Ces jours lointains où j’ai connu la pauvreté dans la ville de New York, c’était le bon temps. D’aucuns l’appellent une ville froide, une ville inhospitalière : ce sont ceux qui espèrent y trouver du secours, de la générosité. Or la capitale a autre chose à offrir pour vous accueillir. Elle donne des joies particulières : l’intimité, la chance, l’éducation. J’avais désespérément besoin de tout cela lorsque j’arrivai dans la métropole, en 1955. Mon logement se trouvait dans le ventre d’une maison de rapport, humide, divisée en de nombreux appartements, à moitié chemin entre Broadway et le fleuve Hudson dans le secteur bourgeois de la 114e Rue Ouest. C’était un bon quartier, avec l’université Columbia de Broadway d’un côté et la bouche du métro, qui crachait les usagers toutes les deux ou trois minutes, de l’autre ; et puis il y avait le bistrot où Herm vous préparait un énorme sandwich pour quarante cents, plus que suffisant pour calmer votre faim toute une journée. Je voulais vivre de ma plume, mais c’était difficile de percer, d’obtenir simplement la pige à un penny le mot. C’est pourquoi j’acceptai un job à la Librairie de Broadway, dans Times Square, entre les 45e et 46e Rues, où je devais vendre de la littérature pornographique et grivoise à des touristes. Elle n’était pas vraiment indécente ; généralement des manuels de médecine traitant de sujets particuliers, strictement réservés aux internes et à leurs semblables, sont d’une description clinique si détaillée qu’ils doivent satisfaire, je suppose, la curiosité des petits hommes aux paumes moites qui, tels des radars, recherchent cette sorte de succédané de sexualité. D’ordinaire leur entrée en matière était le comble de l’ambiguïté. « Dites ! euh… avez-vous, euh… quelque « lecture croustillante » ? Ma journée de travail commençait à 6 heures du soir et se terminait à 3 heures du matin ; les six mois que j’y restai furent une période pleine d’un enseignement « croustillant ». Le jour, je passais mon temps à écrire, ou bien j’assistais au spectacle d’un théâtre du Times Square – le mercredi j’arrivais juste à l’heure pour la matinée d’une de ces pièces à succès qui tenaient longtemps l’affiche –, mais d’habitude j’allais au cinéma ; les heures grises du petit matin, j’observais la foule bruyante sur la Grande Route Blanche. Broadway, après minuit, est un monde différent, un tout autre univers. Les rues sont peuplées de créatures étranges, perdues, perverses, belles, à la démarche rythmique, aux yeux lançant des flammes, à la chair blanche ne supportant pas la clarté du jour ni un examen attentif. Vers minuit, Harry, pérorant des explications à l’intention des touristes qui visitent les curiosités de la ville, a emberlificoté son dernier troupeau d’oies (« Il faut avoir vu le dangereux et mystérieux quartier chinois ! », leur lance-t-il pour les allécher, puis il se précipite vers le bureau de tabac pour téléphoner dans le bas-quartier de la ville, rue Mott, afin de prévenir Malcolm Chang de se tenir prêt ; si bien que, lorsque Harry pousse les culs-terreux par la porte d’entrée, puis aussitôt vers la porte de sortie de la blanchisserie de Chang, il brandit un pied de chaise en bois de fer et hurle quelques imprécations dans le langage des boxers, ou quelque jargon équivalent, offrant aux ploucs un joli spectacle du « dangereux et mystérieux quartier chinois »), et les gars servant au débit du jus de papaye ont cessé de couper le punch d’eau. En haut de l’avenue, dans le bistrot où on sert des hot dogs à la moutarde, le jeune Caruso est descendu dans la cave pour chanter des solos d’un genre spécial, revendicatif, de Wozzeck ou de La Forza del Destino, tandis que le cinéma où on joue depuis huit mois Filles du Péché ouvre ses portes et déverse la foule des spectateurs. À la Métropole, Cozy Cole, avec des mains comme des battoirs, met à rude épreuve les nerfs des clients pendant que la direction les achève avec de la mauvaise gnôle ; le Fascination résonne du choc et du bruit mat que font les joueurs qui essaient de gagner des primes en faisant rouler les petites balles de caoutchouc dans leurs trous respectifs. Broadway, ma rue, ouais, toujours la même, à la fois si accueillante et si étrange, une rue tellement particulière que, lorsque je rentrais chez moi au petit matin, par un temps glacial, je ne pouvais jamais m’endormir aussitôt : l’envie d’écrire mes impressions sur les gens de ma rue était irrésistible. Un jour, je leur consacrerai tout un livre, parce qu’ils le méritent bien. J’ai essayé, en les dépouillant de leur enveloppe contemporaine, en les projetant dans un futur imaginaire, de les faire aimer dans :