PLUS IMPÉNÉTRABLES
QUE LES TÉNÈBRES

Une chanson populaire du futur

Ils venaient voir Alf Gunnderson dans sa prison de Pawnee County.

Il était assis, étreignant ses genoux osseux, le dos appuyé contre le mur en plastacier de sa cellule. Sur le plancher en plastacier était couchée une mandoline ancienne qu’il avait empruntée au substitut. Il avait passé toute cette chaude journée d’été à pincer, avec quelque talent, les trois cordes de l’instrument. Son poids creusait la couchette, dépourvue de matelas, sous ses fesses maigres. Il avait une taille impressionnante, même dans cette position accroupie.

Son air las ne venait pas d’une simple fatigue physique. Sa lassitude était intérieure… ; il ressemblait à un homme farouche, lointain. Ses cheveux d’un châtain grisonnant tombaient, plats et ternes, en tignasse négligée sur son front bas. Ses yeux, tels des pois sortis de leurs cosses, semblaient piqués sur sa face d’une pâleur extrême. Il était difficile de dire s’il voyait vraiment avec ces yeux-là.

Leur expression vide ne faisait qu’accentuer l’impression de son insignifiance totale. Il n’y avait pas un iota de personnalité, de caractère dans ses traits, dans le maintien de son corps.

Pire encore : c’était un homme nul. Il avait l’air de quelqu’un qui avait renoncé à se poser des questions depuis longtemps. Ses yeux maintenaient leur regard fixe, même au moment où, en face de lui, la porte, revêtue de plastacier, s’ouvrit brusquement pour livrer passage à deux visiteurs civils.

Les deux hommes entrèrent d’un pas similaire, affublés du même modeste costume gris en fil indémaillable ; ils avaient le même visage anonyme qu’on oubliait aussitôt qu’ils étaient hors de vue. Le guichetier – fonctionnaire ronchonnant au classement de moins 8 – suivit les hommes d’un regard plein de curiosité dans sa face barbue.

L’un des hommes vêtus de gris se retourna et planta son regard dans les yeux du guichetier rivés sur eux. Sa voix était calme et monotone.

— Fermez la porte et retournez à votre bureau !

Les paroles tombaient, froides et bien articulées, dans le silence. Elles ne souffraient pas la moindre résistance. Une chose était manifeste : ces hommes étaient des Extra-lucides. Le rugissement d’un vaisseau cosmique de fin d’après-midi rompit le silence momentané, puis le guichetier claqua la porte, s’assurant avec les paumes de ses mains qu’elle était hermétiquement fermée. Puis il rebroussa chemin et quitta le secteur des cellules, les mains profondément enfouies dans les poches de son uniforme. Sa tête était penchée comme s’il était absorbé par un problème complexe qu’il fallait résoudre. Il était évident qu’il essayait de détourner ses pensées de ces maudits Extra-lucides.

Dès qu’il fut parti, les télépathes entourèrent lentement Gunnderson. Leurs visages changèrent insensiblement, subtilement, révélant leurs véritables personnages. Ils échangèrent des coups d’œil intrigués.

« Lui ? », pensa le premier, en esquissant un léger mouvement du menton en direction du prisonnier, toujours blotti contre le mur.

« C’est ce que dit le rapport, Ralph. » Le deuxième repoussa la visière en plastique qui lui couvrait en partie le front et il s’assit sur le bord de la couchette. Il toucha la jambe de Gunnderson d’un geste engageant. « Pour l’amour de Dieu ! cet homme ne pense pas ! Je n’obtiendrai rien de lui », se dit-il dans une soudaine intuition.

Du scepticisme perçait dans cette pensée.

« Il faut lui faire franchir cette barrière du trauma », suggéra le télépathe nommé Ralph.

— Vous appelez-vous Alf Gunnderson ? questionna le premier Extra-lucide d’une voix douce, une main posée sur l’épaule du prisonnier.

L’homme garda la même expression. Sa tête pivota lentement et ses yeux au regard éteint se posèrent sur le télépathe.

— Je suis Gunnderson, répliqua-t-il brièvement. La monotonie de sa voix ne révélait ni enthousiasme ni curiosité.

Le premier Extra-lucide regarda son partenaire, le doute faisant plisser ses yeux, froncer ses lèvres. Il haussa les épaules, comme pour dire : Qui sait ?

Il se tourna de nouveau vers Gunnderson, toujours immobile comme une statue taillée dans le roc, silencieux comme la tombe.

— Pour quelle raison êtes-vous ici, Gunnderson ? Son langage était celui de quelqu’un qui n’avait pas l’habitude de la parole. Le parler heurté, hésitant d’un télépathe.

Le regard mort fixa les barreaux en plastacier.

— J’ai mis le feu à la forêt, dit-il abruptement.

Le visage des Extra-lucides s’assombrit aux paroles du prisonnier. C’est ce que le rapport avait dit. Ce rapport qui leur était parvenu d’un coin reculé du pays.

Le Continent américain était un univers moderne, avec des circuits et des réseaux de communication ultra-rapides ; malheureusement, il restait des régions boisées dans l’arrière-pays qui n’avaient pas suivi les progrès de la civilisation : elles maintenaient toujours leurs routes et leurs prisons, leurs pêches réservées et leurs forêts. De l’une de ces régions étaient arrivés trois rapports, à une heure d’intervalle, qui avaient des ramifications surprenantes – si leur contenu reposait sur la vérité. Ils avaient été interceptés par les banques principales de transmission, à Buenos Aires, dans la Capitol City, classés par l’enregistreuse compilatrice et remis au Bureau directeur pour vérification. Tandis que les vaisseaux cosmiques reliaient les univers, que la Terre faisait ses guerres transgalactiques, une chose étrange venait de se produire dans une région rurale du Continent américain.

Un incendie de forêt, s’étendant sur deux kilomètres, s’était déclaré : Alf Gunnderson en était le responsable. Voilà pourquoi on avait dépêché sur place deux Extra-lucides du Bureau directeur.

— Comment cette affaire a-t-elle commencé, Alf ?

Ses yeux éteints se fermèrent momentanément, comme sous une vive souffrance, puis se rouvrirent, et il répondit :

— J’essayais de chauffer la marmite, d’allumer du petit bois pour faire prendre le feu. J’ai pris feu moi-même. Une lueur soudaine, peinée et pitoyable, parcourut son visage et disparut tout aussi vite. Les yeux inexpressifs de nouveau, il ajouta : – Je le fais toujours.

Le premier Extra-lucide respira fortement, se leva et se coiffa de son chapeau. Les traits caractéristiques de son personnage s’effacèrent. Il redevint une copie conforme de l’autre télépathe.

— Le voici donc ! fit-il.

— Venez ! Alf, dit celui qui se nommait Ralph. Partons !

Sa voix autoritaire ne réussit pas davantage à émouvoir Gunnderson que leur apparition subite ne l’avait fait : il resta assis dans la même position. Les deux hommes échangèrent un regard.

« Qu’est-ce qui lui arrive ? » se demanda le second.

« Si tu étais à sa place, tu serais un peu bizarre, toi aussi », répliqua le premier. Ils n’étaient plus de simples individus : ils étaient des envoyés du Bureau directeur, précis, appliqués, exacts, semblables dans chaque détail.

Ils hissèrent le prisonnier en le prenant sous les bras, lui faisant quitter sa couchette sans qu’il offrit la moindre résistance. Le guichetier accourut sur un simple appel, toujours aussi ahuri devant ces hommes qui avaient fait irruption dans sa cellule, exhibant leur carte du Bureau, qui lui avaient fait jurer de garder le silence, et qui à présent emmenaient le pyromane avec eux, et il leur ouvrit la porte de la cellule.

En passant devant lui, le télépathe nommé Ralph fixa soudain ses yeux perçants sur le vieux gardien.

— Ceci est une affaire de gouvernement, monsieur, lui dit-il à titre d’avertissement. Un seul mot de tout ceci et vous serez prisonnier dans votre propre prison. Est-ce clair ?

Le guichetier baissa vivement la tête.

— Et cessez de chercher à comprendre, monsieur, ajouta l’Extra-lucide méchamment. Nous n’aimons pas passer pour des agents de troisième ordre. Le guichetier blêmit et les regarda en silence qui s’éloignaient vers le fond du couloir, avant de quitter la prison de Pawnee County et de disparaître de son champ visuel. Il attendit, bouche bée, jusqu’à ce qu’il entendît le gémissement du monoplane qui s’élevait dans le ciel de l’après-midi.

Que diable pouvaient-ils bien faire d’un clochard pyromane complètement dingue ? Il pensa haineusement : « Maudits Extra-lucides ! »

Après lui avoir fait survoler le Continent jusqu’à Buenos Aires, au cœur même du désert désolé de l’Argentine, ils l’envoyèrent au service des tests.

Les séances de tests furent épuisantes pour lui. Même s’il ne coopérait pas réellement, il y avait des choses qu’il ne pouvait pas les empêcher d’apprendre ; des choses qui devenaient évidentes parce que, eux, ils étaient là, lisant en lui :

— telles que son pouvoir de provoquer des incendies rien que par sa pensée ;

— le fait qu’il ne pouvait pas maîtriser les flammes qu’il avait déchaînées ;

— le fait qu’il rôdait depuis quinze ans à travers le pays dans l’espoir de trouver la solitude ;

— le fait qu’il était devenu un homme torturé et malheureux à cause de son étrange pouvoir psychique.

— Alf, dit la voix n’appartenant à personne, du fond de l’auditorium obscurci, allume cette cigarette qui se trouve sur la table ! Mets-la dans ta bouche et allume-la ! Sans allumette ! Allons, Alf !

Alf Gunnderson était placé dans un cercle de lumière. Il remua les pieds et fixa le petit rouleau de papier blanc sur la table.

Voici que tout recommençait : le harcèlement, les tests, les regards étrangement fixes. Il était différent d’eux – même des autres types psioïdes accrédités –, or ils tentaient de le diminuer, de l’avoir à leur merci. C’était le même procédé, toujours le même, aujourd’hui encore. Il n’y aurait jamais de paix pour lui. La voix cependant avait des accents fraternels, par rapport au ton déplaisant des innombrables interrogatoires policiers qu’il avait subis, à travers tout le Continent américain, à travers la Terre, en passant par A Centauri IX, avant de revenir ici. Il en était ennuyé, terrifié, car il savait qu’il serait pris au piège.

— Je ne fume pas, dit-il. Ce qui était exact.

Les autres fois, il n’y avait pas eu de flics au visage de pierre dans l’obscurité, au fond de la salle, hors de son champ visuel. Cette fois-ci étaient présents non seulement des envoyés du Bureau directeur au visage dur et impénétrable, mais aussi des personnages officiels de la Commission de l’Espace.

Même Terence, chef de la Commission de l’Espace, était là, assis sur l’un de ces sièges pneumatiques, en train de l’observer sans arrêt.

Le défiant de démontrer de quoi il était capable !

Gunnderson souleva le rouleau de papier en hésitant, visiblement désireux de le reposer.

— Fumez-la ! Alf, lui parvint une voix nouvelle, au timbre caverneux, comme sortie du bois d’ébène devant lui.

Il mit la cigarette entre ses lèvres. Les autres attendirent.

Il semblait sur le point de dire quelque chose, peut-être d’émettre une objection. Ses sourcils épais s’abaissèrent. Ses yeux vides prirent un air encore plus absent, si possible. Un pli profond en forme de V apparut entre ses sourcils.

La cigarette s’enflamma.

Une langue de feu lécha le bout de la cigarette. En un instant, elle consuma le tabac, le papier, le filtre et le dénicotiniseur, dans un crépitement. Le feu gagna les lèvres de Gunnderson, les flétrit, lui sauta au nez, lui dévora le visage.

Il poussa un hurlement et tomba face contre terre en se débattant avec ses mains contre les flammes.

Soudain la scène fut envahie par des hommes courant dans tous les sens, vêtus de leur combinaison bleu nuit. Gunnderson était couché sur le plancher, se tordant de douleur, une traînée de fumée noire montant de sa face. L’un des personnages officiels de la Commission de l’Espace brisa le capuchon de l’extincteur et aspergea le corps de l’homme étendu à terre.

— Faites venir le Malakos ! Allez chercher ce maudit Malakos ! Vite !

Un jeune Evaniste à la chevelure blonde, coupée court, arriva le premier sur la scène, comme s’il n’avait attendu que ce signal, coucha la tête de Gunnderson dans ses bras musclés et retira, en frottant d’un air horrifié, les lambeaux de peau calcinés. Il avait les yeux d’un bleu délavé, typique des hommes de l’espace, de ceux qui avaient vu des choses terrifiantes ; et pourtant, en ce moment même, ses yeux avaient une expression plus terrifiée que celle qu’on ait jamais vue à aucun homme.

En l’espace de quelques minutes, le jeune Evaniste aux larges mains souples, noircies de fumée, avait lissé la face de Gunnderson, rendu la vie aux particules – ôtant les lambeaux de chair brûlés, pour faire place à une nouvelle peau saine, rose et vibrante.

Quelques instants supplémentaires et le psioïde était remis en état ; les brûlures étaient effacées ; il était comme un sou neuf ; hormis quelques fragments de peau paraissant plus clairs, plus sains, qui marquaient son visage.

Pendant toute cette opération, il n’avait pas cessé de marmonner. Lorsqu’il reprit ses esprits, il se leva avec un soupir et murmura quelques mots, comme pour lui-même. Le jeune Evaniste fixa Gunnderson pendant un bon moment, puis il leva ses yeux d’un bleu délavé vers les personnages officiels qui les entouraient.

Il les dévisagea avec un mélange de crainte et d’ahurissement. Gunnderson venait de dire :

— Laissez-moi mourir ! Je vous en prie, laissez-moi mourir ! Je désire mourir. De grâce, ne voulez-vous pas me laisser mourir ?

Le vaisseau se dirigeait vers Omalo, l’astre du système Delgart. Il avait été transféré sur la ligne interplanétaire par un Chasseur, nommé Carina Correia, qui, après l’avoir mis en orbite, avait repris sa position au point mort, jusqu’au prochain appel d’urgence pour Omalo.

À présent, le vaisseau filait à toute vitesse à travers les couches cosmiques, se frayant sa route vers le système astral de l’adversaire de la Terre.

Gunnderson était assis dans la cabine, accompagné du jeune Evaniste aux cheveux blonds coupés court. Tout au long du voyage, depuis le lancement de l’engin, puis sa mise en orbite, le pyromane était resté enfermé dans la même cabine. Il n’avait rien vu d’autre du vaisseau, un des plus récents modèles de la Commission Terre-Espace. Cette cabine exiguë était tout ce qu’il allait en connaître, en compagnie permanente de l’Evaniste qui observait un comportement stoïque.

Les yeux d’un bleu délavé allaient du passager à la face blême au coffre-fort télécommandé, encastré dans la cloison de la cabine.

— Devinez-vous pourquoi ils nous envoient au fin fond du territoire de Delgart ? s’enquit l’Evaniste. C’est bigrement loin. Doit s’agir de quelque chose d’important. Aucune idée là-dessus ?

Les yeux de Gunnderson quittèrent le point fixe sur le revers de sa botte et se posèrent sur le voyageur de l’espace. Il palpa distraitement l’harmonica qu’il avait réclamé avant le lancement, afin de tuer le temps pendant ce voyage interplanétaire au long cours.

— Aucune idée. Depuis combien de temps êtes-vous en guerre avec les Delgarts ?

— Ne savez-vous même pas avec qui votre planète est en guerre ?

— J’ai vécu longtemps à la campagne. Cependant ne sont-ils pas toujours en guerre avec quelqu’un ?

L’Evaniste eut l’air surpris.

— Non, fit-il, à moins qu’il s’agisse de préserver la paix des galaxies. La Terre aime la paix…

— Oui, je sais, l’interrompit Gunnderson. Mais depuis combien de temps êtes-vous en guerre avec les Delgarts ? Je croyais qu’ils étaient nos alliés et que nous avions conclu un traité de paix ou quelque chose d’analogue avec eux.

Le visage du voyageur de l’espace se tordit dans une grimace de haine conditionnée.

— Nous poursuivons ces bâtards depuis qu’ils ont volé l’une de nos planètes minières, hors de leur agglomérat. Il fronça ses lèvres avec un dégoût manifeste. Nous allons saigner à blanc ces bâtards, plus tôt qu’on ne croit. Leur faire perdre l’envie d’usurper les droits de paisibles Terriens !

Gunnderson ne réprima que difficilement les mots qui lui brûlaient les lèvres. Il avait entendu la même histoire pendant tout le voyage – à l’aller et au retour d’A Centauri IX. Quelqu’un avait toujours volé quelqu’un d’autre… ; il y avait toujours quelque part dans l’univers des bâtards qu’il fallait exterminer… ; la paix n’existait jamais pour personne… ; jamais de paix nulle part…

Le vaisseau glissait à toute allure devant une myriade de couleurs excentriques du cosmos, se précipitait à travers l’espace-temps en direction de l’agglomérat étranger. Gunnderson restait enfermé dans la cabine avec son coffre-fort télécommandé à la triple combinaison secrète, et passait son temps à attendre. Il n’avait aucune idée sur ce qu’ils espéraient de lui, sur les raisons pour lesquelles ils l’avaient testé et lui avaient fait passer des épreuves d’aptitude au vol spatial, sur l’intérêt de le faire voyager dans le continuum. Cependant il était sûr d’une seule chose : quelle que fût l’explication, il n’y aurait nulle paix pour lui…, jamais.

Il maudissait en silence l’étrange pouvoir psychique qu’il possédait. Le pouvoir d’activer mystérieusement les molécules de n’importe quoi, de provoquer une friction entre elles jusqu’à la combustion spontanée. Une étrange faculté de transmission dirigée, s’appliquant exclusivement à la création du feu. Il la maudissait de toute son âme, souhaitant d’être né sourd, muet, aveugle, incapable de se défendre contre le monde.

Dès la première fois, comprenant quel étrange pouvoir il possédait, il s’était senti troublé et inquiet. Sans soutien, sans identification, sans communication. Coupé du monde. Marqué comme un animal curieux. N’ayant pas même le plaisir d’être un psioïde reconnu, à l’instar des Extra-lucides, ou des Chasseurs, ou des Destructeurs, ou des Malakos qui savaient changer les particules de la chair selon leur volonté. Lui n’était qu’un phénomène bizarre. Un rejeton anormal, et même pire : il était un psioïde non dirigé. Marqué par la fatalité. Incontrôlable. Il savait déclencher des incendies, mais il ne savait pas les maîtriser. Les molécules étaient trop infiniment petites, trop rapides pour qu’il pût arrêter leur processus, une fois qu’il était mis en route. Leur activité devait cesser par leur propre volition… et parfois cela arrivait trop tard.

Jadis, il s’était cru normal ; jadis, il avait espéré pouvoir mener une existence ordinaire – peut-être devenir musicien. Or cette idée était morte dans les flammes, comme toutes celles qui l’avaient suivie.

D’abord il y avait eu l’ostracisme, puis la chasse à l’homme, puis les arrestations et les peines de prison, l’une après l’autre. À présent, il se passait quelque chose de mystérieux, quelque chose qu’il ne pouvait pas comprendre. Que voulaient-ils de lui ? Ce qu’on attendait de lui était manifestement en rapport avec le gigantesque combat que se livraient la Terre et les Delgarts, mais de quelle utilité pourraient leur être ses pouvoirs douteux ?

Pourquoi se trouvait-il dans le plus merveilleux des nouveaux modèles interplanétaires de la Commission de l’Espace, se dirigeant vers l’astre central de l’agglomérat adversaire ? Et pourquoi d’ailleurs aiderait-il la Terre ?

Au même moment, les fermetures sautèrent et le coffre-fort s’ouvrit, déclenchant le signal d’alarme. Le bruit retentit jusque dans les entrailles du vaisseau.

L’Evaniste arrêta Gunnderson qui allait se lever et s’élancer vers le coffre-fort. Il pressa un bouton sur le plateau conducteur.

— Tenez-vous tranquille, monsieur Gunnderson ! On ne m’a pas dit ce qu’il y a là-dedans, mais on m’a recommandé de vous en tenir écarté tant que les deux autres ne sont pas arrivés.

Gunnderson s’effondra avec résignation sur la couchette d’accélération. Il laissa choir l’harmonica sur le sol métallique et se prit la tête entre ses mains.

— Les deux autres ? Quels autres ?

— Je n’en sais rien, monsieur. On ne m’a rien dit.

Les deux autres étaient psioïdes, naturellement.

Dès leur arrivée, l’Extra-lucide et le Destructeur ordonnèrent à l’Evaniste de retirer le contenu du coffre-fort. Le jeune voyageur de l’espace s’exécuta avec nervosité : il prit l’appareil enregistreur microscopique et l’unique pavillon de haut-parleur. Puis il brancha l’appareil, et aussitôt le grattement de la partie vierge de l’enregistrement emplit la cabine.

— Vous pouvez partir à présent, Evaniste, dit l’Extra-lucide.

À peine la porte se fut-elle hermétiquement fermée derrière lui que, déjà, la voix enregistrée résonna. Gunnderson la reconnut immédiatement : c’était celle de Terence, chef de la Commission de l’Espace. L’homme qui l’avait infatigablement questionné au Bureau directeur de Buenos Aires. Terence, héros d’une autre guerre, la guerre entre la Terre et Kyben, était actuellement un chef incontesté. La voix était cassante, presque sans inflexion, mais les paroles portaient : elles contenaient un message de la plus haute importance.

— Gunnderson, nous aurons, comme vous le savez déjà, un travail pour vous. Entre-temps le vaisseau va atteindre le point médian de votre voyage interplanétaire.

» Dans deux jours du temps terrestre, vous arriverez à une échappée, se trouvant approximativement à cinq cents millions de miles d’Omalo, l’astre ennemi. Vous serez loin derrière les lignes ennemies, mais nous sommes certains que vous serez capable d’accomplir votre mission avec sûreté et précision ; c’est pourquoi vous voyagez à bord de ce vaisseau ultra-moderne : il résistera à toutes les attaques ennemies.

» Cependant, il y a d’autres raisons qui nous font souhaiter votre retour. Vous êtes le facteur le plus important de notre campagne de guerre, Gunnderson, et beaucoup de choses dépendent de la réussite de votre mission.

» Nous voulons que vous transformiez l’astre Omalo en supernova.

Pour la première fois au cours des trente-huit années de sa vie, pleines de grisaille et de tristesse, Gunnderson chancela. Rien que le concept de cette chose inouïe lui soulevait le cœur. Transformer l’astre d’un peuple ennemi en noyau gazéfié, flamboyant, de très forte magnitude, d’une puissance incalculable, répandant la mort dans l’espace, abolissant ses sphères véritables, réduisant à rien les planètes du système ? Annihiler par un seul acte une culture entière ?

Était-il possible qu’ils le crussent fou ?

De quoi le croyaient-ils donc capable ?

Saurait-il concentrer son esprit sur une entreprise d’une telle envergure ?

Pourrait-il le faire ?

Devrait-il le faire ?

Son esprit se révoltait devant une telle possibilité. Il ne s’était jamais réellement considéré comme un homme ayant beaucoup d’idéaux. Il avait mis le feu à des entrepôts pour permettre aux propriétaires d’obtenir leur assurance au tiers ; il avait incendié des vagabonds qui avaient essayé de le voler ; il avait usé du pouvoir imprévisible de son psychisme dans bien des occasions, mais ceci…, ce qu’on lui demandait…

C’était l’anéantissement d’un système solaire !

De toute manière, il n’était pas sûr d’être capable de transformer un astre en supernova. Qu’est-ce qui leur faisait croire qu’il pourrait le faire ? Enflammer une forêt et enflammer un astre géant rougeoyant étaient deux choses tout à fait différentes. Ce qu’on lui demandait semblait sorti d’un cauchemar. Mais même s’il le pouvait…

— Au cas où vous jugeriez la mission déplaisante, monsieur Gunnderson, poursuivit la voix glaciale du chef de la Commission de l’Espace, nous avons complété l’effectif du vaisseau par un Extra-lucide et un Destructeur.

» Leur unique tâche consiste à vous surveiller et à vous protéger, monsieur Gunnderson. À s’assurer que vous serez tenu dans un état d’esprit approprié… heu… patriotique. Ils ont reçu des instructions pour lire vos pensées et vous guider dès cet instant, et si jamais vous n’étiez pas disposé à remplir votre mission…, eh bien, je suis certain que vous savez de quoi est capable un Destructeur.

Gunnderson dévisagea le télépathe à la face blême, assis en face de lui, sur l’autre couchette. Cet individu écoutait manifestement chaque pensée qui passait par la tête de son médium. Une étrange expression nerveuse crispait les traits de l’Extra-lucide. Son regard se posa sur le Destructeur qui l’accompagnait, puis revint à Gunnderson.

Le pyromane lança un coup d’œil sur le Destructeur, puis détourna rapidement les yeux.

Les Destructeurs étaient des exécutants dont on attendait un certain travail, un seul, et pour être à la hauteur il fallait être d’un type d’homme bien défini, condition indispensable pour mener à bonne fin ce travail très précis. Ils se ressemblaient tous ; Gunnderson leur trouvait un aspect presque terrifiant : et pourtant il avait cru que plus rien ne pourrait le terrifier !

— Voici votre mission, Gunnderson, et si vous avez la moindre hésitation, rappelez-vous que nos ennemis ne sont pas de race humaine. Il s’agit d’extra-terrestres qui ont aussi peu en commun avec vous que vous en avez avec une limace. Et souvenez-vous : nous sommes en guerre…, vous allez sauver la vie à de nombreux Terriens en réussissant votre mission.

» Vous avez là une chance de vous réhabiliter et d’être respecté, Gunnderson.

» Un héros, admiré respectueusement ; et pour la première fois… Il marqua une pause, comme s’il n’était pas désireux de dire ce qui allait suivre… pour la première fois… digne de votre monde.

Le bruit de frottement, semblable au raclement d’une scie, de la fin de l’enregistrement emplit la cabine. Gunnderson ne dit rien. Il avait encore dans ses oreilles, tel un leitmotiv, la phrase : « nous sommes en guerre, nous sommes en guerre, NOUS SOMMES EN GUERRE ! » Il se leva et marcha lentement vers la porte.

— Désolé, M. Gunnderson, dit l’Extra-lucide catégoriquement, nous ne pouvons pas vous permettre de quitter cette pièce.

Gunnderson reprit place et ramassa l’harmonica cabossé. Il le palpa pendant un moment, puis il le porta à ses lèvres. Il souffla, mais aucun son n’en sortit.

Il ne quitta pas la pièce.

Ils le croyaient endormi. L’Extra-lucide – un homme d’une maigreur cadavérique, avec des temps grisonnantes et des mèches de cheveux lissées en arrière, au sommet du crâne, avec un langage saccadé et des gestes nerveux de la main vers l’oreille – s’adressa au Destructeur.

— Il ne semble pas en train de penser, John !

Les traits durs et impassibles du Destructeur se détendirent vaguement, dans un semblant d’expression, et un froncement fendit sa bouche mince comme un trait d’encre.

— Peut-il cesser de penser à volonté ?

L’Extra-lucide se leva et se passa rapidement une main dans sa chevelure plate et coiffée en arrière.

— S’il peut… ? Non, il ne devrait pas en être capable, et pourtant c’est un fait ! Je n’arrive pas à comprendre… c’est surnaturel, étrange et inquiétant. Ou bien j’ai perdu ma faculté de télépathie, ou bien il a acquis un nouveau pouvoir.

— Choc traumatique ?

— C’est ce qu’ils m’ont dit avant mon départ. Il semblait être devenu abscons, impénétrable. Cependant, ils ont pensé que c’était seulement temporaire, et qu’une fois sorti des murs du Bureau directeur il serait de nouveau facile à percer.

— Et pourtant, il ne l’est pas ! Le Destructeur eut l’air soucieux. Peut-être est-ce vous qui êtes en cause ?

— Je n’ai pas reçu un classement magistral pour rien, John, et je vous assure qu’il n’existe pas de barrière traumatique que je ne sache franchir pour tirer quelque chose du sujet. Même si ce ne sont que des bribes. Mais chez lui il n’y a rien… rien !

— Peut-être est-ce vous qui êtes en cause, répéta le Destructeur, l’air toujours soucieux.

— Zut ! ce n’est pas moi ! Je sais lire dans vos pensées, pas vrai ? Votre pied droit vous fait souffrir à cause de vos bottes neuves ; vous avez envie de la couchette pour dormir ; vous… oh, diable ! je sais lire vos pensées, je sais lire les pensées du pilote, et je sais lire les pensées des hommes de l’équipage ; or je ne sais pas ce qu’il pense, lui.

» C’est comme si je me heurtais à une feuille de verre qui me sépare de ses pensées. Il devrait y avoir un réfléchissement ou quelque pénétration, or il ne paraît y avoir qu’un verre opaque. Je n’ai pas voulu en parler plus tôt, tant qu’il était éveillé, bien sûr.

— Croyez-vous que je devrais le narguer un peu…, le réveiller et le menacer, lui faisant supposer que nous l’avons percé à jour et que nous allons mettre fin à son jeu ?

L’Extra-lucide leva une main pour l’arrêter.

— Grands dieux, non ! Il gesticula vivement. Ce Gunnderson est d’une valeur inestimable. S’ils découvraient que nous lui avons fait quoi que ce soit de non autorisé, nous serions tous deux emprisonnés et jugés.

Gunnderson était allongé sur sa couchette d’accélération, feignant de dormir tout en les écoutant. Ce qu’ils venaient de dire était une fameuse découverte pour lui. Il s’était toujours méfié de sa faculté de pyromane spontané. C’était quelque chose de trop instable, de trop muable pour être un trait de caractère véritable. Il devait y avoir des effets marginaux, d’autres différences à la norme. Il avait conscience du fait que lui ne savait pas lire les pensées des autres ; en voici donc un nouveau facteur : son impénétrabilité pour les Extra-lucides. Il resta étourdi par sa découverte.

Peut-être le Destructeur était-il, lui aussi, sans pouvoir sur lui ?

Tout ceci n’écarterait pas son propre problème – il devait en venir à bout dans le secret de sa conscience – mais pourrait rendre sa position et son ultime décision plus sûres.

Il n’y avait qu’un seul moyen d’en avoir le cœur net. Il savait que le Destructeur ne lui ferait pas grand mal pour le moment, s’il respectait les ordres reçus de la Commission de l’Espace, mais il n’hésiterait pas à lui arracher un bras – cautérisant ensuite la plaie, si nécessaire – pour le mettre en garde, si la situation semblait suffisamment désespérée.

Gunnderson avait l’impression que le Destructeur était un homme singulièrement et excessivement zélé. Il prendrait un risque terrible, mais il avait besoin de savoir.

Il n’existait qu’un seul moyen de savoir. Il décida de l’employer sans tarder…, retrouvant soudain une surprenante vitalité nouvelle…, la première fois depuis plus de trente ans.

Il se jeta hors de sa couchette, se précipita à travers la cabine, repoussa d’un coup d’épaule l’Extra-lucide et flanqua son poing dans la figure du Destructeur. Celui-ci surpris par l’attaque éclair totalement inattendue, eut un réflexe spontané – une pensée – et instantanément toute une cloison fut balayée par des étincelles d’énergie crépitant et faisant flamber le plastacier. C’était un échec lamentable, car il avait manqué son objectif. Cependant Gunnderson savait que, dès l’instant où le Destructeur reprendrait son équilibre mental, il dirigerait une nouvelle charge d’énergie sur sa cible, lui en l’occurrence.

La cloison s’oxyda et éclata, révélant la coque extérieure étanche du vaisseau ; des rivets sautèrent de leurs trous et tombèrent avec fracas sur le sol.

Gunnderson se tenait à la porte de la cabine, faisant jouer la combinaison secrète – il avait observé comment s’y prendre lorsque, à plusieurs reprises, le Destructeur avait quitté la pièce – et, à peine eut-elle cédé que, déjà, il avait un pied posé sur l’échelle des cabines.

C’est à ce moment précis que le Destructeur frappa de nouveau. Sa fureur était à son comble, au point de lui faire oublier son sens du devoir. Lui, un psioïde… un psioïde officiellement accepté, reconnu, et non un pantin, être brutalisé par un homme ! Ses yeux sombres brillaient d’un éclat noir insoutenable, et les traits de son visage étaient tendus à l’extrême. Ses pommettes remontaient vers ses yeux dans un ricanement. Et soudain la force d’énergie se matérialisa.

Tout autour de Gunnderson… qui ressentit la chaleur fulgurante ; qui vit ses vêtements cracher des étincelles ; qui éprouva un picotement à la racine de ses cheveux ; qui sentit la tension produite par l’énergie psi dans l’atmosphère.

Cependant, rien de tout ceci ne put l’atteindre.

Il était sain et sauf. Hors d’atteinte du pouvoir des Destructeurs. Il comprit alors qu’il n’avait pas besoin de s’enfuir. Il rentra dans la cabine.

Les deux psioïdes le dévisagèrent avec une terreur non dissimulée.

C’était toujours la nuit interplanétaire.

Le vaisseau sillonnait imperturbablement une marée noire, tel un monstre métallique, entouré du froid glacial et de la nuit éternelle. Les hommes haïssaient l’espace-temps – ils faisaient parfois le long voyage de plusieurs années dans l’espace à trois dimensions, uniquement pour éviter la vie pétrifiée du continuum. Le vaisseau ne quittait l’obscurité totale que pour entrer dans un champ traversé d’éclairs de couleurs spectrales. C’était tantôt la nuit noire comme l’ébène, tantôt une succession de lumières livides, tantôt une danse fantomatique de points et de traits luisants, puis de nouveau l’obscurité totale. C’était un changement perpétuel comme dans le rêve d’un fou. Mais pas assez attrayant pour donner envie aux voyageurs de le contempler, comme on admirerait par exemple le jeu d’un kaléidoscope. Le spectacle était étrange, surnaturel, en quelque sorte inaccessible aux facultés mentales, à la réceptivité des yeux de tout être humain. Les fenêtres d’observation avaient des écrans de protection plombés et solides qui se rabattaient et se fermaient hermétiquement grâce à une simple pression sur un bouton. Que pouvait-on faire d’autre ? Rien, car les hommes restaient les hommes, et l’espace était leur éternel ennemi. Mais aucun homme ne jetait de son plein gré un regard en arrière, sur ce néant du cosmos.

Dans la cabine du pilote, Alf Gunnderson dédia une dernière pensée et un ultime regard à la région charbonneuse que le vaisseau venait de quitter. Depuis qu’il avait donné la preuve de son invulnérabilité aux pouvoirs du Destructeur, il était chargé de la direction du vaisseau. Où pourrait-il bien se rendre ? N’importe où, là où personne ne pourrait le retrouver. Des gardiens surveillaient sans relâche les portes de sortie : il était donc toujours prisonnier à bord du vaisseau. Il voulait gagner du temps, rester seul, sans la présence du capitaine et de ses officiers. Solitaire et attentif.

Il regarda par la grande vitre de quartz, aux écrans protecteurs relevés, laissant entrer l’obscurité par flots. La cabine était sombre, mais pas à moitié aussi sombre que les ténèbres alentour.

Ces ténèbres plus profondes que la nuit.

Qui était-il ? Homme ou machine… pour qu’on osât lui demander de transformer un astre en supernova ? Que deviendraient les habitants de cette planète ? Et les femmes, et les enfants… qu’ils fussent des créatures étranges ou non ? Que dire des hommes qui haïssent la guerre, et de ceux qui ne font que leur devoir parce qu’on leur a dit qu’il le faut, et de ceux qui souhaitent qu’on les laisse en paix ? Que dire des hommes qui labourent leurs champs, tandis que leurs frères soldats aiguisent leurs couteaux pour faire la guerre, en bons patriotes, qui pleurent parce qu’ils ont peur et qu’ils sont à bout de forces, et qu’ils ne veulent pas mourir mais rentrer chez eux ? Que dire, que penser de tous ces hommes ?

Cette guerre était-elle celle du salut, ou de la libération, ou du devoir ? Fallait-il seriner des phrases sur le patriotisme pour être plus convaincant ? Ou bien cette guerre était-elle encore une de ces guerres interminables, ayant pour seul but la domination, l’expansion, l’enrichissement ? Était-elle une nouvelle tricherie de l’Univers, permettant d’envoyer des hommes à la mort, afin que tel ou tel gouvernement, ne valant pas mieux qu’un autre, pusse régner sur le monde ? Il n’en savait rien. Il n’en était pas sûr. Il avait peur. Il possédait un pouvoir plus terrifiant que tout autre, et il prenait soudain conscience qu’il n’était pas un simple vagabond ni un rebut de la société, mais un homme capable d’anéantir un système solaire de par sa seule volonté.

Sans avoir la pleine certitude qu’il pourrait le faire, il considérait déjà la possibilité d’un tel acte – et il en fut terrifié, il sentit ses membres se glacer, le sang bouillonner dans ses veines. Il était un homme perdu, sombrant dans des ténèbres plus noires qu’il n’en avait jamais connues. Il n’y avait aucune issue à cette impasse.

Il se parla à lui-même, donnant à ses paroles un accent de folie, mais qui n’enlevait rien à leur portée, sachant qu’il s’était contraint à ne pas les prononcer pendant trop longtemps.

« Et si je le faisais ?

» Faut-il y renoncer ?

» J’ai tant attendu pour trouver un but dans ma vie, et à présent ils prétendent que c’est chose faite, que j’ai une mission à remplir. Est-ce vraiment là ma véritable, mon ultime mission ? Est-ce pour cela que j’ai vécu et que j’ai tant attendu ? J’incarne une arme de guerre meurtrière. Je suis celui vers lequel les hommes se tournent en dernière extrémité, pour un travail bien fait. Mais quelle sorte de travail ?

» Ai-je le droit de le faire ? Est-il plus important pour moi de trouver la paix – même à ce prix – en semant la destruction, plutôt que de continuer à vivre dans l’inquiétude, dans le malaise ? »

Alf Gunnderson fixa du regard la nuit aux nuances faiblement colorées qui se formaient aux angles de son champ visuel, et son esprit se clarifia sous la transparence de ses pensées. Il avait découvert bien des choses sur lui-même pendant ces derniers jours. Il avait des dons, des idéaux dont il n’avait pas soupçonné la présence en lui.

Il avait acquis la certitude qu’il avait du caractère, qu’il n’était pas un pauvre bougre pitoyable, condamné à mourir de misère. Il comprit soudain qu’il avait un avenir.

Si… sa conscience lui dictait la décision juste.

Mais quelle était la décision juste ?

— Omalo ! Omalo ! Attention !

Le cri résonnait dans les escaliers, traversait les cabines et retentissait contre la coque métallique du vaisseau, se déversait par les haut-parleurs et assourdissait les hommes endormis à côté de leur transmetteur.

Le vaisseau entra dans un dédale de couleurs aux nuances étranges, filant droit devant lui dans une course précipitée, et soudain, les flancs tremblants, se trouva face à l’astre de Delgart. Voilà donc Omalo ! Gigantesque. De l’or. Avec des planètes tout autour, comme des blocs erratiques sur les bords de la mer. Cette mer qui était espace et d’où le vaisseau était parti. Avec la mort dans ses bagages, la mort dans ses conduits – la mort, rien que la mort.

Le Destructeur et l’Extra-lucide escortèrent Alf Gunnderson vers le pont. Ils restèrent en arrière, tandis qu’il se dirigeait vers l’immense portail en quartz ; ce portail devant lequel il avait patienté tant d’heures, le regard plongé dans les profondeurs du cosmos. Ils le laissèrent sur place et se retirèrent, sachant qu’il était immunisé contre leurs pouvoirs. Il se sentait comme un être neuf. Ni pyromane, ni psychopathe, ni invulnérable, mais quelqu’un de totalement neuf.

Non pas un produit hétérogène, comme il y en avait tant, avec un amalgame de pouvoirs imparfaits de différents types psi. Mais quelque chose de neuf, quelque chose d’incompréhensible. Psioïde + avec A + qui pourrait signifier n’importe quoi.

Gunnderson avança d’un pas lent, précédé de son ombre noire qui se profilait sur le meuble de retransmission, sur les panneaux du portail et même sur le quartz. Le voici en surimpression dans l’immensité de l’espace !

L’homme qui se nommait Gunnderson fixa son regard dans la nuit du dehors, puis sur l’astre qui brillait d’un éclat inaltérable dans cette même nuit noire. Un feu plus vif brûlait en lui, plus violent que celui qui ravageait cette surface en fusion.

Sien était un pouvoir qu’il n’était même pas capable d’évaluer ! Or s’il les laissait en user selon leurs desseins, cette seule fois, comment l’arrêter et empêcher qu’il ne servît de nouveau, encore et encore ?

Y aurait-il jamais de salut pour lui ?

— Vous avez pour mission d’embraser cet astre, Gunnderson, dit l’Extra-lucide à la chevelure plate, essayant de prendre un ton autoritaire, mais sans succès. Il savait qu’il était sans pouvoir sur cet homme. À eux deux, ils pourraient le tuer, bien sûr ; mais à quoi leur servirait sa mort ?

— Qu’allez-vous faire, Gunnderson ? Quelles sont vos intentions ? s’interposa le Destructeur. La Commission de l’Espace désire voir Omalo détruit par le feu… Allez-vous accomplir votre tâche ou devons-nous vous signaler comme traître ?

» Vous savez ce qu’ils feront de vous, une fois de retour sur la Terre, Gunnderson. Vous le savez, n’est-ce pas ?

Alf Gunnderson offrit son visage hâve à la lueur rouge des rayons d’Omalo. L’éclat noir de ses yeux semblait s’intensifier. Ses mains sur le meuble de transmission se raidirent au point de faire paraître les jointures de ses doigts toutes blanches. Il avait pesé le pour et le contre, et il avait pris sa décision. Eux ne comprendraient jamais qu’il avait choisi la voie la plus difficile. Il se tourna lentement.

— Où se trouve le bateau de sauvetage ?

Ils se dévisagèrent et il répéta sa question. Ils refusèrent de répondre. Il les repoussa de son chemin et entra dans le conduit de descente, calmement. L’Extra-lucide virevolta prestement et l’affronta avec un visage décomposé par la colère.

— Vous n’êtes qu’un lâche, qu’un traître, qu’un incendiaire à la manque ! Vous êtes une ignoble fripouille, et non un psi ! Nous aurons votre peau ! Vous pouvez prendre le bateau de sauvetage, mais un jour nous vous retrouverons !

Il cracha sur lui avec dépit. Le Destructeur s’efforça vainement, dans une tension progressive, d’exercer son pouvoir sur l’homme récalcitrant, mais il échoua une fois de plus lamentablement.

Le pyromane se laissa descendre par la cabine de transmission et il découvrit le bateau de sauvetage un peu plus tard. Il n’emporta rien que son harmonica cabossé et les reflets rouges d’Omalo inondant son visage.

Lorsqu’ils ressentirent le pan ! du bateau de sauvetage happé par l’espace et qu’ils aperçurent une tache gris sombre s’éloignant rapidement, puis, telle une flèche, s’enfonçant dans le cosmos, le Destructeur et l’Extra-lucide s’effondrèrent dans des fauteuils de relaxation et échangèrent un regard.

— Il nous faudra mettre fin à la guerre, puisqu’il nous refuse son aide.

— Il aurait pu la gagner pour nous en un rien de temps, répliqua le Destructeur en hochant pensivement la tête. Mais voilà, il est parti.

— Croyez-vous qu’il en aurait été capable ?

— Je n’en sais rien. Le Destructeur haussa ses épaules puissantes. Peut-être…

— Il est parti, répéta l’Extra-lucide d’un ton amer. Mais… est-il parti pour de bon ? Le lâche ! le traître ! Un jour… n’importe quand…

— Où peut-il aller ?

— C’est un vagabond dans l’âme. L’espace est insondable ; il peut aller où il voudra.

— Parlez-vous sérieusement en disant que vous le retrouverez un jour ?

— Quand ils découvriront la vérité, là-bas sur la Terre, ils le pourchasseront à travers tout l’espace, afin de le punir de ce qu’il a fait aujourd’hui, affirma l’Extra-lucide avec un mouvement de tête énergique. Il ne connaîtra plus jamais un seul instant de paix. Il faut qu’ils le retrouvent : il incarne l’arme de guerre parfaite. Il ne pourra pas fuir éternellement devant eux. Ils le retrouveront.

— Quel homme étrange !

— Un homme en possession d’un pouvoir qu’il lui est impossible de cacher, John. Un homme qui, tôt ou tard, se livrera. Il n’est pas assez malin pour trouver une cachette lui permettant de disparaître à jamais.

— Bizarre qu’il ait choisi de vivre en fugitif ! Il aurait pu gagner la tranquillité de l’esprit pour le restant de sa vie. Au lieu de cela, il a pris cet…

L’Extra-lucide fixa du regard les écrans protecteurs du portail clos. Sa voix était amère, empreinte de son espoir frustré.

— Nous le retrouverons un jour.

Le vaisseau tressauta, changea de vitesse et rentra dans le continuum.

Un vaste ciel lui adressa un signe amical.

L’homme s’attardait sur la côte accore. Le vent ébouriffait ses cheveux gris et jouait avec le pan de sa chemise sale qui sortait de la ceinture de son pantalon.

Assis sur la falaise, le Chantre contemplait le paysage s’étendant en pente douce à ses pieds, jusqu’au dragon vautré, à la peau luisante, tout en bas dans la cuvette que formaient les collines. Le dragon dormait – éveillé – en travers de l’herbe jadis luxuriante, poussant sur une terre riche et productive.

La cité.

Dans ce monde reculé, loin d’un astre rouge qui brillait d’un éclat constant, le Chantre méditait sur la nature multiple de la paix. Et aussi sur celle qui n’était pas la paix, qui ne pourrait jamais être la paix.

Ses yeux se levèrent une fois de plus vers les ténèbres, dispensatrices d’un sage conseil éternellement juste. Personne ne le vit adresser un signe aux astres silencieux. Plus insondables que la nuit noire.

Avec un soupir, il balança son instrument cabossé sur son dos voûté. L’instrument avait les deux barres faussées et sa courroie était rapiécée et rafistolée. Avec sa silhouette courbée, il avait l’air d’un vagabond aux épaules fatiguées, à la démarche lourde. Il descendit la colline d’un pas tranquille, en direction du champ de lance-fusées.

On l’appelait toujours champ de lance-fusées, ici, sur le Limbe astral, bien qu’on n’utilisât plus de fusées depuis longtemps. À présent, on voyageait dans l’espace à bord d’un tube sifflant qui émettait des étincelles et une vive lumière, tel un petit animal gloussant de malice. Si malice il y avait, c’est que le petit animal savait que ses passagers ne reviendraient jamais.

Il sifflait et crachait jusqu’à ce qu’il s’éclipsât brusquement dans quelque ère étrange et inquiétante de l’espace-temps, d’où il n’y avait pas de retour.

Le macadam goudronné cliquetait sous les talons de ses bottes. Des bottes d’un brillant parfait, entretenu méticuleusement par un polissage répété jusqu’à réfléchir le halo des projecteurs du champ et, plus faiblement, la lueur diffuse de la nuit. Le Chantre veillait à ce qu’elles fussent propres et d’un beau brillant, comme pour contraster avec son apparence par ailleurs négligée.

Il avait une taille imposante, dominant tous ceux qu’il rencontrait au cours de ses vagabondages qui ne le menaient nulle part, car il n’avait pas de domicile. Son corps était souple et étique comme un fil de haute tension, laissant supposer une force contenue et un réflexe rapide. Sa démarche aisée semblait accentuer la longueur de ses jambes et de ses bras ballants, tandis que sa tête bien proportionnée se balançait précairement sur une nuque trop longue et trop fine pour supporter son poids.

Il marqua le bruit de ses pas par un accompagnement en sourdine, tantôt sifflé, tantôt fredonné. La mélodie était monotone, d’un autre temps, d’un autre âge.

Lui aussi était un vestige éphémère, presque oublié.

Il venait de par-delà les montagnes. Personne ne savait d’où exactement. Personne ne s’en souciait d’ailleurs. Lui-même avait presque tout oublié à ce sujet.

Mais on l’écoutait quand il venait. On l’écoutait respectueusement raconter des histoires, avec le désespoir de ceux qui savent qu’ils sont coupés de leurs pays, qui savent qu’ils sont condamnés à partir, toujours de nouveau, et que rarement ils reviennent. Ses chansons parlaient de l’espace, des terres, de l’homme auquel il ne reste rien – de tous les hommes, peu importe de combien d’armes ils disposent et de quelle couleur est leur peau –, une fois épuisé le dernier petit atome d’éternité auquel il peut prétendre.

Sa voix était empreinte de la tristesse de la mort. La mort qui hante avant que la vie ait achevé son œuvre. Mais elle parlait aussi des heurs et malheurs du métal qui se transforme et fait naître des objets sous l’habileté de doigts experts, de la puissance d’une pièce de nickel d’une finition parfaite, de la force du cœur et de l’âme résistant victorieusement à la solitude. Ils écoutaient son chant que leur apportait le vent nocturne : bouleversant, mystérieux, solitaire dans les ténèbres d’un millier d’univers, amplifié par un millier de courants atmosphériques.

LES MINEURS CESSAIENT LEUR TRAVAIL LORSQUIL VENAIT DANS UN SILENCE QUE SEULS ROMPAIENT SON CHANT EN SOURDINE ET LE BRUIT RÉGULIER DE SES BOTTES. ILS GUETTAIENT SON ARRIVÉE À TRAVERS CHAMPS.

Il ne subsistait dans leur esprit aucun doute sur celui qui avançait d’un pas calme. Il avait foulé les voies astrales pendant de nombreuses années. Un jour, il avait fait son apparition, et c’était tout ; il était là, bien réel. Ils le connaissaient aussi sûrement qu’ils se connaissaient eux-mêmes. Ils tournaient la tête et le voilà qui se dressait tel un pilier, sa silhouette se découpant sombrement contre la lumière et les ombres du champ. Il marchait d’un pas égal, lentement, et alors ils cessaient d’alimenter les petits animaux de provision radioactive ; ils arrêtaient les chalumeaux dirigeant un jet enflammé sur leurs épidermes métalliques ; ils s’immobilisaient pour écouter.

Le Chantre savait qu’ils l’écoutaient. Il préparait son instrument en passant la courroie de la caisse étroite autour de son cou. Ses doigts qui pinçaient les cordes se mettaient alors à soutirer, à invoquer, à arracher la plainte d’une âme, jetée dans l’enfer du néant, offerte à la mort, pleurant du tourment non tant de la mort que de la terreur d’être abandonnée et solitaire au moment de l’ultime appel.

Et les ouvriers pleuraient.

Ils n’éprouvaient nulle honte des larmes qui coulaient sur leur face noircie et luisante de sueur à force de labeur. Ils se tenaient là, silencieux et émus, lorsqu’il venait à eux.

Et enfin, dans un crescendo s’intensifiant petit à petit, et avant même qu’ils comprissent que c’était la fin, plusieurs secondes après que la mélopée expira à travers champs, se perdant au loin dans les montagnes, les dernières notes tombaient dans le calme de la nuit.

Des mains essuyaient gauchement des visages, laissant des traînées noires sur la peau ; des dos se penchaient comme à regret vers le travail inachevé. On aurait dit que les hommes n’osaient lui faire face, à mesure qu’il s’approchait d’eux ; comme s’il avait le don de lire en eux, de comprendre et de percevoir leurs tourments, au point qu’il faisait naître un malaise parmi eux par sa seule présence. Ils éprouvaient un mélange de respect et de terreur.

Le Chantre attendait.

— Hé ! Vous là-bas !

Le Chantre attendait. Le bruit sourd d’un pas feutré approchait par-derrière. Un voyageur de l’espace, la peau tannée, le corps souple, la taille presque aussi impressionnante que celle du chanteur de ballades – évoquant cet autre voyageur de l’espace, un garçon aux cheveux blonds, accompagnant un chanteur de ballades d’antan se plaça à côté de la silhouette silencieuse. Le Chantre n’avait pas bougé.

— Que pu’je faire po’ té, Chantre ? demanda le voyageur de l’espace d’une voix mélodieuse, à l’accent méridional d’un Continent depuis longtemps disparu.

— Comment appelles-tu cet univers ? demanda le Chantre. Sa voix était calme, ne soulevant pas plus de bruit qu’une aiguille tirée à travers du velours. Il parlait dans un chuchotement monotone, accentué cependant par un nombre incalculable d’inflexions.

— Les indigènes l’appellent Audi, et sur les graphiques il figure sous le nom de Rexa Majoris XXIX. Pourquoi, Chantre ?

— Il est temps de partir.

Le Méridional eut un large sourire, visiblement amusé, plissant ses yeux bruns larmoyants, entourés de petites rides.

— Besoin d’un envol ?

Le Chantre hocha la tête et répondit par un sourire énigmatique.

Le visage du voyageur de l’espace s’adoucit, les rides formées par le regard scrutateur des yeux qui explorent l’empire de la nuit éternelle s’effacèrent. Il lui tendit la main.

— Mon nom est Quantry ; maître à bord de l’Esprit de Lucy Marlowe. Si tu n’vois pas d’inconv’nient à gagn’ ta vie en chantang po’ les passagers, nous s’rions contang de t’av’r à board.

Le géant sourit, et un rayonnement rapide parcourut son visage obscurci par les ombres.

— Je n’appelle pas cela du travail.

— Alors, c’est d’accord ! s’exclama le voyageur de l’espace. Viens ! j’va te donner n’couchette dans l’entr’pont.

Les mineurs et les hommes armés leur firent la haie. Les deux géants se frayèrent un passage à travers les éclats de spath fluor et le crépitement explosif d’instruments-robots à souder. L’homme nommé Quartz indiqua l’entrée aménagée dans la carapace lisse du vaisseau. Le Chantre grimpa à l’intérieur du monstre métallique.

Quantry lui donna la couchette qui se trouvait juste derrière le caisson réservoir de réactivité, fermant le compartiment à l’aide d’une couverture à commande électrique, drapée sur un appareil de chargement. Le Chantre, allongé sur sa couchette – un lit de fortune –, la tête appuyée sur un coussin, médita.

Les minutes s’envolaient. Dans le silence de sa retraite, il resta profondément abîmé dans ses réflexions, se rendant à peine compte de ce qui se passait autour de lui : préparatifs du retour, canalisation des additifs radioactifs à travers leurs tubes respectifs vers les réacteurs, expulsion des tubes à air. Son esprit demeura absorbé par sa vie intérieure, tandis que les moteurs atomiques commençaient à chauffer, donnant à la partie renflée de la coque un aspect de verre d’une transparence émeraude. Des moteurs qui pousseraient le vaisseau à des hauteurs inimaginables, jusqu’à un point où l’astronaute, sorti de son sommeil artificiel, reviendrait à lui – ou à elle, phénomène fréquent chez cette race particulière des psioïdes – pour changer brutalement de vitesse et lancer le vaisseau dans le continuum.

Lorsque le vaisseau décolla du terrain solide, qu’il fut propulsé par une fusée crachant un feu inextinguible, le Chantre était couché, laissant l’accélération rassurante le pousser dans une rêverie plus profonde encore. Ses pensées tourbillonnaient dans sa tête, sautant du passé à un passé plus lointain, à tous les passés qu’il avait connus.

Soudain, les réacteurs se coupèrent et le vaisseau se mit à tressauter. Le Chantre se réveilla et comprit qu’il était dans l’espace-temps. Il se redressa, les yeux dans le vague. Ses pensées perdues dans la masse des nuages d’un monde à des billions d’années-lumière de distance – des centaines d’années perdues pour lui. Un monde qu’il ne reverrait jamais.

Il y avait un temps pour courir et un temps pour reposer, et même dans la course il pouvait y avoir du repos. Il sourit en lui-même, d’un sourire si imperceptible que ce n’était guère ce qu’on pouvait appeler un sourire.

En bas, dans les chambres des réacteurs, ils entendirent son chant. Ils écoutèrent la mélodie qui prenait naissance, s’accordant, s’imprégnant, pleurant au rythme du cosmos. Ils échangèrent un sourire d’une tristesse pleine de douceur dont leurs visages ne se départaient jamais tout à fait.

— C’est un bon voyage, disaient-ils entre eux.

Dans la cabine du pilote, Quantry vérifia si les écrans protecteurs, excluant l’image hideuse et démente du continuum, étaient bien fermés, et lui aussi eut un sourire. Le voyage était prometteur.

Dans les salons, les passagers écoutaient les étranges accords d’un chant solitaire, venant des profondeurs du vaisseau, et même eux étaient obligés d’admettre, bien qu’ils n’eussent pu expliquer pourquoi ni comment ils en fussent convaincus, que ce serait sans aucun doute un bon voyage.

Cependant, dans l’entrepont, tandis que ses doigts glissaient sur les cordes de l’instrument cabossé, l’homme qu’on appelait le Chantre, allumait, à l’insu de tous, sa cigarette sans une allumette.