut une furtive vision de chair blanche se trémoussant langoureusement, accompagnée d’un rythme sensuel de pieds nus frappant le plancher de la scène. On entendait des rires et des applaudissements au milieu du bruit tonitruant de la musique.

La femme lui fit traverser une salle, puis longer plusieurs portes dont la peinture d’un gris terne s’écaillait. Elle fit halte devant une porte marquée d’une étoile qui avait perdu de son éclat, et elle dit : « Il… il est là-dedans… », puis elle poussa la porte doucement.

Elle n’aurait pas eu besoin de prendre une telle précaution : Charlie Kickback ne réagirait plus jamais à aucun bruit.

Il était bel et bien mort.

Roulé sur lui-même, il était étendu sur le plancher, au-dessous de l’évier sale, une jambe repliée sous son corps, dans une position tellement contorsionnée qu’elle s’était brisée avant sa mort.

La vieille femme tomba à genoux, son visage enfoui dans sa camisole, et poussa des plaintes en rappelant le mort à la vie, dans une souffrance sans nom. Elle pleura à chaudes larmes pendant plusieurs minutes, tandis que Bergman observait la scène, le cœur rempli de sentiments les plus divers : pitié et douleur, désespoir et frustration.

Cela ne serait jamais arrivé si…

La femme leva les yeux et son visage s’assombrit.

— Nous n’avons même plus le droit de vivre, à cause d’eux ! À cause de vos… Elle éclata en sanglots et s’effondra sur le corps inerte de son amant. Bergman savait qu’elle avait raison. Les docmecs avaient tué cet homme aussi sûrement que s’ils avaient sectionné son artère pulmonaire.

À peine se fut-il tourné pour partir que, déjà, « le veilleur » se jeta sur lui.

Le flic-robot l’avait suivi prudemment à travers Slobtown, puis il avait immobilisé le vendeur de billets, passé un tentacule derrière le guichet pour garder la porte automatique ouverte, et enfin dépisté sa présence grâce à son radex interne.

Bergman resta cloué sur place lorsque le flic-robot l’agrippa brutalement de ses tentacules. « Au secours ! » fut-il seulement capable d’articuler dans un cri étouffé. La femme leva vivement son visage strié, penché sur le mort, aperçut le robot et devint folle de rage.

Sa main s’abaissa subitement pour saisir l’ourlet de sa jupe, qu’elle souleva d’un geste tout aussi preste, exposant ses cuisses, son slip, son postérieur.

Personne ne vit comment le flacon d’acide était soudain venu dans son poing : lorsqu’elle pressa le bouchon du vaporisateur, un fin nuage d’un acide dangereux se répandit sur la tête de Bergman et se dirigea vers le masque blindé du flic-robot. La plaque à facettes du robot, impressionnable, sensible à la lumière, se tourna brusquement, fixa la femme, et soudain un tentacule rapide comme l’éclair lui envoya des rayons en plein visage.

Le flic-robot se désintéressa momentanément de Bergman et lâcha sa prise pour concentrer son attention sur la femme : le flacon d’acide lui glissa des mains et elle tournoya sur elle-même, avant de tomber en arrière et de s’abattre comme une masse à côté du mort.

Tout tournait dans une ronde folle dans la tête de Bergman : les docmecs, la mort atroce de la victime de la batteuse, le Serment et la façon dont il avait failli le rompre ce soir-même, la mort de Charlie et maintenant ce flic-robot sous son aspect le plus vil. Tout s’accumula et se résuma en un total écrasant. Bergman se précipita sur le robot par derrière et tenta de le renverser.

Le flic-robot bascula sur ses pivots et essaya de l’agripper. Bergman évita un tentacule prêt à frapper et s’élança vers la salle. La musique ponctuée, syncopée, explosive le submergea aussitôt et il jeta des regards affolés autour de lui. Appuyé contre un mur, il aperçut une longue barre de métal à la poignée énorme, avec un manchon à vis sur le dessus, qui devait servir à diriger le système d’éclairage démodé des hauts plafonds.

Il s’en empara et se retourna contre le flic-robot qui roulait silencieusement à sa poursuite. Le dos au mur, il la brandit d’abord comme un bâton, puis plus bas, à l’angle d’attaque. Lorsque le flic-robot s’approcha, Bergman fit un brusque mouvement en avant, portant toute sa haine sur sa cible. Le gourdin s’abattit et s’écrasa avec un bruit sec, assourdi, sur le masque de métal du flic-robot. Cependant celui-ci continuait à avancer inexorablement.

Bergman s’acharna à le frapper de toutes ses forces.

Ses coups pleuvaient mais semblaient inefficaces, néanmoins il persistait à taper, encore et encore, tandis que ses hurlements couvraient la musique.

— Meurs ! ignoble tas de ferraille ! meurs ! meurs ! et laisse-nous tranquilles et mourir en paix, le moment venu…

Il continua à se débattre et à crier, avec la force du désespoir, même lorsque le flic-robot eut réussi à lui prendre le gourdin, à l’immobiliser, à le ceinturer sur son brancard.

Tout au long du chemin du retour, de Slobtown à la prison, où il devait être jugé pour exercice illégal de la médecine à domicile, pour complicité, pour attaque contre un flic-robot, il cria sa haine et son défi.

Même enfermé dans sa cellule, toute la nuit il s’entendit hurler en imagination. Jusqu’au matin, lorsqu’il apprit que Calkins l’avait fait suivre par le flic-robot, depuis une semaine : le soupçonnant sans preuve, avant même qu’il n’eût commis le moindre délit, espérant qu’un incident le condamnant se produirait. Maintenant c’était chose faite.

Stuart Bergman était arrivé à la fin de sa carrière.

À la fin de son existence.

Il comparut devant le tribunal à 10 h 40 A.M., ayant le choix entre le jury des hommes (faillibles) et le jury des robots (infaillibles).

Toujours aussi déraisonnable, il choisit le jury des hommes.

Une idée, un espoir avaient jailli dans les ténèbres de cette finalité. S’il devait succomber, il ne succomberait pas comme un lâche. Il en avait assez de courir après un fantoche. Voici que se présentait une dernière chance.

Il entendait en tirer le maximum.

La salle d’audience était silencieuse. Entièrement et profondément silencieuse, pour une raison bien simple : la galerie d’observation était insonorisée, et chaque membre du jury était au secret dans un compartiment cloisonné. Chacun des jurés portait un récepteur fixé sur une oreille, et un porte-parole communiquait à l’audience le déroulement du procès.

À mi-hauteur de la salle, à proximité du bureau du juge, la cabine de l’accusé collait au mur comme une larme. C’est là que Stuart Bergman resta enfermé tout au long du procès, écoutant les témoins : le flic-robot, Calkins (à propos de l’affaire de l’hôpital, le jour où Kohlbenschlagg était mort ; pour l’affaire du Foyer des médecins : les soupçons qu’il avait conçus ce jour-là, d’où la nécessité de faire surveiller le docteur par un flic-robot ; les attitudes et le comportement en général de Bergman, le rendant suspect de commettre un crime, précisément un crime du genre dont il était accusé), la vieille femme, qui avait été soumise au pentothale avant d’être produite comme témoin de l’accusation, et même Murray Thomas, qui admettait à contrecœur que Bergman était bien capable d’enfreindre la loi dans un cas comme celui qui était en cause.

Thomas avait les traits tirés et semblait brisé lorsqu’il quitta le banc des témoins, adressant à Bergman un regard où brûlait un sentiment de remords mêlé de pitié.

Le procès approchait de sa fin, et Bergman sentait la tension qui régnait dans la salle. Ce cas était le premier du genre à être jugé…, le premier flagrant délit d’infraction aux nouvelles lois hippocratiques, aussi les journalistes et les chroniqueurs étaient-ils venus nombreux ; car un précédent allait être créé…

Les ligues antimecs et les organisations humanitaires étaient également représentées. L’affaire à juger promettait d’être sensationnelle. Bergman savait qu’il pourrait tirer avantage de ces données.

Et il savait aussi que cet avantage aurait été nul s’il avait choisi un jurymec de robots pour délibérer sur son cas. Ce qu’il y avait de bon chez les hommes, c’est qu’ils ne jugeaient pas seulement avec leur raison. Ils étaient humains : ils jugeraient donc son cas du point de vue humain. Un robot ne verrait que l’aspect scientifique de la raison pure. Or Bergman avait désespérément besoin de ce facteur humain.

L’affaire avait pris des proportions bien plus grandes que prévues : elle ne concernait pas seulement ses propres problèmes d’adaptation ; le destin de toute la profession médicale était mis en cause, ainsi que celui d’innombrables vies humaines, victimes de la stupidité d’une foi aveugle et stérile dans le dieu-tout-puissant de la Machine.

« Deus ex machina, pensa Bergman amèrement. Je vais t’en faire voir, aujourd’hui ! »

Il attendit en silence, écoutant les témoignages, jusqu’à ce que, enfin, ce fût à son tour de prendre la parole.

Il raconta une histoire à l’auditoire, une histoire du haut de son box d’accusé. Pas un mot pour sa défense…, il n’en avait pas besoin. Mais l’histoire vécue, l’histoire véritable. Il était difficile de ne pas tomber dans le pathos ou le mélodrame. Il était même plus difficile encore de ne pas se livrer à des imprécations contre les machines.

À un moment, un détracteur troubla l’audience, mais les autres assistants lui firent rentrer son ricanement dans la gorge en lui lançant des regards outragés. Ensuite, ce fut le silence, et tout le monde écouta attentivement…

Les années d’études.

La mort de Kohlbenschlagg.

Le jour de la fameuse opération.

Calkins et sa carrière médicale.

L’apparition des envahisseurs-robots dans le domaine de la chirurgie.

La crainte du peuple, sa haine pour les machines.

La femme de Charlie Kickback, ses terreurs.

Lorsqu’il arriva finalement à l’histoire de l’amputé, celui qui avait été victime d’une batteuse, et à l’impassibilité avec laquelle le docmec avait continué à opérer pendant que son client mourait, tous les yeux se détournèrent de Bergman pour se fixer sur la cabine silencieuse où le jurymec désœuvré, était installé.

Nombreux furent ceux qui commençaient à se dire combien il était hasardeux de mettre leur vie entre les mains des robots. Bon nombre s’étonnaient de leur propre inconscience : comment avaient-ils pu faire confiance à des machines ? Bergman jouait au chat et à la souris avec eux, il le savait, et il en ressentait de légers scrupules – toutefois ce qui était en jeu importait davantage que la simple perte de sa licence. La vie et la survie de chacun étaient l’enjeu.

Tandis qu’il parlait, d’une voix calme et douce, un long silence s’établit. Même après la disparition du box du jury dans une trappe, menant au sous-sol où les délibérations devaient avoir lieu, le silence persista. Les gens restaient assis, perdus dans une profonde méditation, et les journalistes eux-mêmes prenaient tout leur temps pour se rendre aux cabines où ils donnaient le compte rendu des événements.

Lorsque le box du jury remonta à la surface, on annonça qu’il faudrait davantage de temps aux jurés pour délibérer.

Bergman fut gardé en détention préventive, dans une cellule, en attendant un supplément d’information. Quelque chose ne pouvait manquer de se produire.

Murray Thomas fut introduit dans la cellule, et il serra la main de Bergman plus longuement que n’exigeait la simple politesse du salut amical.

Son visage était grave lorsqu’il prononça :

— Vous avez gagné, Stu.

Bergman se sentit submergé par une énorme vague de soulagement, de paix intérieure. Il avait eu le pressentiment de cette issue : la situation exposée par lui était facile à vérifier, et en faisant abstraction d’une foi aveugle dans la machine-toute-puissante, la vérité devait immanquablement se faire jour… ; des incidents semblables avaient dû se produire auparavant, de nombreuses fois.

— Les journaux en sont pleins, Stu, poursuivit Thomas. C’est l’affaire la plus sensationnelle depuis l’ère de l’automation totale. Les gens sont inquiets, Stu, inquiets pour le bon motif. Il n’y a pas la moindre manifestation scandaleuse : les gens prennent simplement conscience de leur position et de leurs rapports à l’égard des robots.

» Il se prépare un vaste mouvement en faveur du retour au règne de l’homme. Je… je n’aime pas l’admettre, Stu… mais je crois que vous aviez raison sur toute la ligne. Je m’étais résigné trop facilement. Il fallait du cran, Stu. Beaucoup de cran ! J’ai bien peur qu’à votre place je n’eusse renvoyé cette femme, refusant de secourir son homme.

Bergman chassa les paroles de son ami d’un revers de la main. Puis il s’abîma dans une longue contemplation. Où serait sa propre place, après la brusque vague de reprise de conscience qui avait déferlé sur son univers ?

— Ils ont fait lever Calkins pour une enquête, reprit Thomas. Il paraît qu’il s’était abouché avec les fabricants des docmecs. C’est pourquoi ces derniers étaient mis en service si rapidement, avant d’avoir été suffisamment testés. Ils ont fait appel à l’homme de la Compagnie Andréi, qui a dû admettre sous serment qu’ils étaient incapables de construire un système dans le cerveau des robots qui en ferait, en dehors de leur fonction de chirurgien accompli, des gardes-malades aux manières douces et apaisantes…, un concept trop nébuleux, paraît-il.

» J’ai été réintégré comme chirurgien aux pleins pouvoirs, Stu. Ils sont en train de se creuser la tête pour trouver une récompense appropriée pour vous.

Stuart Bergman n’écoutait plus. Il se souvenait d’un homme se tordant dans les affres de la mort – qui n’aurait pas dû mourir – et d’une jeune fille aux yeux bleus – rendue à la vie – et d’un amputé – mort de terreur. Il pensait à tout cela et à tout ce qui s’était produit, et il savait au tréfonds de son être que désormais tout irait bien. Ce n’était pas seulement sa victoire…, c’était la victoire de l’homme sur la machine. L’homme qui s’était arrêté à temps sur la voie de la dépendance et de la décadence, et qui avait pris le contre-pied d’une politique dangereuse, à tendance désastreuse.

Les machines ne seraient pas écartées complètement.

Elles travailleraient sous la direction de l’homme. C’était là leur seule utilisation valable depuis toujours, car même les robots n’étaient que des outils, des instruments, tout comme n’importe quel autre outil ou instrument. Dorénavant, l’homme serait de nouveau le maître.

Bergman s’installa confortablement contre le mur de sa cellule et ferma les yeux. Il respira profondément et sourit en lui-même.

Une récompense ?

Il avait déjà sa récompense.