LES LAISSÉS-POUR-COMPTE

Bedzyk observa Riila, prise de folie, se cogner contre le hublot, jusqu’à ce que, de sa tête d’épingle, il ne restât qu’une petite tache de chair et de sang coagulés. Il poussa un soupir, aspira profondément l’air dans ses poumons en bombant son torse massif, et s’étonna de ce que lui entre tous les laissés-pour-compte ait été tacitement élu comme leur chef. Le vaisseau flottait dans l’espace, entre la Lune et la Terre, ignoré, indésirable, tel un radeau allant à la dérive dans la nuit des temps.

Ceux qui l’entouraient dans le salon regardèrent, comme lui-même, Riila qui se tuait ; et lorsque son corps tomba sur le tapis, ils se détournèrent, laissant Bedzyk décider qui devait s’occuper de sa dépouille. Il choisit John Smith – celui qui portait des plumes à la place de cheveux – et celui qui n’avait pas de nom et qui pépiait au lieu de parler.

Les deux compères soulevèrent le lourd cadavre avec sa minuscule tête pisciforme et l’emportèrent vers la bouche d’égout. Ils ouvrirent l’orifice, poussèrent le corps dedans, refermèrent l’orifice, actionnèrent la pression – et voilà Riila partie ! On la vit flotter un bref instant devant la fenêtre du salon avant de disparaître à jamais.

Bedzyk s’assit dans un fauteuil profond et fit entendre un sifflement en aspirant l’air dans sa poitrine puissante. Quelle corvée d’être le chef de tels gens !

Des gens ? Non, ce n’était sans doute pas le mot qui convenait pour… ces laissés-pour-compte. Voilà le mot juste qui dépeignait bien cette race bâtarde. Ils étaient des minus, les rebuts, les déchets, les détritus de leur espèce. Et cette Riila…, comme cela lui ressemblait d’être partie ainsi, par la bouche d’égout ! Ils partiraient tous un jour ou l’autre de cette manière. Il médita sur la conception du « jour », inexistante à bord du vaisseau. Néanmoins, à quelque moment dans le temps – la grande inconnue –, que ce fût le jour ou la nuit, chacun d’eux disparaîtrait ainsi, aspiré par le vide, empruntant la bouche d’égout.

Il fallait qu’il en fût ainsi. Ils étaient les laissés-pour-compte.

Et pourtant ne faisaient-ils pas partie des gens ? Non, ils n’avaient pas le droit de se compter parmi eux. Les gens n’avaient pas des crocs à la place des mains, ni un unique œil de cyclope, ni une carapace, ni une bosse à la poitrine ou au dos, ni des nageoires, ni aucune des autres anomalies dont étaient affligés ces passagers du vaisseau. Les gens, eux, étaient normaux. Ils avaient les bras et les jambes et les yeux à la bonne place. Ils étaient pareillement dotés par la nature, dans tout le système solaire ; ils partageaient équitablement les biens du système entre eux et les univers frontaliers du limbe solaire. Et tous étaient unanimement d’accord pour laisser ces sales bâtards mourir dans leur bagne spatial.

— Elle est partie.

Il avait fait la moue, baissé sa tête parfaitement normale sur sa poitrine énorme, et s’était mis à réfléchir. Sorti brusquement de sa rêverie, il leva les yeux vers celui qui venait de parler. C’était John Smith, au crâne orné de plumes au lieu de cheveux.

— J’ai dit : elle est partie.

Bedzyk hocha la tête sans répondre. Riila n’était jamais qu’une de plus à suivre la tradition. Ils avaient déjà perdu plus de deux cents des leurs sur le vaisseau. Il y en aurait davantage.

Étrange, comme ces… (il hésita de nouveau à employer le mot gens, se décida finalement pour le mot par lequel ils se désignaient eux-mêmes) créatures… ces créatures s’étaient cuirassées contre le malheur dont était victime l’une des leurs ! Peut-être jugeaient-ils les autres gens moins difformes qu’eux-mêmes ? Chacun à bord du vaisseau se différenciait de son prochain. Pas deux d’entre eux n’étaient atteints d’un mal identique. Même les fibres musculaires avaient subi un changement chez certaines de ces créatures, les privant de l’usage de leurs membres ; chez d’autres, les pores de la peau s’étaient obstrués, ayant pour résultat la chute de leurs cheveux. Chez d’autres encore, des liquides étranges s’étaient infiltrés dans les vaisseaux sanguins, faisant naître d’inquiétantes grosseurs à des endroits parfaitement lisses auparavant. Mais peut-être chacune d’elles croyait-elle être moins hideuse que les autres ? C’était concevable. Bedzyk estimait qu’avec son imposante poitrine il était loin d’être aussi laid à regarder que, disons, Samswope, avec ses deux têtes et sa crinière hirsute. « En fait, médita Bedzyk amèrement, beaucoup pourraient même penser qu’il était à son avantage avec cet énorme torse de forme triangulaire, tout couvert de poils noirs, lui donnant un semblant héroïque. Non ! si les autres étaient bien affreux à regarder, en revanche, lui, il ne l’était pas spécialement. » Oui, c’était concevable.

En tout cas, si l’un des leurs se suicidait, ils n’y prêtaient plus guère attention. Ils détournaient la tête, tout simplement ; de toute manière, pour la plupart d’entre eux, mieux valait être mort.

Il se secoua pour reprendre ses esprits.

Il était sur le point de devenir comme eux ! Il fallait cesser d’avoir de telles pensées. Ce n’était pas bien. Personne n’avait le droit de se supprimer soi-même. Il prit la décision qu’il empêcherait la prochaine tentative de suicide ; il leur adresserait à tous un avertissement sévère, et il leur dirait qu’ils arriveraient bientôt en vue d’une terre pour atterrir et qu’il fallait reprendre courage.

Pourtant il savait déjà qu’il se contenterait de rester assis et d’être témoin, la prochaine fois tout comme cette fois-ci. Car il avait pris la même résolution avant le suicide de Riila.

Samswope entra dans le salon – il avait passé toute « la journée » sur KP, aussi ses deux têtes étaient-elles couvertes de sueur –, et il se fraya un passage à travers les petits groupes des laissés-pour-compte, en grande conversation, pour prendre place à côté de Bedzyk.

— Hem ! fit-il en guise de salut, pour annoncer son arrivée.

— Hé ! Sam, comment était-ce ?

— Couci-couça, railla-t-il, imitant Scalomina (l’ex-plombier borgne, d’origine sicilienne), esquissant un geste de la main à la manière de Scalomina.

— Je vivrai. Hélas ! ajouta-t-il avec une pointe d’humour.

La morbidité était un malaise bien ancré à bord du vaisseau.

— Riila s’est tuée il y a peu de temps, dit Bedzyk à la légère. Il n’y avait pas d’autre moyen d’annoncer la nouvelle.

— Je m’en doutais, répliqua Samswope. Je les ai vus passer près de la coquerie, en direction de la bouche d’égout. C’est la sixième victime, rien qu’au cours de cette semaine. Allez-vous faire quelque chose, Bed ?

Bedzyk se dressa brusquement dans son fauteuil. Il fixa son regard sur l’endroit qui se trouvait au milieu des deux têtes de Samswope. Ses paroles se firent amères, exprimant l’impuissance et la colère d’être celui auquel incombait une aussi lourde charge.

— Que voulez-vous dire par votre question « ce que moi je vais faire » ? Pour l’amour du Christ ! je suis prisonnier ici, moi aussi, tout comme vous. Lorsqu’il y a eu la rafle monstre, on m’a enlevé à ma femme et à mes trois enfants, de même qu’on vous a arraché à votre milieu. Que diable voulez-vous que je fasse ? Les prier de ne pas se fracasser la tête contre le hublot, parce que ça gâcherait notre jolie vue de l’espace ? Merde !

— Ne pestez pas contre moi ! Bed, vous savez que je n’aime pas ça.

Bedzyk eut un geste d’impatience.

— Ouais, ouais, je sais. Vous étiez un bon méthodiste ; vous fréquentiez l’église, tous les dimanches ; et dès le lundi vous détroussiez les gens de plus belle… Je ne me plais pas davantage ici que vous.

Samswope se passa les mains sur ses deux faces, simultanément, d’un geste plein de lassitude. Les yeux bleus de sa tête gauche se fermèrent, tandis que les yeux marron de sa tête droite clignaient rapidement. Sa tête gauche, qui avait parlé jusqu’à présent, se pencha sur sa poitrine. Sa tête droite, presque idiote, marmotta quelque chose d’incohérent. Brusquement sa tête gauche se releva et une expression de dégoût mêlé de haine ombragea ses yeux. « Ferme-la ! espèce de… de crétin ! » grogna-t-il en se frappant la tête droite d’un coup de poing.

Bedzyk l’observa sans pitié. La première fois qu’il avait vu Samswope se punir lui-même – se flageller, ne serait-ce pas un terme plus approprié ? –, il l’avait plaint. Mais c’était devenu chez cet homme une manie, cette façon de passer sa colère poussée à son paroxysme sur sa pauvre tête. Il y avait des moments où Bedzyk pensait que Samswope était mieux loti que la plupart d’entre eux. Au moins, lui, avait-il une soupape de sûreté, un objet sur lequel défouler sa haine.

— Tout doux, Sam ! Rien ni personne ne viendra nous aider, pas le moindre sale f…

Samswope lança un rapide regard embrassant les gros bras et l’énorme poitrine de l’homme, et il murmura d’un ton désabusé :

— Oh, je n’en sais rien, Bedzyk, je n’en sais rien. Il se prit la tête gauche entre ses mains, tandis que la droite jetait des coups d’œil imbéciles à Bedzyk. Celui-ci frissonna et détourna les yeux.

— Si seulement nous avions pu débarquer sur Vénus, articula Samswope derrière ses mains ! Si seulement ils nous avaient laissé l’aborder !

— Vous devriez savoir, depuis le temps, Sam, lui rappela Bedzyk d’une voix amère, qu’il n’y a de place pour nous nulle part dans le Système. Nulle place sur la Terre, et nulle place ailleurs… Ils ont fait les répartitions, ils ont donné des consignes, ils ont décrété des affectations. Tant sur Io, tant sur Callisto, tant sur Luna et Vénus et Mars, et tant partout ailleurs où on désire s’établir. Pas de place pour les laissés-pour-compte ! Pas de place nulle part dans l’espace !

De l’autre côté du salon, trois hommes-poissons, la tête enfermée dans un casque transparent de scaphandrier, s’étaient pris de querelle. Deux d’entre eux tentaient d’immobiliser le troisième pour ouvrir le robinet de décompression de son casque. En voilà autre chose ! Le troisième se débattait ; il ne voulait pas mourir asphyxié. Ceci n’était pas une tentative de suicide, mais un meurtre. Il était urgent d’intervenir.

Bedzyk sauta sur ses pieds et se jeta sur les deux agresseurs. Il en attrapa un par le biceps et le fit tourner sur lui-même. Son poing allait s’abattre quand il comprit qu’un seul coup violent fracasserait la sphère remplie d’eau entourant la face de poisson et tuerait le mutant. Changeant de tactique, il l’entoura de ses bras et le poussa fermement, par-derrière, vers la porte du compartiment. L’homme-poisson se laissa guider en trébuchant, bredouillant des imprécations dans son eau vitale, agitée de bulles, en lançant des regards furieux à ses compagnons. Le second homme-poisson quitta le salon spontanément et suivit le premier.

Bedzyk aida le dernier à s’approcher d’un appareil de relaxation, puis l’observa impassiblement qui approvisionnait d’air frais sous pression l’eau qui circulait dans sa sphère. L’homme-poisson formula un remerciement muet, et Bedzyk l’accepta avec détachement, avant de retourner vers son siège.

Samswope était en train de masser sa tête abrutie.

— Ces trois-là ne prendront jamais de la graine, fit-il. Bedzyk se laissa tomber sur son fauteuil.

— Vous ne seriez pas content, vous non plus, de vivre à l’intérieur d’un bocal pour poissons rouges, Swope.

Samswope cessa de masser la peau jaune et ridée de sa tête idiote. Il semblait sur le point de riposter, mais un couac ! dissonant et aigu venant de l’intercom l’arrêta.

— Bedzyk ! Bedzyk ! Êtes-vous en bas ? C’était la voix de Harmony Teat qui parvenait de la cabine de transmission. Pourquoi faisait-on toujours appel à lui ? Pourquoi s’ingéniaient-ils à faire de lui leur arbitre ?

— Ouais, je suis ici, dans le salon. Que se passe-t-il ?

Le haut-parleur grésilla de nouveau et la voix douce de Harmony Teat arriva du plafond.

— Je viens d’enregistrer l’approche d’un vaisseau se dirigeant sur nous, à environ trois-trente. J’ai vérifié sur l’éphéméride et le tableau des itinéraires : il ne devrait pas y en avoir. Que dois-je faire ? Croyez-vous qu’il s’agisse d’un patrouilleur de la Terre ?

Bedzyk se mit lourdement debout. Il poussa un soupir.

— Non, je ne crois pas qu’il s’agit d’un patrouilleur. Ils nous ont jetés dehors, d’accord, mais je doute fort qu’ils pussent avoir l’idée, ou plutôt l’aplomb de nous faire payer une taxe de séjour pour l’espace. Je ne sais pas ce qu’il en est, Harmony. Soyez attentive et enregistrez le moindre signal venant de l’engin non identifié. Je viens immédiatement vous rejoindre.

Il sortit d’un pas rapide du salon et grimpa la rampe d’accès entrecroisée jusqu’à la cabine de transmission. Ce n’est que lorsqu’il eut franchi le niveau hydroponique qu’il se rendit compte que Samswope le suivait.

— Je… euh… pensais que je pourrais venir avec vous, Bed, fit Samswope en guise d’excuse, tordant ses petites mains rouges. Je n’avais pas envie de rester en bas avec ces… ces… avortons. Sa tête idiote pendait sur le côté, dormant par à-coups.

Bedzyk ne répondit pas. Il tourna les talons et se hâta vers le pont, sans regarder en arrière.

Il n’y avait rien d’anormal. Le vaisseau donna son signalement lui-même, dès son approche. Il s’agissait d’un transporteur d’Attaché du Système Central, à Butte, Montana, Terre. Le subrécargue était un Attaché à la Spéculation, nommé Curran. Au moment où le transporteur longea le vaisseau des laissés-pour-compte et manœuvra pour faciliter l’abordage, Harmony Teat (sa longue chevelure d’un gris verdâtre descendant sa colonne vertébrale) dirigea le champ d’attraction sur le côté d’approche de la coque. Dès que le messager terrestre heurta leur vaisseau, la combinaison d’enclenchement se fit automatiquement.

Curran monta seul à bord du vaisseau.

C’était un jeune homme mince, incroyablement bronzé, à la coupe de cheveux si courte que le sommet de son crâne paraissait presque chauve. Ses yeux étaient vifs et ses manières celles d’un dignitaire des Affaires Étrangères plein d’entrain et d’amabilité.

Bedzyk ne se soucia pas des civilités.

— Que voulez-vous ?

— À qui ai-je l’honneur de m’adresser, monsieur, si je puis me permettre… ? Curran était un modèle parfait de diplomatie.

— Bedzyk est le nom qu’on me donnait sur la Terre. Son ton était froid, dédaigneux, du genre je-suis-peut-être-laid-mais-il-me-reste-une-once-de-fierté.

— Mon nom est Curran, M. Bedzyk. Alan Curran du Système Central. J’ai été nommé pour vous contacter et vous parler de…

Bedzyk s’installa contre la cloison face à la fermeture automatique, ne prenant même pas la peine d’inviter l’Attaché à entrer au salon.

— Vous voulez que nous débarrassions votre ciel de notre présence, c’est bien ça ? Bande de pouilleux, ramassis de goujats… Il tremblait d’indignation. Sa fureur était tellement grande qu’il fut incapable d’achever sa phrase. Vous avez fait partir trop de bombes en bas, et en fin de compte, chez certains parmi nous, le sang a subi une transformation : voilà pourquoi nous sommes devenus des monstres. Or, que faites-vous… ? Vous vous contentez de parler d’une mystérieuse maladie, vous nous embarquez, que nous soyons consentants ou non, et vous nous envoyez dans l’espace.

— Monsieur Bedzyk, je…

— Vous, quoi ? Vous envoyez au diable, quoi, Monsieur du Système Central ? Avec votre corps droit et soigné, avec votre jolie maison sur la Terre, avec vos répartitions des gens et des biens pour maintenir l’équilibre culturel – rien que ça ! – vous… quoi ? Vous voulez nous prier de partir d’ici ? D’accord, nous partirons. Sa voix était perçante, sa face cramoisie d’émotion, ses grandes mains serrées contre son corps, de peur qu’il n’eût envie de frapper l’émissaire.

» Nous quitterons votre ciel. Nous avons parcouru tant de chemin, jusqu’au limbe solaire, monsieur Curran, or il n’y a de place pour nous nulle part dans l’espace. On ne nous permet même pas de débarquer sur les univers frontaliers où nous pourrions payer notre établissement. Oh, non ! risque de contamination ! se disent-ils. D’accord ! ne nous bousculez pas ! Curran, nous partirons.

Il s’apprêta à s’esquiver, prenant le passage de descente, lorsque soudain la voix forte de Curran l’arrêta.

— Bedzyk ! L’homme à l’imposant torse de forme triangulaire se retourna. Curran était en train d’ouvrir la fermeture éclair qui fermait sa vareuse. D’un geste brusque il écarta le vêtement et découvrit sa poitrine.

Celle-ci était couverte de plaies lépreuses d’un marron verdâtre. Son visage avait une expression de désolation extrême. Il était un homme condamné, désireux de savoir comment il avait contracté cette maladie, comment il pourrait s’en guérir. Sur le vaisseau, on appelait le mal caractéristique de Curran : « les galopantes ».

Bedzyk revint lentement sur ses pas, sans quitter des yeux le visage de Curran.

— Vous ont-ils envoyé uniquement pour nous parler ? demanda-t-il, étonné.

Curran referma sa vareuse et hocha la tête. Il posa une main sur sa poitrine, comme pour s’assurer que les plaies ne suppuraient pas. Une terreur indescriptible noyait ses yeux pleins de jeunesse.

— Les choses ne font qu’empirer en bas, Bedzyk, dit-il, comme poussé par un impérieux besoin de faire vite. Chaque jour, il y a davantage d’hommes atteints. Je n’ai jamais rien vu de semblable…

Il hésita en frissonnant.

Se passant une main sur le visage, il vacilla légèrement, comme si le souvenir de son passé récent le gardait prisonnier au point de le faire défaillir.

— Je… je voudrais m’asseoir.

Bedzyk le prit par le coude et le guida pour les quelques pas jusqu’au salon. Au même moment, Dresden, la jeune fille aux mains ankylosées – elle portait d’énormes gants rembourrés de coton –, sortit du couloir qui reliait le salon, et Bedzyk fut amené à songer à la centaine d’anomalies inquiétantes que Curran aurait à confronter : dans son état actuel, un tel spectacle risquait d’être démoralisant. Il fit demi-tour et conduisit Curran vers la cabine de transmission, où Samswope était en train de forniquer avec Harmony Teat.

Les deux hommes surprirent le couple qui se sépara aussitôt, comme poussé par un courant électrique négatif.

Offrant le spectacle de leur nudité, l’un et l’autre restèrent penauds. Bedzyk les chassa d’un signe de la main. Ils ramassèrent en hâte les vêtements qu’ils avaient entassés sur la caisse d’enregistrement, et se précipitèrent en bas de la rampe d’accès. Bedzyk poussa un soupir profond et indiqua le siège de commande à son compagnon.

— Prenez place !

Curran avait l’air d’un collégien bouleversé. Il se laissa tomber sur le siège, se touchant de nouveau la poitrine comme s’il se refusait à l’évidence.

— Cela fait plus de deux mois que j’ai contracté ce mal… Les autres n’en savent rien encore ; j’ai fait ce qu’il fallait pour qu’ils ne s’aperçoivent de rien…

Il fut soudain pris de frissons violents.

Bedzyk se jucha sur le rebord de la caisse d’enregistrement, croisa ses jambes, serra ses bras sur son énorme poitrine, puis dévisagea Curran.

— Que veulent-ils, ceux d’en bas ? Qu’attendent-ils de leurs bien-aimés laissés-pour-compte ? Il savoura la dernière expression avec un goût d’amertume dans la bouche.

— C’est… c’est tellement moche que vous ne voudrez pas le croire, Bedzyk. Curran se passa nerveusement la main dans les cheveux. Nous avions cru avoir enrayé la maladie. Il y avait toutes les raisons de croire que le produit pharmaceutique qu’on atomisait dans l’atmosphère y mettrait fin. Ils ont ainsi arrosé la planète entière ; or, le produit contenait un élément inconnu : du coup, quelque chose dont ils ne se doutaient qu’à moitié changea le processus de la fameuse maladie.

» C’est alors que tout commença à aller mal. Ce qui n’avait été qu’accidentel – juste quelques rares cas ayant des symptômes identiques aux vôtres : mauvaise circulation, d’où affaiblissement et susceptibilité –, devenait la règle. Les gens changeaient à vue d’œil. Je… je…

Il se troubla, frémissant de nouveau au souvenir du passé récent.

— Ma… ma fiancée, reprit-il en regardant ses mains, eh bien… j’étais en train de déjeuner avec elle au Rockefeller Plazas Skytop… Nous devions reprendre notre travail à Butte, vingt minutes plus tard, juste le temps d’attraper un bus, et soudain… tandis que nous étions assis là à attendre, elle… elle… changea. Ses yeux… ils… ils… je ne peux l’expliquer, vous ne pouvez pas comprendre… l’effet que cela a produit sur moi de les voir se mouiller de larmes et inonder ses joues… sans raison. C’était… Son visage prit un air tendu comme s’il s’efforçait de ne pas succomber lui-même à la folie.

Bedzyk tenta d’étouffer dans l’œuf la crise d’hystérie de Curran.

— Nous avons sept cas semblables à bord, actuellement. Je sais de quoi vous voulez parler. Et ceux-là ne sont pas les pires. Poursuivez ! Vous disiez ?

Cette façon prosaïque de prendre l’horreur pour une chose acquise jugula brusquement l’accès de démence de Curran.

— Les choses allaient si mal que chacun restait chez soi, que personne ne songeait à affronter l’horrible situation. Puis, un jour, un médecin charlatan de Cincinnati, ou de quelque patelin du même genre, fit savoir qu’il avait trouvé une réponse. Un sérum, fabriqué avec une sécrétion du plasma sanguin des… des…

— Des laissés-pour-compte ? fit Bedzyk en terminant la phrase.

Curran acquiesça sobrement.

Le rire âpre et éraillé de Bedzyk fouetta le calme précaire de Curran. Il lança un regard furieux à l’homme assis sur la caisse. Son visage se crispa dans une torsion haineuse.

— Pourquoi riez-vous ? Il nous faut votre aide ! Nous avons besoin de vous tous comme donneurs de sang.

L’éclat de rire de Bedzyk s’arrêta net.

— Pourquoi ne pas vous servir de ceux d’en bas, ceux qui ont changé ? demanda-t-il en pointant son pouce sur la fenêtre d’observation où la Terre apparaissait à l’instar d’un ballon gonflé multicolore. Qu’est-ce qui ne va pas avec eux… et malicieusement il ajouta : … avec vous ?

Curran tressaillit, se rendant compte combien il était logique de l’assimiler à la communauté des condamnés.

— Nous ne sommes pas bons pour la transfusion. Notre changement est dû à cette nouvelle maladie de la mutation. La sécrétion dans notre sang est différente de celle dont vous êtes l’objet. Vous, vous étiez frappés par la maladie originale, le virus, ou quel que soit le nom qu’on lui donne. La nôtre est plus compliquée. Or les recherches dans ce domaine ont démontré que les seuls qui possèdent ce dont nous avons besoin sont vous, les laiss… il corrigea rapidement… vous, qui avez été éliminés avant que la maladie ne s’altérât.

Bedzyk fit entendre un reniflement de dédain. Un sourire contraint et pincé, empreint de surprise, fronça ses lèvres.

— Vous, les Terriens, vous êtes des gens bizarres ! Il secoua sa tête, ayant l’air de s’amuser franchement.

Il se laissa glisser en bas de la caisse et se tourna vers la fenêtre d’observation, puis, ne s’adressant à personne en particulier, et comme pour lui-même, il prononça :

— Ces Terriens sont incroyables ! Peut-on imaginer une chose pareille ! Peut-on avoir idée… Ses propos étaient teintés d’incrédulité, d’étonnement. D’abord ils nous poussent dans cette prison d’acier et nous expédient dans l’espace pour mourir solitaires, reniant notre existence et nous coupant du monde entier. Puis, lorsqu’ils sont eux-mêmes dans la mélasse jusqu’au cou, ils nous courent après, ils veulent qu’on les aide. Nous, « les créatures répugnantes » – aider les Terriens, si beaux et si parfaits à tous points de vue… vous rendez-vous compte ! Il se tourna brusquement vers Curran. Sortez d’ici ! Quittez ce vaisseau ! Nous refusons de vous aider. Vous avez vos quotes-parts et vos attributions pour chaque monde…

— Oui, c’est de ça qu’il s’agit, l’interrompit Curran. Si la population descend encore plus bas dans la dégradation et dans le malheur – il y a eu des suicides, des émeutes… c’est terrible ! – alors l’équilibre sera détruit, la balance penchera du mauvais côté, et tout notre système de culture sera anéanti, et…

Bedzyk lui coupa la parole pour terminer ce qu’il avait voulu dire :

— … oui, je disais donc que vous aviez vos sales petites quotes-parts, mais pour nous il n’y avait pas de place chez vous. Eh bien, à notre tour, nous n’avons pas de place pour vous ! Nous ne voulons pas vous aider !

Curran sauta sur ses pieds.

— Vous ne pouvez pas me renvoyer ainsi ! Vous n’êtes pas le porte-parole de tout le monde, ici à bord. Vous n’avez pas le droit de traiter un émissaire terrien de cette manière… Bedzyk l’empoigna par sa vareuse et le jeta contre la porte de la cabine avant que l’Attaché eût le temps de réaliser ce qui lui arrivait : il heurta violemment la porte et rebondit. Au moment où il trébucha et tomba contre Bedzyk, celui-ci, bombant son torse imposant, saisit la serviette placée à côté du siège de commande et en frappa de toutes ses forces l’estomac de Curran.

— En voici pour votre offre et vos ignobles prétentions ! Allez, ouste ! Videz les lieux ! Nous ne voulons pas avoir la moindre part dans vos…

La porte s’ouvrit d’une brusque poussée, livrant passage aux laissés-pour-compte.

Leur nombre remplissait tout le couloir, du salon jusqu’à la coquerie, y compris les passages latéraux. Ils se poussaient et se bousculaient pour jeter un coup d’œil à l’intérieur ; Samswope, Harmony Teat et Dresden étaient aux premières loges pour voir ce qui se passait. Sortant soudain, nul ne sut d’où, un petit pistolet, Samswope le brandit d’un air menaçant. Bedzyk se sentit flatté de l’aide spontanée que tous les siens lui apportaient.

— Vous n’avez pas besoin de ça, Sam. M. Curran était sur le point de part…

Tout à coup, il comprit. La gueule du pistolet n’était pas braquée sur Curran, mais sur lui-même.

Il resta cloué sur place, une main agrippant toujours la manche de Curran qui serrait la serviette contre son ventre.

— Dresden a tout entendu, monsieur Curran, dit Samswope sur un ton pathétiquement engageant. Lui seul veut crever sur cette galère, ajouta-t-il en désignant Bedzyk de sa main libre, tandis que sa tête idiote acquiesçait. Quelle est votre offre ? Serons-nous autorisés à rentrer chez nous, monsieur Curran… ? Il y avait une plainte si geignarde et si implorante dans sa voix que Bedzyk en fut consterné.

Il essaya d’y couper court.

— Êtes-vous devenu fou, Swope ? Stupide ! voilà ce que vous êtes ! Stupide de nourrir l’espoir chimérique de sortir jamais de ce vaisseau ! Ne voyez-vous donc pas qu’ils veulent simplement se servir de nous ? Ne pouvez-vous le comprendre ?

Samswope devint livide.

— Taisez-vous ! hurla-t-il. Fermez-la et laissez Curran parler ! Nous ne voulons pas crever sur ce vaisseau de malheur. Il est possible que ça vous plaise à vous, espèce de dieu de pacotille, mais nous tous haïssons cet endroit ! Bouclez-la et laissez-le s’expliquer !

Curran s’empressa de prendre la parole.

— Si vous nous autorisez à envoyer à bord un détachement médical et si vous êtes disposés à être donneurs de sang, j’ai la promesse du Système Central que vous tous serez, à votre tour, autorisés à débarquer sur la Terre, et qu’on vous réservera une place où vous pourrez mener de nouveau une vie normale…

— Hé ! que vous arrive-t-il ? intervint Bedzyk une nouvelle fois, essayant vainement de couvrir le brouhaha de voix qui s’éleva dans le couloir. Ne voyez-vous donc pas qu’il ment ? Ils veulent se servir de nous, et ensuite nous abandonner de nouveau !

— Si vous ne vous taisez pas, je vous tuerai, Bedzyk, grogna Samswope d’un ton menaçant.

Bedzyk perdit de son assurance et se tut, observant, impuissant, la scène qui se jouait devant lui. Tous étaient sur le point de fléchir. Ils allaient laisser ce faux jeton, ce Terrien corrompu leur jeter de la poudre aux yeux, avec de vains espoirs.

— Nous avons revu notre plan de recensement en votre faveur, si bien qu’il y aura place pour chacun de vous, peut-être dans les nouvelles vallées verdoyantes d’Amérique du Sud, ou dans le veldt d’Afrique du Sud. Ce serait merveilleux pour vous ! En attendant, nous avons besoin de votre sang ; il nous faut votre aide.

— Ne le croyez pas ! Ne lui faites pas confiance ! Vous ne devez pas vous fier à la parole d’un Terrien ! hurla Bedzyk, avançant en trébuchant pour arracher le pistolet du poing de Samswope.

Samswope tira à bout portant. Le coup partit avec un claquement sec de la gueule du petit pistolet et déchira l’air. Puis il y eut une odeur de chair brûlée. Les yeux de Bedzyk s’agrandirent. Il poussa un gémissement de douleur et s’abattit en chancelant contre Curran. Celui-ci fit un pas de côté et Bedzyk s’effondra sur le plancher, dans un râle d’agonie. Une blessure monstrueuse marquait au fer rouge sa poitrine monstrueuse. Poitrine monstrueuse, mort monstrueuse… Il était couché là, les yeux grands ouverts, à peine capable de formuler de ses lèvres rougies par le sang ses dernières paroles :

— Ne vous… vous ne pouvez faire conf… confiance à un Terrien… La phrase semblait se figer dans l’air, pétrifiée à jamais.

Le visage de Curran avait pâli au point de ne former plus qu’une tache claire par contraste à sa vareuse bleu nuit.

— V… v… v… articula-t-il.

Samswope pénétra dans la cabine de transmission et prit Curran par sa manche, à l’endroit même où Bedzyk l’avait tenu, quelques instants plus tôt.

— Vous nous promettez que nous pourrons débarquer et nous établir quelque part sur la Terre ? fit-il d’un ton interrogateur.

Curran hocha la tête d’un air abruti. Auraient-ils demandé leur part de la Terre sur-le-champ, il aurait pareillement fait oui de la tête. Samswope tenait toujours le pistolet serré dans son poing.

— Parfait, alors… faites monter votre détachement médical à bord et prenez notre sang ! Nous voulons rentrer chez nous, monsieur Curran. Nous désirons rentrer à la maison, plus que tout au monde !

Ils le conduisirent en chœur vers la sortie. Par-dessus son épaule, Curran aperçut trois des hommes qui soulevaient le corps foudroyé de Bedzyk et le transportaient à travers la foule. Il suivit le corps des yeux jusqu’à ce qu’il disparût au tournant d’un couloir transversal.

— Direction bouche d’égout ! dit Samswope à ses côtés. Voilà notre sortie à nous, monsieur Curran. Sa voix était dure et autoritaire. Nous n’aimons pas partir ainsi, monsieur Curran. Nous désirons prendre le chemin de la maison. Vous y veillerez, n’est-ce pas, monsieur Curran ?

Curran hocha de nouveau la tête, d’un air absent, et il pénétra dans le sas reliant les deux vaisseaux.

Dix heures plus tard, le détachement médical monta à bord. Les laissés-pour-compte se montrèrent d’une grande docilité et firent preuve d’une coopération scrupuleuse.

Il fallut près de onze mois pour vacciner toute la population de la Terre et le reste des habitants du Système – mesure strictement préventive –, et pendant ce temps plus aucun des laissés-pour-compte ne mit fin à ses jours. Pourquoi l’auraient-ils fait d’ailleurs ? Ils allaient rentrer chez eux. Bientôt des engins de sauvetage viendraient pour manœuvrer et placer leur gros vaisseau en orbite, permettant ainsi leur descente sur la Terre. À présent, il y aurait place pour eux sur la Terre, en dépit de leur état monstrueux. Ils étaient en pleine exaltation, et les rires, au cours des « soirées », emplissaient étrangement les couloirs jusque-là lugubres. Il y eut même un mariage entre Arkay (qui était aveugle et nanti d’une queue touffue) et une jolie petite jeunette que les autres appelaient Danaé, car elle ne pouvait pas parler : en l’absence de bouche, c’était en effet impossible. Pour la cérémonie, qui eut lieu dans le salon, Samswope fit fonction de ministre du culte, car les laissés-pour-compte avaient fait de lui leur chef, de la même façon tacite qu’ils avaient élu, avant lui, Bedzyk. La bonne humeur était de rigueur. Ils savaient que, dès qu’ils auraient réussi à enrayer la maladie, ils rentreraient chez eux.

Puis enfin, un « après-midi », le fameux vaisseau de sauvetage arriva.

Non un de ces petits transporteurs qu’ils avaient imaginé, mais un énorme vaisseau, presque aussi gros que le leur. Samswope se hâta de manœuvrer la combinaison d’enclenchement, au moment où les lumières rouges s’allumèrent sur le côté d’approche de la coque. Il jumela les deux appareils solidement, puis il se fraya un chemin parmi la foule, pour être le premier à saluer les hommes qui allaient les délivrer de leur martyr.

Lorsque le sas s’ouvrit avec un soupir, et qu’ils aperçurent les dix premiers arrivants, ils surent la vérité.

La première créature avait une tête plate comme une assiette, un visage sans yeux, une bouche sur sa nuque. La seconde avait plusieurs centaines de milliers de tentacules visqueuses à la place des bras, et elle se dandinait sur des moignons qui ne deviendraient plus jamais des jambes. La troisième, portée par un couple de géants à la face inexpressive, se trouvait dans une jatte. La jatte contenait une gelée jaune, et nageant dans la gelée jaune il y avait une femme.

Alors ils comprirent. Ils ne rentreraient pas chez eux. Au fur et à mesure que les malheureux entraient, augmentant de plus en plus le nombre des laissés-pour-compte, ils surent que ceux-ci étaient les derniers en date des mutants de la Terre. Les derniers qui avaient été frappés par la maladie – ceux qui avaient changé avant que le sérum eût pu les sauver. Ils étaient donc les tout derniers, et à présent la Terre était purifiée définitivement.

Samswope les observa qui se traînaient vers eux, certains rampant sur leur tronc sans membres, d’autres portés dans des paniers, d’autres encore avec un bras leur poussant sur la poitrine, ou bien tout le corps couvert de poils bleus moussus. Il les observa et il comprit que l’homme qu’il avait tué avait eu raison.

Et lorsque le vaisseau fantôme fut abandonné par « ses sauveurs » qui engagèrent leur descente sur la Terre – leur faisant connaître leur volonté par l’avertissement muet : Ne nous suivez pas, n’essayez pas de débarquer, il n’y aura pas de place pour vous, en bas ! – Samswope crut entendre résonner la voix implorante de Bedzyk, lui emplissant la tête de son accent hystérique :

— Ne le croyez pas ! Il n’y a pas de place pour nous nulle part ! Ne vous fiez pas à sa parole ! Vous ne devez pas faire confiance à un Terrien !

Samswope se mit lentement en route vers la coquerie, sachant qu’il lui faudrait quelqu’un pour fermer la porte de la bouche d’égout derrière lui. Mais qu’importait celui qui se chargerait de cette corvée ! Désormais il y aurait plus qu’assez de laissés-pour-compte à bord du vaisseau.