INTRODUCTION
SPERO MELIORA
Au bord de l’aliénation
Ce livre est mon onzième. (Dans l’ordre chronologique il serait mon treizième, si je comptais celui que j’ai écrit, il y a quelques années, sous un pseudonyme, pour un éditeur marron, parce que j’avais un besoin pressant d’argent ; cependant ce numéro douze avait pris un mauvais départ et n’aurait pas dû voir le jour, selon Avram Davidson et moi-même ; heureusement, il n’a pas été publié. Le numéro treize est un recueil de nouvelles brèves que personne ne semble en mesure de publier sans enfreindre la loi, et qui pourtant promet d’être un « classique des bas-fonds », selon ceux qui l’ont lu sous forme de manuscrit.) On peut dire que, dans l’ensemble, cela ne s’annonce pas trop mal pour un homme qui a la trentaine et qui a passé vingt années de sa vie à apprendre à quelle partie de ce corps singulier la tête est attachée.
Les dix livres parus ont presque tous eu droit à une sorte d’introduction ou de prologue de ma part. Je présume qu’il est nécessaire de savoir ce qu’un auteur veut exprimer, en quoi il croit, ce qui l’incite à écrire et ce qu’il lui en coûte de s’épancher, avant de demander au lecteur de s’intéresser à ce qu’il a écrit. C’est le bon sens même. B. Traven écrit avec éloquence, sensibilité, esprit, et pourtant il reste un illustre inconnu. La vie de Wilde est en contradiction avec la plupart de ses écrits. Shaw et Dickens, ainsi que Stendhal étaient pratiquement inconnus durant la période la plus féconde de leur existence, néanmoins leurs œuvres demeurent pénétrantes, crédibles, valables. D’accord, la philosophie du « aimez-moi, aimez ma littérature » est mon problème. Il n’en reste pas moins que c’est celui dont je suis bassement esclave ; aussi chacun de mes livres commence-t-il par une confession viscérale quelque peu didactique à laquelle le lecteur réagit habituellement par un revirement d’opinion total et un ébranlement dans son esprit ayant pour répercussion l’incrédulité. J’ai la fâcheuse manie de me promener tout nu dans le monde. Ceci s’explique par mon désir secret d’être non seulement un grand écrivain, mais aussi un homme adoré.
Il n’y a pas d’introduction cette fois-ci.
Je suis fatigué.
Ce livre est ma première œuvre publiée après plus de deux ans de silence. (Au début de 1962, je suis venu à Hollywood, pour la réalisation d’une pièce qui se proposait de détruire un mariage et de briser la vie d’un petit groupe d’individus non dépourvus d’intérêt. Trop occupé à gagner ma vie avec des films de télévision et de longs métrages, il ne me restait guère le temps d’écrire des livres. Et puis, je pleure beaucoup… Au bout de trois années de cette vie, j’ai rédigé ces lignes.)
J’ai eu trente et un ans en mai dernier(1). À force de me débattre, j’avais mûri. Je comprenais enfin que le Père Noël était une outre à vin qui passait les onze mois restants dans quelque cuisine de l’Armée du Salut, trempant son pain noir dans un potage de poulet insipide ; que Jeannot Lapin n’était autre que le lapin gallois dont on avait estropié le nom ; que « la femme idéale » dont on rêve n’existait guère que dans les romans faibles d’Irving Wallace, de John O’Hara, de Fannie Hurst et de Léon Urine (la faute d’orthographe est de moi, et non du typographe) ; que Marilyn Monroe, Camus et J.F.K. ont été fauchés à la fleur de l’âge, et que les monstres écornifleurs qui avaient enterré à vingt et un pieds sous terre ces trois défenseurs des droits civiques vont à la dérive ; que la faculté de s’émerveiller était étouffée sous un amas de vieux bouquins drôles et que l’émission de radio « Sombre dimanche » essayait vainement de découvrir où est passé cette fameuse innocence de l’enfance et de la nature.
Ainsi donc, il n’y aura pas d’introduction. Sept fois j’essayai d’en rédiger une, tandis que Don Benson (éditeur incroyablement patient, indulgent et d’une extrême gentillesse) était harcelé par des critiques, des directeurs de journaux, des auteurs irresponsables. Et chaque nouvel essai aboutit à un cul-de-sac.
Mes premières tentatives se résumèrent par un abrégé de commentaires amers et cyniques sur le thème de la science fiction. Puis il y eut un essai allègre et bien enlevé sur La Vie de nos jours, mais le temps de frapper, grâce aux trente-six merveilles mécaniques, l’histoire de Catherine Genovese, poignardée à New York, mon allégresse avait sensiblement baissé. Ainsi je m’essayai à un ouvrage plus sérieux sur l’époque contemporaine. Celui-ci parlait entre autres du fameux après-midi où le petit commis d’un supermarché me traita de communiste parce que je désapprouvais la vente des brochures de Goldwater ; et aussi de l’exigence pleine d’impertinence et d’indiscrétion de la présentation d’un chéquier pour une demande d’emploi ou de crédit ; et encore de l’abâtardissement choquant de la presse et de son manque de responsabilité ; et enfin du véritable culte du luxe et du chic, et non de la sécurité, pour les nouvelles voitures…
Oh, je suis allé jusqu’au bout de ma route. Et lorsque je ne voyais plus d’issue, j’ai demandé l’assistance de trois amis intimes pour m’empêcher de m’ouvrir les veines dans ma salle de bains, à l’aide de la nouvelle lame Krona bip-bip.
Ainsi, je fis une sixième tentative. Une constatation personnelle sur le peu d’intérêt que présentait le travail à la télévision où le meilleur de vous-même était trituré, disséqué et honteusement exploité par des mercantiles sans talent qui avaient peur de leur ombre. Toujours est-il que ce ne fut là que la répétition de ce que j’avais déjà exprimé dans un discours à l’assemblée mondiale du dernier Jour du Travail ; aussi mon avocat m’avertit-il que, si je publiais de telles idées (au lieu de les faire connaître par le truchement d’un magnétophone lors d’une réception), je serais condamné à verser en gros onze millions. C’est ainsi que je fis une septième tentative où je commentai sagement les histoires de ce livre.
Or, regardons les choses en face, mes amis : cet ouvrage n’est pas fait pour changer le cours de la civilisation occidentale, et Orville Prescott est trop occupé à minauder sur Updike pour trouver le temps de s’intéresser à un auteur de nouvelles à bon marché, que diable !
Voilà pourquoi il n’y a pas d’introduction pour ce livre.
Celui-ci comprend quelques assez bonnes histoires fantastique et de science fiction, et une ou deux que j’aime particulièrement, parce qu’elles vont plus loin dans l’imaginaire qui parle de « l’imminence de l’espèce mutante » ; si Bensen réussit à escamoter l’espace au Service de publicité de la Pyramid(2), pour couper court à la dernière notification d’une offre d’un Taylor Caldwell ou d’un Louis Nizer, il pourrait bien y avoir une photo de moi sur la couverture du livre (il se peut que vous soyez de l’espèce séduisante qui prend la peine d’écrire à des auteurs désabusés, mais qui a besoin de savoir si ceux-ci ne sont pas d’affreux bossus, avant de se commettre) ; il y aura en tout cas une jolie couverture et un prix très raisonnable.
C’est plus que vous ne pouvez espérer.
Après tout, Golding n’écrit pas d’introduction pour ses livres ; et Bellow, pas davantage ; Ike Asimov a suffisamment donné la preuve de sa virilité pour prendre notre défense à tous qui sommes auteurs de science fiction ; et Ayn Rand est meilleur au karaté que nous tous. Aussi pardonnez-moi l’omission d’une introduction, pour cette fois-ci. Je me rattraperai la prochaine fois.
De toute manière, vous n’auriez pas aimé mon introduction.
J’ai tendance à y mettre trop d’emphase.
Harlan ELLISON.
Hollywood, 1965.