LES FADAS

Il se tenait au coin d’une rue, vêtu d’une longue chemise de nuit orange et coiffé d’un bonnet de nuit rouge, garni d’un pompon. Il se curait le nez, dans une attitude réfléchie.

— Surveillez-le ! cria Furth. Surveillez ce qu’il fait ! Observez attentivement la technique !

« Et dire que j’ai étudié quatre années pour me voir confier un boulot pareil ! » se dit Themus.

Furth regarda le jeune homme pour la première fois depuis plusieurs minutes qu’il était à ses côtés.

— Le surveillez-vous ?

Il le poussa du coude, si bien que le dictaphone cogna brutalement contre la poitrine de Themus.

— Oui, oui, je le surveille, répondit le jeune gardien, mais quelle peut bien être la raison de surveiller un fou se curant le nez, au coin d’une rue ? Sa voix exprimait l’agacement.

Furth se tourna brusquement vers lui, un éclat froid comme l’acier dans le regard.

— Vous les surveillez, c’est votre boulot. Et ne l’oubliez jamais ! Dictez-le dans cette boîte accrochée à votre stupide épaule ! Si jamais je vous attrape à ne pas surveiller et à ne pas enregistrer ce qu’ils font, je vous ferai réembarquer pour le Central où vous travaillerez dans les mines. Vous saisissez de quoi je veux parler ?

Themus hocha la tête sans mot dire, surpris et offusqué par une attaque aussi subite et aussi virulente.

Il surveilla l’individu.

Son estomac se soulevait. Sa voix tremblait lorsqu’il enregistra de façon détaillée la procédure, tel qu’on le lui avait enseigné. Son nez lui donnait des démangeaisons. Il voulut l’ignorer. Soudain l’individu eut un petit rire, exécuta un pas de danse, puis disparut de la scène en tournant le coin de la rue.

Themus annonça dans le récepteur de sa boîte :

— Ici gardien, secteur soixante-dix. Mâle, chemise de nuit orange, bonnet de nuit rouge, vient dans votre direction. Ramassez-le, soixante-neuf. Il est à vous. Terminé.

Un bourdonnement répondit à son appel. Themus répéta : « C’est terminé », puis il coupa le contact.

Furth, qui avait dicté en détails l’incident dont la victime était un chien Kyben à quatre pattes, à la queue duquel un individu chauve avait attaché une casserole, conclut son rapport au moment où le chien s’enfuit en aboyant furieusement. Après avoir marmotté « parti » dans son dictaphone, il se tourna de nouveau vers Themus. Le jeune gardien sentit son cœur se serrer. Voici que ça recommence

Chose inattendue, la voix du gardien-chef était calme, presque gentille.

— Venez avec moi, Themus, je veux vous parler.

Les deux hommes traversèrent la rue de Valasah, artère principale de Kyba, tout en observant les individus de l’autre branche des Kyben. Les Kyben natifs, ceux qui mettaient des ampoules électriques dans leur bouche en se tirant les oreilles, dans l’espérance d’obtenir une lumière fluorescente, ceux qui arrachaient leurs dents à l’aide d’une clef à écrous, ceux qui, assis dans la rue, barbouillaient le trottoir de messages bizarres, appelaient les Kyben portant uniforme « les fats ». Les Kyben régnants, ceux qui arboraient une armure et un casque à cimier de bronze, dont l’emblème orgueilleux était l’œil-et-l’aigle, appelaient leurs homonymes « les fadas ».

Les uns et les autres étaient Kyben.

Et pourtant il y avait une grosse différence entre eux.

Furth était en train de dépeindre cette différence à son nouvel assistant, tandis qu’il le conduisait vers un cabaret, sa cape volant au vent et jetant des ombres noires.

À une table près de l’entrée, Furth mit bien à plat sa cape autour de ses cuisses avant de prendre place, invitant Themus à en faire autant, sur l’autre chaise.

Le garçon s’approcha d’eux d’un pas traînant, tout en bâillant derrière sa main. Furth enregistra brièvement ce qui venait de se passer. Le garçon poussa un rire idiot d’une voix haut perchée. Themus sentit son sang se figer. Ces gens-là étaient tous fous, complètement fous.

— Deux verres de greth ! commanda Furth.

Le garçon s’éloigna. Furth enregistra le fait. Le garçon l’avait heurté avant de se retirer derrière le bar.

Dès que la boisson fut placée devant eux, Furth prit le verre en forme de spirale et absorba une grande gorgée, puis il se laissa tomber lourdement contre le dossier de sa chaise, plia ses mains sur la table et dit :

— Qu’avez-vous appris à l’Académie centrale ?

La question prit Themus à l’improviste.

— Où… que voulez-vous dire ? J’ai appris bon nombre de choses.

— Comme quoi, par exemple ? Racontez-moi ça !

— Eh bien, les règles élémentaires d’une enquête, l’évaluation à la fois consciente et subconsciente d’un dommage subi, le procès-verbal – pendant quatre années pleines –, puis la sténographie, la dictologie appliquée, l’histoire, les bonnes manières, les coutumes, savoir faire acte d’autorité, la mécanique, la constitution d’un dossier…

Les différents sujets lui venaient spontanément à l’esprit et se bousculaient sur ses lèvres. Il avait été classé second de son unité comprenant douze cents élèves. Il avait une bonne mémoire.

Furth l’arrêta d’un signe de la main.

— Prenons l’histoire. Retracez-en les grandes lignes !

Furth était un homme de grande taille. Ses yeux étaient bizarrement enfoncés par rapport à ses joues pleines, d’une teinte jaunâtre. Il avait les tempes grisonnantes. Il était du type maigre et nerveux, dégageant une grande énergie, même lorsqu’il était endormi. Themus soupçonnait son supérieur de vouloir le mettre à l’épreuve. Il se mit à réciter :

— Le Corps est créé pour le bien de la société. Il veillera et enquêtera, il assimilera et enregistrera tout ce qu’il voit. Rien ne doit échapper à la vigilance du gardien. Tel l’aigle qui plane dans les airs, tel l’œil du gardien dominera toutes choses.

— Bon Dieu ! non ! mon brave, je parle de l’Histoire. L’Histoire avec un grand H. Le vieux gardien frappa avec irritation la table de ses doigts, l’un après l’autre. Quelle est l’Histoire des Kyben ? De Kyba même ? De notre tâche ici ? Quelle est votre position par rapport à tout ceci ?

D’un large geste de la main, il montra le bar, les gens dans la rue, la planète entière avec ses deux astres enflammant d’un éclat jaune le ciel de l’après-midi.

Themus lécha ses lèvres minces.

— Les Kyben règnent sur la Galaxie – est-ce cela que vous voulez entendre ? Il respira plus librement en voyant son aîné hocher la tête. Il poursuivit, tel un perroquet : Les Kyben gouvernent la Galaxie. Ils sont les organisateurs. Toutes les autres races reconnaissent l’esprit supérieur et le génie administratif des Kyben, c’est pourquoi elles acceptent que les Kyben gouvernent la Galaxie.

Il s’interrompit, se mordant la lèvre inférieure.

— Avec votre permission, chef, puis-je présenter la suite à ma manière ? À l’Académie centrale, on exigeait l’exercice de la mémorisation ; même sur le Penares, celle-ci semblait opportune, mais… ici… elle me paraît en quelque sorte ridicule. Sans la moindre intention d’irrespect de ma part, vous comprenez, je voudrais simplement faire un résumé rapide. Je suppose que tout ce que vous désirez entendre est un ensemble de notions élémentaires.

Le vieux gardien fit un signe de tête affirmatif, invitant Themus à poursuivre comme bon lui semblait.

— Nous constituons un pouvoir ; les autres nous craignent trop pour tenter d’usurper nos droits, car nous sommes plus qualifiés qu’eux tous réunis ; le seul ennui vient des Terriens et de la Confédération Mawson, avec lesquels nous sommes d’ailleurs en pourparlers. Il n’y a qu’une chose qui nous fait du tort : cette planète apparentée qui fait figure de brebis galeuse. Il se trouve que ses habitants font partie de notre peuple ; cependant, nous les avons abandonnés quelque onze siècles auparavant, parce qu’ils étaient une épine continuelle dans notre cœur. Et puis les Kyben comprenaient qu’ils avaient un univers à conquérir. Nous souhaitons pouvoir nous débarrasser d’eux, car ils sont tous fous à lier ; si quiconque apprend leur existence, nous perdrons notre prestige aux yeux de tous, sans parler qu’ils présentent un véritable fléau pour nous-mêmes.

Il eut le souffle coupé, après cette longue énumération des faits, aussi arrêta-t-il son flot de paroles pendant un instant.

— Il n’existe pas une seule personne saine d’esprit sur cette planète, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque tous les 4-Fs y sont restés lorsque nos ancêtres sont partis à la conquête de l’espace. Au cours des onze siècles passés, nous avons parcouru la Galaxie, pendant que ces fadas ont créé une culture d’imbécillité à leur propre usage. La garnison des gardiens est maintenue sur place afin de s’assurer que ces fous ne s’échappent et ne ruinent notre position aux yeux des univers qui nous entourent.

» Si vous êtes apparenté à une brebis galeuse, ou bien vous la mettez sous surveillance afin qu’elle ne puisse vous faire du tort, ou bien vous l’exterminez. Comme nous ne sommes pas des barbares, à l’instar des Terriens, nous gardons les fous ici, et nous les surveillons sans relâche.

Il se tut, convaincu qu’il avait parfaitement cerné le sujet et, en même temps, intrigué par l’expression morose sur le visage de Furth.

— Est-ce cela qu’on vous a enseigné à l’Académie centrale ? demanda son supérieur.

— C’est l’essentiel, oui, sans oublier que des unités de gardiens se trouvent disséminées sur toute la Galaxie, depuis Penares jusqu’à Kyba, de la planète natale à notre plus lointaine possession, exécutant un travail pour lequel ils ont été entraînés et dont aucune autre formation ne serait capable, rendant un service inappréciable à tous les Kyben, de Kyben-Central aux confins de notre exploration.

— Aussi, ne l’oubliez jamais ! Compris ? lança Furth d’un ton sec en se penchant d’un mouvement brusque vers le jeune homme. Gravez bien tout ceci dans votre mémoire ! Si jamais il se passe quelque chose lors de votre tour de garde et que vous manquez d’en prendre note, aussi insignifiant que soit l’incident, vous finirez dans les mines.

Comme pour illustrer ce qu’il venait de dire, il appuya sur le bouton « ouvert » du dictaphone et aboya brièvement quelques mots dans la boîte tout en observant attentivement une jeune fille qui jetait le contenu d’un casier d’esquimaux sur le plancher du bar, puis les mangeait tous, excepté les bâtons, qu’elle rangeait proprement en tas. Se tournant vers Themus, il pointa un doigt boudiné sur lui et conclut :

— Vous avez la chance d’avoir un boulot tranquille ici, mon garçon. Dix ans de service, et ensuite vous pouvez prendre votre retraite. Vous serez libre de vous retirer dans un joli appartement douillet, dans un avant-poste de Kyben-Central ou de tout autre planète de votre choix, avec quiconque de votre choix, vous adonnant à une activité de votre choix – en deçà des frontières de la Convention, bien entendu. Vous avez une veine inouïe d’appartenir à ce Corps. Bien des fils donneraient leur mère pour être à votre place.

Il porta son verre en forme de spirale à ses lèvres et le vida.

Themus resta songeur. Se grattant le nez, il observa le liquide pourpre qui disparaissait à vue d’œil.

C’était sa première journée à Kyba. Son supérieur avait clarifié la situation : à présent, il connaissait sa place, il avait conscience de sa mission. Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Et pourtant, pour une raison inexplicable, il se sentait misérable.

Themus fit son autoportrait, en toute honnêteté. Il fallait regarder la réalité en face, et non prendre ses désirs pour des réalités.

Il avait vingt-trois ans, une taille moyenne, des cheveux bleus, des yeux bleus, un teint clair – juste un peu plus que la complexion dorée de la moyenne de ses compatriotes –, une intelligence supérieure et la logique implacable de ceux de son espèce. Il était officiellement membre de la classe inférieure du Corps des gardiens, ayant à son actif un an d’activité interne, à la base de Penares, et la promotion immédiate à Kyba – dernière affectation et lieu de tout repos, avant la retraite. Pour un homme aussi jeune dans le métier, avec ses cinq années de service, c’était une réussite remarquable qu’on ne s’expliquait que par son application rapide et brillante au dictaphone.

Il était un homme libre, un homme habile avec son dictaphone, un homme bien de sa personne, mais hélas ! un homme malheureux.

Il se sentait confus et désemparé.

Le bilan de son existence fut soudain interrompu par l’entrée bruyante de ses collègues dans la salle commune. Une douzaine de voix aux timbres les plus variés se mêlaient dans un concert tonitruant.

Ils entrèrent par les portes glissantes, se bousculant et plaisantant entre eux, tous d’une taille imposante et droite, tous beaux et intelligents.

— Vous auriez dû voir celui que j’ai eu hier, dit l’un d’eux en ouvrant la fermeture éclair de son uniforme. Il était assis dans le Crâne du Chien – vous connaissez : c’est ce petit bistrot au coin de Bremen et Gabrett –, avec un bol de soupe aux nouilles posé devant lui. Il essayait de lier les nouilles ensemble… Les autres du groupe s’esclaffèrent de rire… Lorsque je lui demandai ce qu’il faisait, il me dit : « Je suis un tricoteur de nouilles, espèce de crétin ! » C’est lui qui me traitait, moi, de crétin ! « Un tricoteur de nouilles ! », s’exclama-t-il en donnant un coup de coude à son voisin. Les deux hommes rirent à gorge déployée.

De l’autre côté de la salle, accrochant la boîte du dictaphone sur son épaule, l’un des anciens de la classe inférieure, entouré d’une véritable cour d’auditeurs, prit la parole.

— Les pires sont les psycho, messieurs. Je vous assure – après six années d’expérience – qu’ils sont capables de trouvailles les plus inimaginables. Ils sont destructeurs, trublions et difficiles à saisir. Je me souviens de l’un d’eux qui empilait des boîtes de juba-fruits en une immense pyramide, en face de la librairie de Hemmorth Court. Je le surveillai pendant sept heures. Soudain il bondit, aboya, renversa sa bizarre construction, se jeta dans la vitrine d’une boutique, attaqua une femme faisant ses achats, pour finalement atterrir, complètement exténué, dans le ruisseau. Ce fut pour moi un compte rendu de vingt-huit minutes et, croyez-moi, un excellent exercice pour apprendre à dicter en toute vitesse. Si j’avais…

Themus se désintéressa de la fin de l’histoire. Les bavardages allaient bon train dans toute la salle commune, lorsqu’il se prépara à sortir. Il était l’un des leurs – un parmi trois cents gardiens disséminés dans toute la ville, relayé toutes les quatre heures au cours d’une journée de trente-deux heures, si bien qu’aucun secteur de la ville ne restait jamais sans surveillance. Rares étaient les incidents qui échappaient à la vigilance du Corps de garde.

Il enfila ses bottes aux semelles silencieuses, boucla son dictaphone autour de sa poitrine et entra dans la salle des délibérations pour recevoir ses instructions.

Les rangées de sièges se remplirent rapidement, aussi Themus se hâta-t-il en bas du passage central.

Furth, vêtu d’un uniforme d’apparat, avec sa cuirasse en plastique, ornée d’une gravure élaborée en relief, et sa traditionnelle cape noire, était assis, les jambes croisées négligemment, devant l’auditoire, sur une estrade légèrement surélevée.

Themus prit place auprès d’un gardien nommé Elix, en train de glousser de joie à propos d’une escapade avec une jolie fada. Il se surprit à dévisager l’autre comme s’il était sa propre image renvoyée par un miroir. Bizarre, que tant parmi nous se ressemblent ! se dit-il. Aussitôt il se sermonna lui-même. C’était une pensée ridicule et erronée, bien sûr. Ce n’était pas tant qu’ils se ressemblassent tous, mais plutôt que les Kyben se fussent trouvés une ligne de conduite, une ligne médiane, à laquelle ils se conformaient tous en bloc. C’était tellement plus logique, et aussi bien plus payant. Si votre frère vous ressemble et agit comme vous, vous pouvez prévoir ses réactions. Si vous pouvez prévoir ses réactions, l’efficacité de vos méthodes ne se fera pas attendre.

Seuls ces fadas défiaient toute prédiction. Des fous !

— Il y a deux affaires courantes sur nos fichiers d’aujourd’hui, messieurs, annonça Furth en se levant.

Des calepins et des stylos apparurent aussitôt, comme par enchantement. Mais Furth secoua la tête pour indiquer qu’on n’en aurait pas besoin.

— Non, il ne s’agit pas de prendre des notes, mais d’un problème de discipline. Le moment est grave.

Il y eut un murmure inquiet dans la salle. Themus regarda autour de lui et il lut un certain malaise sur de nombreux visages. De quoi pouvait-il bien s’agir ?

— Le problème de discipline n’est autre que celui que soulève l’un de vos hommes de la classe inférieure : il s’agit du gardien Elix.

Elix attira aussitôt l’attention générale.

— Emballez vos affaires ! gardien Elix. Vous partirez pour Kyben-Central cet après-midi même.

Themus constata avec un intérêt accru que le visage de son voisin pâlit.

— P… pourrais-je savoir pourquoi, chef ? articula Elix, le souffle coupé, se maîtrisant néanmoins, en dépit de sa panique, pour respecter le protocole.

— Oui, oui, bien sûr, répliqua Furth d’un ton prosaïque, avec un air détaché. Vous avez assisté à une orgie dans la maison Hagars, qui a eu lieu hier, pendant votre second tour de garde. Est-ce exact ?

Elix eut la gorge nouée et se contenta de faire un signe de tête affirmatif, puis, reprenant son sang-froid, il prononça : « Oui, chef. »

— Pendant combien de temps avez-vous enregistré ce qui se passait lors de cette orgie ?

— Autant que j’ai pu, avant qu’elle ne prît fin, chef.

— Ce que vous voulez dire, c’est : autant que vous avez pu, avant que vous ayez découvert que tripoter cette jeune femme, nommée Guzbee, était plus intéressant que faire votre boulot. Exact ?

— Elle… elle m’a simplement parlé un petit moment, chef ; j’ai enregistré toute la séquence. J’étais…

— Dehors ! Furth pointa son doigt vers la porte de sortie.

Elix, visiblement effondré, se leva de son siège, remonta le passage central et quitta la salle des délibérations.

— Et que ceci vous serve de leçon, messieurs ! Nous ne tolérons aucun rapport avec ces gens-là, qu’ils soient Kyben ou non. Nous sommes ici pour veiller. Il y a suffisamment de gardes féminins et de femmes employées au Centre pour satisfaire d’éventuels désirs virils s’éveillant en vous, sans pour autant avoir recours à nos inférieures. Est-ce bien clair, messieurs ?

Il n’attendait pas de réponse. Ses hommes savaient que tout commentaire était superflu, et lui aussi le savait. Le message avait été transmis dans des termes qui ne laissaient subsister aucun doute.

— À présent, passons à l’ordre du jour, reprit Furth. Nous recherchons activement un homme nommé Boolbak, lequel, d’après ce qu’on nous dit, barbote de l’acier. Je ne possède aucun autre renseignement sur cette affaire ; je sais simplement qu’il barbote de l’acier.

» Sachez toutefois qu’il porte une barbe blanche hirsute, qu’il a des yeux qu’on dit pétillants de malice, un visage bouffi et une cicatrice lui barrant le front. Il pèse dans les 190 à 200 livres. Il est trapu et gros, toujours vêtu d’une veste rouge et de knickerbockers garnis de fourrure blanche.

» Si vous apercevez cet homme, vous devez le suivre et enregistrer tout ce qu’il fait… Tout, absolument tout, m’entendez-vous ? Et ne pas le perdre de vue tant que vous ne serez pas relayé par au moins dix autres gardiens. Est-ce clair ?

Cette fois-ci encore, il n’attendit aucune réponse. Il se contenta de claquer ses doigts d’un air indifférent, indiquant par là que les délibérations de la journée étaient terminées.

Themus se leva avec les autres trente-huit gardiens et s’apprêta à quitter la salle. Tous les visages reflétaient la même expression : chacun avait l’image d’Elix devant les yeux. Themus sortit de son rang. Il sursauta en entendant Furth l’interpeller.

— Oh ! gardien Themus, je voudrais vous dire un mot.

Furth était un homme étrange, à bien des égards. Il ne correspondait pas à l’image que se faisait Themus d’un supérieur, d’après ses expériences antérieures ; aussi, encore sous l’émotion du traitement brutal que venait de subir Elix, se surprit-il à affronter Furth avec un mélange de respect, d’incrédulité, de haine et de crainte.

— J’espère que… euh… la petite leçon dont vous avez été témoin aujourd’hui ne vous troublera pas trop. C’était une mesure sévère, à vrai dire, mais c’était le seul moyen de faire un exemple.

Themus comprenait parfaitement de quoi son supérieur voulait parler, car depuis sa jeunesse on lui avait enseigné que c’était ainsi, et pas autrement, qu’il fallait traiter des cas particuliers d’insoumission. Il savait également ce que l’autre ressentait, mais il était un Kyben, et les Kyben connaissent leur place, leur devoir.

Furth le regarda un long moment, puis il s’enveloppa plus étroitement de sa cape noire.

— Je vous destine à de grandes choses ici, Themus. Nous aurons un poste ouvert pour un nouveau gardien-chef junior, dans six à huit mois, or votre fiche révèle que vous avez la forte cote.

Themus fut choqué par la familiarité dont faisait preuve son supérieur, tant sur le plan du protocole que sur celui des activités du Corps, mais il ne laissa rien voir de sa surprise.

— Je voudrais donc que vous ouvriez l’œil ici, à Valasah, poursuivit Furth. Il existe un certain nombre de… eh bien… d’irrégularités auxquelles nous désirons mettre fin.

— Quelle sorte d’irrégularités, chef ?

L’attitude familière de son supérieur invitait Themus à parler librement et sans contrainte.

— Tout d’abord, cette fraternisation – oh ! strictement au niveau des rapports existant entre occupants et occupés, il faut dire, cependant ceci n’exclut pas une certaine dérogation à la norme –, et ensuite, le départ de quelques hommes appartenant au Corps.

— Vous voulez parler de ceux qui sont renvoyés chez eux, ou… de ceux qui connaissent le même sort que le gardien Elix ?

Furth était visiblement au supplice.

— Eh bien, non, pas exactement. Je veux parler de ceux qui ont… disons… disparu.

Themus écarquilla les yeux de surprise.

— Disparu ? Cela signifie : « libre choix » !

Les rôles des deux hommes semblaient momentanément inversés, à en juger d’après les explications embarrassées que donnait Furth à sa nouvelle recrue.

— Ils sont simplement partis. Voilà tout. Nous sommes incapables de retrouver leur trace. Nous soupçonnons les fadas de nous avoir joué des tours à leur manière, plus fâcheux que d’habitude.

Furth se tut soudain, comprenant qu’il s’était abaissé en donnant des explications à un subalterne. Il se redressa de toute sa taille.

— Après tout, nous avons toujours connu ici un certain pourcentage de défections. C’est loin d’être la règle, mais ça arrive. Nous vivons dans un monde de fous ; ne l’oubliez pas !

Themus hocha la tête.

— D’ailleurs, reprit Furth, en compensation, il existe également des fadas qui désirent quitter leur peuple. Nous en accueillons environ trois cents, chaque année ; des gens à l’esprit Kyben, du genre sachant s’attaquer à un problème et le résoudre en un rien de temps ; des hommes réfléchis et logiques, du type bien organisé. Vous voyez ce que je veux dire.

— Je vois, monsieur, dit Themus, ne comprenant rien du tout.

Il se sentait de plus en plus perplexe en essayant de percer son supérieur à jour.

L’aîné semblait pressentir un changement dans l’attitude de son cadet, car de nouveau il devint soudain brusque, se rendant compte sans doute qu’il outrepassait les limites du protocole.

— Eh bien, bonne chance ! Allez-y rondement !

Themus esquissa un bref salut devant son supérieur et sortit rapidement.

Sa ronde, ce jour-là, avait lieu dans le septième secteur, un quartier de douze pâtés de maisons qu’il surveillait en compagnie de cinq de ses collègues. La route principale conduisait du port au village minaret, des entrepôts de l’institut Golwal à la cité pueblo.

Valasah, comme toutes les cités de Kyba, était un lieu de graves désordres. Des tours élancées et d’une fragilité de verre, en plastique rose transparent, se dressaient en spirale au milieu d’immeubles trapus de style ancien, de tentes-abris tapis auprès de bâtisses de multidimensions excentriques dont les bras se tendaient vers l’infini, dans des torsions compliquées, jusqu’à perte de vue.

Des rues serpentaient dans ce dédale de constructions diverses et s’ouvraient brusquement sur d’autres, tout aussi tortueuses. Bon nombre étaient sans issue, comme si les constructeurs s’étaient lassés de poursuivre leurs travaux. De vastes terrains vagues jouxtaient des magasins où des clients se bousculaient pour s’approcher des marchandises.

Les gens se pavanaient, gambadaient, flânaient d’un pas traînant, marchaient sur les mains ou à pied, dans tous les sens, à travers les rues, dans les magasins, au milieu des embouteillages provoqués par les moyens de transport les plus hétéroclites.

Themus alluma son dictaphone et prononça « rapport ». Puis il descendit lentement la route, remonta la suivante et entra dans un immeuble de service public. Il ouvrit plusieurs portes, dépassa des groupes de personnes, tout en enregistrant ce qu’il observait. De temps à autre, il rencontrait un de ses collègues. Échangeant un salut, ni l’un ni l’autre ne quittait des yeux la scène de leur champ d’exploration.

Les fadas paraissaient ne pas s’apercevoir de sa présence. Aucune conversation ne ralentissait à son approche ; personne ne quittait sa place ; tous semblaient l’accepter en quelque sorte.

Ceci avait de quoi intriguer Themus.

« Pourquoi ne sont-ils pas en colère contre nous qui les espionnons ? s’étonna-t-il. Pourquoi nous tolèrent-ils ? Est-ce par crainte de la puissance des Kyben ? Mais eux aussi sont des Kyben ! Ils nous appellent « les fats », pourtant ils sont toujours des Kyben. Ou plutôt ils l’étaient ! Qu’était devenue la force des Kyben qu’ils avaient reçue en héritage, à leur naissance ? »

Ses réflexions furent interrompues par l’apparition d’une vieille femme à la peau presque parcheminée par l’âge, en train de frapper, à l’aide d’un pic, le ciment du caniveau. Il s’arrêta et se mit à enregistrer tout en l’observant qui perçait une brèche dans le sol dur, qui retirait de gros paquets de ciment effrité et des mottes de terre d’en dessous. Un instant plus tard, elle s’accroupit à quatre pattes et creusa fébrilement de ses vieilles mains noueuses la terre mêlée de boue.

Au bout de trente-neuf minutes, ses mains étaient écorchées et le trou avait près de quatre pieds de profondeur. Alors elle s’agenouilla dans le trou, tout en projetant des deux côtés une pluie de boue.

À la cinquantième minute, elle marqua un arrêt. Elle grimpa laborieusement en dehors du trou qui avait atteint six pieds de profondeur, saisit le pic et sauta de nouveau dedans. Themus s’approcha du bord. Elle tapait furieusement sur la canalisation d’une épaisseur d’environ trois pieds.

En quelques minutes elle réussit à percer une ouverture béante au côté de la canalisation. Elle fouilla alors dans son corsage et en retira un morceau de ce qui avait l’air d’être de la toile cirée, ficelé de fil métallique.

Themus fut surpris de voir couler en dehors de la canalisation en même temps de l’eau claire et de l’eau d’égout. Les deux coulaient ensemble – non, elles avaient seulement l’air de couler ensemble : en réalité le flot d’eau pure jaillissait d’un côté, tandis que l’eau sale se répandait de l’autre. Les deux coulaient dans des directions opposées, mais dans le même tuyau !

La vieille boucha le tuyau avec son morceau de toile cirée, arrêtant immédiatement le flux d’eau et de boue, puis elle commença à remplir le trou de terre. Themus l’observa jusqu’à ce que le trou fût presque plein, à un niveau légèrement plus bas que celui de la rue. Elle avait jeté de la terre mêlée de boue au hasard, dans toutes les directions. On en voyait des traces un peu partout – sur le toit des voitures et sur le pas des portes.

Themus ne put contenir sa curiosité plus longtemps.

Il se dirigea vers la petite vieille, en train de débarrasser sa robe à pois de la boue, tout en la tachant de sang, avec ses mains écorchées.

— Excusez-moi…, commença-t-il.

Le visage de la vieille soudain se renfrogna. « Oh non ! les voici encore ! » avait-elle l’air de dire.

— Les eaux d’égout coulent dans la même canalisation que l’eau potable ? Il posa sa question timidement, songeant à la quantité d’eau qu’il avait bue depuis son arrivée, au nombre de morts dues au botulisme et à la ptomaïne, prenant soudain peur devant la folie de ce peuple.

La vieille femme marmonna quelque chose qui sonnait comme « crétin », puis elle se mit à ramasser un sac plein de denrées alimentaires, apparemment abandonné à la hâte, juste avant son travail d’excavation.

— Y a-t-il de nombreux morts du fait de cette installation fantaisiste ? demanda Themus en pensant que c’était une question stupide, convaincu que le chiffre des décès devait connaître une fluctuation sensible, se demandant si lui-même n’allait pas entrer dans la statistique des victimes.

— Hem… pauvre homme !… ne prennent même pas la peine de canaliser l’eau de telle sorte que le rebut soit polarisé négativement. Qu’on me fiche la paix ! maniaque ! Et elle s’éloigna à grands pas, tandis que des grumeaux de boue se détachaient de sa robe à pois.

Themus secoua la tête pensivement, essayant de voir clair dans tout cela, mais les bourdonnements de son cerveau, qui tentaient de s’échapper par ses oreilles, troublaient le confort de sa tranquillité d’esprit. Il communiqua la sortie de la vieille, hors de son secteur, au service des liaisons, et il reçut bientôt la nouvelle qu’elle s’était fait ramasser par quelqu’un d’autre. Aussi s’apprêta-t-il à reprendre sa ronde.

Brusquement, il ralentit le pas. Une idée soudain se fit jour dans son esprit : pourquoi ce petit lambeau de toile cirée n’avait-il pas été éjecté de l’ouverture par la pression de l’eau dans la canalisation ? Qu’est-ce qui l’avait retenu, immobilisé ?

Il sentit sa langue enfler dans sa bouche, et il comprit que tout reposait sur une tromperie. Le fil de fer, attaché au morceau de toile cirée, servait apparemment à un but précis. Sans aucun doute, c’était là l’explication. Sans aucun doute !

Son esprit Kyben, plein de finesse, écarta le problème.

Themus reprit sa ronde, veillant, prenant des notes – avec un brusque mal de tête.

L’après-midi se déroula selon la routine habituelle : commentaire ininterrompu sur les habitudes courantes des fadas (se mordre mutuellement le lobe de l’oreille gauche, ce qui semblait être un rituel tout à fait banal ; enlever des pneus aux voitures de transport commun et les remplacer par des articles vestimentaires ouatés ; mâcher des miches de pain Kyben torsadé ; enfoncer de longs bâtons dans une planche trouée, dans un but impossible à définir), et sur certains incidents que Themus jugeait extravagants, même chez ces membres pervers de sa race.

Exemple : un jeune homme saute du dix-septième étage d’un édifice public reste accroché au troisième, atterrit sur un store, puis, après avoir rebondi à six reprises, prend son élan pour se lancer par une fenêtre et dans les bras d’une jolie blonde, tenant un bloc-notes de sténographie qu’elle lâche aussitôt pour l’embrasser. Il ne semble pas avoir subi le moindre dommage en sautant ni en atterrissant de façon aussi brutale. Themus se demande si les deux jeunes gens étaient des étrangers l’un pour l’autre, avant cette rencontre brusquée ; cependant, il note une faille dans leurs amours lorsque l’audio-enregistreur capte un soupir de pâmoison suivi de : « Quel est ton nom déjà ? »

Exemple : un mendiant aveugle l’aborde dans la rue, implorant une aumône, et lorsque Themus fouille dans sa poche pour lui donner une pièce de monnaie, l’homme se redresse de toute sa taille, plus haute que Themus l’avait supposée de prime abord, et lui crache sur les bottes. « Pas cette pièce-là ! espèce de cul-terreux ; pas cette pièce-là ! L’autre ! Themus est étonné, car il n’a effectivement que deux pièces dans sa poche – celle qu’il a destinée au mendiant est en argent, et celle que ce dernier semble convoiter est en cuivre. Impatienté par ce contretemps, le mendiant part à la hâte, évitant prudemment un groupe d’hommes qui sort d’une allée d’un pas rapide.

Exemple : Themus aperçoit une femme dans une cabine téléphonique, en train d’effacer activement des inscriptions sur les parois. Des numéros laissés par une centaine d’occupants disparaissent soudain sous les mains rapides de la femme. Lorsque les murs sont parfaitement nettoyés, elle prend dans un sac posé à ses pieds une bombe de peinture.

En quelques minutes la cabine est peinte en rose vif et la peinture entièrement sèche.

Ensuite de quoi elle inscrit de nouveaux numéros sur les parois. Après une heure et quart de cette occupation, elle s’en va, et il ne reste plus à Themus qu’à en faire autant.

Poursuivant sa ronde, Themus aperçut une jeune femme, suspendue par les pieds à l’enseigne d’un bar-restaurant, qui se balançait allègrement, si bien qu’elle lui barrait le passage.

Même avec la tête en bas, elle avait l’air séduisante. Elle était vêtue d’une jolie robe imprimée et de lingerie en dentelle couleur lavande. Themus détourna pudiquement les yeux et commença à marcher autour d’elle.

— Hello ! fit-elle.

Themus s’immobilisa et leva le regard vers la jeune personne, se balançant sous l’imposante enseigne en bois qui disait : Vous pouvez également manger ici !

C’était sans conteste une jeune beauté : une chevelure bleu ciel, un joli teint doré, des pommettes saillantes, des jambes adorables – l’ensemble était délicieux.

Il se rappela à l’ordre et détourna légèrement son regard.

— Gardien Themus, à votre service, mademoiselle, fit-il.

— Vous me plaisez ! répondit-elle.

— Hein ? fit Themus, n’en croyant pas ses oreilles.

— Me serais-je mal expliquée ?

— Oh… non ! certainement pas !

— Dans ce cas, vous avez compris ce que j’ai dit.

— Eh bien, oui, je crois que oui.

— Alors pourquoi voulez-vous que je le répète ?

— Parce que… parce que… c’est simplement étrange de vous voir dans cette position et de vous entendre dire au premier passant qu’il vous plaît. Ce n’est pas… ce n’est pas… bien. Ce n’est pas… ce n’est pas très digne d’une dame.

Elle exécuta un double saut périlleux dans l’air et atterrit gracieusement sur ses pieds, juste en face du gardien.

— Oh, patati, patata ! C’est digne d’une dame du moment que j’ai envie de le faire. S’il ne vous suffit pas de reconnaître que je suis une dame, rien qu’à me regarder, alors je ferais mieux de trouver quelqu’un capable de voir la différence entre les deux sexes.

Themus fut charmé. En quelque sorte elle semblait différente des autres habitants de ce monde de fous. Elle parlait logiquement, bien qu’avec un peu plus de hardiesse que le permettaient les convenances, et elle était incontestablement agréable à regarder. Il s’apprêtait à lui demander son nom lorsque, soudain, l’image claire et nette du malheureux Elix lui revint en mémoire. Il se tourna pour partir.

Aussitôt elle le saisit rudement par la manche, ses ongles frappant le métal de sa cuirasse.

— Attendez une minute ! Où allez-vous ? Je n’ai pas fini de vous parler.

— Je ne peux pas m’entretenir avec vous. Mon supérieur ne serait pas content. Il se passa nerveusement la main sur l’arête de son nez, tandis qu’il scrutait la rue du regard, à la recherche de quelque collègue.

— Oh ! saperlipopette ! Lui ! Elle gloussa de rire. Il n’aime rien, excepté son boulot. « Si vous avez un travail à faire, faites-le ! Compris ? » Elle imitait la voix de Furth fidèlement, et Themus rit malgré lui. Elle profita aussitôt de son air détendu et enchaîna rapidement : J’ai dix-neuf ans. Mon nom est Darfla. Quel est le vôtre ? Themus ?

— Je dois partir. Autrement on m’enverra dans les mines. Je ne dois pas négliger mon travail. Je dois veiller ; ne pouvez-vous le compr…

— Oh ! parfait ! Si je m’arrange pour que notre entrevue fasse partie de votre stupide boulot de fats, me parlerez-vous ? Elle l’attira, avec quelque difficulté, sous un large porche ombragé.

— Eh bien, je ne vois pas comment vous pourriez parvenir à faire croire qu’il s’agit de mon… Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui, avec une appréhension manifeste. Pourrait-on le faire passer en cours martiale rien que pour avoir bavardé ? Était-il condamné déjà ?

— Vous cherchez un homme nommé Boolbak, n’est-ce pas ? l’interrompit-elle.

— Comment pouvez-vous sav…

— Oui ou non oui ou non oui ou non oui ou non oui ou non oui ou non oui ou non ?

— Oui ! oui ! arrêtez ! J’ignore comment vous l’avez su, mais c’est exact, nous le cherchons. Pourquoi ?… Assez bizarrement il se surprit à adopter le parler familier de ce peuple ; il en fut à la fois amusé et affligé. Il craignait quelque peu de trop fraterniser. En moins de deux jours ? Est-ce possible ?

— Il s’agit de mon oncle. Aimeriez-vous le rencontrer ?

— Rapport ! aboya Themus dans son dictaphone.

— Oh ! Est-ce bien nécessaire ? Darfla promena son regard sur les deux astres et croisa ses bras d’un air exaspéré.

Themus fronça les sourcils et marmonna à contrecœur « Terminé ! » dans la boîte.

— Je suis un gardien et je sais ce qu’on attend de moi. Veiller ! Or si je n’enregistre pas tout, ils n’auront rien à envoyer à Kyben-Central, et alors il n’y aura pas de galon pour moi ; en revanche, on m’enverra dans les mines. Il se tut, puis il ajouta, pointant un doigt entre les sourcils de Darfla : cela vous est sans doute bien égal, mais moi j’en ai vus qui sortaient en titubant des mines et qui rampaient à travers un puits de forage pas plus large que votre corps, traînant un sac de minerai attaché à la jambe, qui n’ont qu’à espérer que la stérilité ne les frappe pas avant que leur face ne soit grillée et décomposée ; eh bien ! voilà ce qui m’inquiète !

Il la regarda, surpris : pour toute réponse, elle eut un rire argentin. On aurait vraiment cru entendre le son grêle d’une clochette. Un rire léger qui sonnait agréablement aux oreilles de Themus.

— Pourquoi riez-vous gronda-t-il, renfrogné, s’efforçant de paraître fâché, en dépit de ce rire qui le rendait plus heureux qu’il n’avait jamais été depuis qu’il était arrivé dans ce monde de fous.

— Que votre face soit grillée et décomposée ! Elle éclata de rire. C’est le genre de choses que vous, les fats, vous vous attendez à m’entendre dire ! Magnifique ! Oui, à présent je suis sûre que vous me plaisez !

Le jeune gardien se sentit confus. Profondément troublé, il regarda autour de lui, ayant la curieuse impression d’être venu interrompre une conversation étrangère.

— Je… je ferais mieux de partir. Je ne crois pas avoir le désir de rencontrer votre…

— Parfait ! parfait ! Supposez que je fasse fonctionner votre stupide boîte de sorte qu’elle continue à enregistrer ; à enregistrer des choses qui se passent ; avec votre voix ; sans que vous soyez présent ; viendriez-vous alors avec moi ?

— Avez-vous perdu la tête ? s’écria-t-il d’une voix étouffée.

— Certainement, fit-elle avec un large sourire.

Il se tourna de nouveau pour partir, à la fois fâché et vexé qu’elle se moquât de lui. Une nouvelle fois elle l’arrêta.

— Non ! Je suis désolée. Je vous en prie, je sais le faire. Honnêtement. Allons, donnez-la-moi !

— Écoutez ! Je ne peux pas vous donner ma boîte d’enregistrement. Ce serait la faute la plus terrible qu’un gardien pût commettre. Je serais… je serais… ils me pendraient, ils me fusilleraient, ils m’affameraient, ils me tueraient, ils enverraient les cendres de mon corps incinéré à nos mines pour être jetées aux esclaves simiens. Laissez-moi tranquille ! Sa voix monta en crescendo, lorsqu’il vit la jeune fille soulever sa jupe et retirer un couteau de sa jarretière pour s’attaquer résolument à la partie supérieure de la boîte, toujours fixée sur sa poitrine.

— Le gardien réprima une folle envie de lui demander pourquoi elle portait une jarretière, alors qu’elle n’avait pas de bas, tout en essayant de l’immobiliser.

— Attendez ! attendez ! Ils me jetteront dehors ! Arrêtez ! Allons, laissez-moi ! Patientez un instant ! J’ai dit : patientez-un-instant-pour-l’amour-de-Dieu ! Si vous ne me lâchez pas, je ne pourrai pas détacher la boîte et vous allez m’étrangler. Voici !

Il fit glisser la courroie de son épaule et déboucla sa ceinture. La boîte d’enregistrement tomba entre les mains de la jeune fille et elle se mit aussitôt à bricoler l’intérieur de l’instrument.

Finalement elle se leva, les pieds perdus au milieu d’un fouillis de rouleaux de fil de fer, de tubes à vide, de séparateurs métalliques, d’interrupteurs et de bobines en plastique. L’intérieur de la boîte paraissait entièrement vide, à l’exception d’un squelette en partie démonté, dans un angle.

— Regardez ce que vous avez fait là !

— Cessez de pleurnicher, mon ami. Tout va bien.

— Si tout va bien, faites-la fonctionner et faites-moi entendre l’enregistrement… Il était à la fois terrifié, indigné, furieux et intéressé.

— Je ne peux pas.

— Comment !

— Pourquoi le devrais-je ? Je suis une folle, pas vrai ?

Themus se sentit devenir blanc comme de la lave.

— Soyez maudite ! Regardez ce que vous avez fait ! En cinq minutes vous m’avez fait trahir le Corps d’élite et condamner à une vie qui pourrait bien être aussi courte que votre esprit.

— Oh ! cessez d’être aussi mélodramatique ! Elle eut de nouveau son rire cristallin. À présent, vous pouvez venir avec moi pour rencontrer mon oncle. Vous n’avez plus aucune raison de rester ici. Il y a une chance que votre boîte fonctionne lorsque vous reviendrez ici, plus tard, comme je vous l’ai déjà dit. Mais même dans le cas contraire, rester ici ne vous sert à rien puisqu’elle ne fonctionne plus. Je vais trouver ce qu’il faut pour remonter le mécanisme, si cela peut vous rendre plus heureux.

— Non ! Ce n’est pas un mécanisme de fadas qui peut y faire quoi que ce soit, espèce de folle ! Il s’agit d’un chef-d’œuvre de la science Kyben. Il a fallu des centaines d’hommes, des milliers d’heures de travail pour perfectionner le système… oh, à quoi bon ! Il s’assit sous le porche, se tenant la tête entre les mains.

En quelque sorte, ce qu’elle disait sonnait juste et semblait logique. Puisque la boîte était cassée, il n’y avait aucune raison qu’il refusât de l’accompagner, car rester à attendre équivalait à lui attirer des ennuis, tôt ou tard. C’était logique, oui, mais uniquement pour la raison vaseuse dont elle était l’auteur : la démolition de son appareil. Il commençait à se sentir comme un serpent qui mord sa propre queue. Il ne savait plus où il en était.

— Venez avec moi ! Sa voix avait soudain perdu son accent d’insouciance juvénile ; elle était cassante, autoritaire. Il leva la tête, surpris.

— Mettez-vous debout !

Il se redressa lentement.

— À présent, venez avec moi ! Si vous désirez retrouver votre boîte, elle sera ici, et elle fonctionnera. Pour le moment, peu importe que vous me croyiez folle et votre boîte bousillée ! Elle eut un signe de tête énergique en direction de la rue. Allons, venez ! Peut-être pourrez-vous rentrer dans vos fonctions, sans histoires, si vous trouvez l’homme nommé Boolbak.

La situation était sans espoir. Les restes de son dictaphone gisaient à ses pieds. Il fallait espérer que la jeune fille ne fût pas aussi folle que son comportement le laissait craindre ; peut-être était-elle réellement la nièce de Boolbak ? Et puis, en dépit de son esprit cartésien qui lui faisait augurer le contraire, il devait admettre qu’elle raisonnait d’une façon étrangement saine ; encore que sa logique fût quelque peu fugace.

Il la suivit, tout en se demandant s’il n’était pas lui-même devenu fou.

Themus traversa avec la jeune fille des secteurs de la ville que son supérieur, Furth, ne lui avait pas fait visiter lors de leur ronde d’inspection. Le couple passa sous une arche en bel ouvrage de filigrane donnant sur une allée verte, bordée des deux côtés de magnifiques fleurs, hautes de huit à neuf pieds, qui jetaient des ombres sous la clarté des deux astres.

À un moment, il s’arrêta dans l’ombre d’une fleur sublime pour demander :

— Pourquoi voulez-vous à tout prix que je rencontre votre oncle ?

— Je vous ai observé toute la journée, dit-elle simplement, comme si elle avait préparé sa réponse d’avance et jugé que c’était une explication suffisante.

— Mais pourquoi moi, justement ?

— Vous me plaisez, fit-elle, comme pour l’impressionner par la répétition systématique de ce leitmotiv. Themus eut nettement le sentiment qu’elle le traitait comme un enfant en bas âge.

— Oh, je vois, dit-il, plus déconcerté que jamais. Ils reprirent leur chemin jusqu’en bas d’une rue, passant par un espace aux constructions basses et allongées qui auraient pu être d’anciennes usines désaffectées s’il n’y avait pas eu des tours immenses et fuselées se dressant sur le toit de chacune. Cherchant à distinguer ce qui se trouvait au sommet de chaque tour, Themus se protégea les yeux de ses mains devant l’éclat des deux astres, mais il fut incapable d’apercevoir quoi que ce soit.

— Que représentent-elles ? demanda-t-il. Il fut surpris par l’accent de sa propre voix. À l’entendre, on aurait dit un petit garçon inquisiteur.

— Taisez-vous !

Ce furent les dernières paroles prononcées par Darfla avant que le couple ne fût soudain empoigné par des mains qui semblaient venir de nulle part.

Le gardien n’eut pas le temps de comprendre ce qui se passait que, déjà, une horde d’individus, plus qu’il ne pouvait en compter, les encerclaient. Ces hommes étaient affublés de n’importe quel accoutrement, du pagne et du chapeau haut de forme au burnous et aux bottes à l’écuyère. Darfla poussa un seul cri strident, puis elle laissa tomber ses mains mollement à ses côtés.

— Parfait ! Vous voulez avoir voix au chapitre. Allez-y ! s’écria-t-elle. Sa voix tremblait de colère et d’indignation.

Un homme trapu, au visage grêlé, vêtu d’un costume confectionné avec des cordes de différentes couleurs, avança d’un pas.

— Nous ne sommes pas d’accord (clic-clic !), aussi nous désirons discuter de cette affaire à la grotte (clic-clic !).

Themus écouta avec un ahurissement accru. Non seulement l’homme émaillait ses paroles d’un claquement de langue, avec un bruit métallique et énervant, mais encore, prononçant « la grotte », il prenait une voix profonde, mystérieuse et imposante, totalement différente de celle qui, pour le reste de son petit discours, était plutôt inexpressive et sans inflexion particulière.

Darfla leva ses mains, les paumes en bas, en signe de résignation.

— Que pourrais-je ajouter, Deere, après avoir dit que je regrette ?

L’homme appelé Deere secoua la tête et articula :

— (clic-clic !) Nous parler avant et lui ni maintenant ni jamais jamais jamais ! Rien à dire contre le… (clic !) mais il est de facto un fat, du moins encore un certain temps (clic !). À la grotte ! Le même gloussement, le même ton mystérieux en parlant de la grotte… Themus commençait à s’inquiéter en raison du nombre de leurs assaillants.

— Partons ! dit Darfla par-dessus son épaule en s’adressant à Themus, sans quitter Deere des yeux.

— Où ? fit Themus en tremblant.

— À la grotte ! Où croyez-vous donc ?

— Oh, nulle part ailleurs…, je pense. Il tenta de prendre la nouvelle de gaieté de cœur. Mais sa tentative fut un échec lamentable.

Le groupe se mit en chemin, les gardes du corps assurant leur garde avec une autorité de garde du corps. Ils formaient une haie de camouflage, cachant Themus et Darfla aux yeux des passants.

Darfla se mit à exciter Deere avec des réflexions sarcastiques et Themus avec des allusions énigmatiques. Deere se retourna et lui planta son gros poing dans la figure, et Themus la poussa du coude pour la faire taire.

— N’sait qu’aboyer comme un sous-off ! lança-t-elle comme insulte suprême.

— (clic !) fit Deere en guise de réponse, tirant la langue.

C’était une immense bâtisse sans caractère particulier, au centre d’un terrain vague. Quelque chose dans son apparence faisait penser à un édifice dépourvu de tout intérêt. Themus se souvenait de bâtiments qu’il avait vus dans sa jeunesse et qui avaient une vague ressemblance avec celui-ci. Des maisons que, pour rien au monde, il n’aurait visitées, tellement elles manquaient d’attrait.

L’intérieur ressemblait à une grotte.

Des stalactites se formaient à la voûte rocailleuse cunéiforme. Des stalagmites se dressaient sur le sol, rendant la pierre raboteuse. Une couche de boue entourait une petite mare dans laquelle de l’eau claire se ridait. Les murs étaient taillés dans la roche, le sol était pierreux et couvert de sable.

On aurait pu se croire à cinq kilomètres sous terre. C’était un autre monde.

Un monde grouillant de fadas.

Themus marchait entre deux hommes d’une taille impressionnante, portant fez et ceinturon, derrière Deere aux clic ! bizarres, à côté de Darfla qui avait l’air mal à l’aise. Pour Themus, c’était pire qu’un simple malaise, ce qu’il ressentait. Il était terrifié.

— Deere !

Le cri venait de Darfla. Elle s’était arrêtée, poussée à son corps défendant par la foule qui se pressait derrière elle.

— Je veux qu’on règle cette affaire tout de suite. Ici même. Tout de suite. Ici. Tout de suite.

— Ne tentez (clic !) rien ici ! Darfla, nous avons notre mot à dire, nous aussi ; vous le savez… (clic !)

— Parfait ! Parlez sans détour, alors !

— L’avez-vous emmené pour voir Boolbak ?

— Oui. Pourquoi cette question ?

— Vous savez que votre oncle n’est pas digne de confiance. Il est capable de dire n’importe quoi. Nous n’avons rien à craindre, à vrai dire, mais à quoi bon tenter le diable ! Il retroussa ses grosses lèvres et reprit : Nous serons obligés de conditionner votre gardien, ma fille. Je suis désolé. Il y eut un murmure dans la foule fiévreusement agitée.

Themus ne savait pas en quoi consistait le conditionnement, ni à quoi toute cette conversation faisait allusion, ni qui étaient ces gens ; cependant, il se souvint qu’il était gardien et il eut l’intuition que quelque chose de déplaisant allait lui arriver.

Il regarda autour de lui, à la recherche d’une issue, or il n’y en avait aucune. Il était bel et bien prisonnier de la simple loi du nombre. La grotte était pleine ; même le long des murs des hommes s’alignaient. Il leur suffirait d’avancer un peu pour l’écraser.

Il resta très calme ; tournant son regard intérieur vers le haut et, passant en revue, avec quelque peine, la liste des seigneurs de son ministère, il adressa à chacun péans de louanges et appels de détresse.

— Non ! non ! plaida Darfla. Il n’est pas vraiment des leurs. C’est un Kyben. Je n’aurais pu le supporter, voyons ! s’il était un fat authentique.

Deere se mordit l’intérieur de la joue, d’un air méditatif.

— Nous aussi, nous l’avons pensé lorsque nous avons reçu sa fiche, mais il était trop tôt pour se faire une opinion ; or, à présent, vous l’avez fait entrer dans nos secrets. Nous n’aimons pas cela, Darfla, mais…

— Mettez-le à l’épreuve ! Il vous étonnera. Elle fut soudain tout près de Deere, prenant sa main dans les siennes, son visage proche du regard fixe du petit homme trapu. S’il vous plaît, Deere ! En souvenir de ce que l’oncle a été !

Deere poussa un soupir profond, retroussa ses lèvres de nouveau et dit :

— D’accord, Darfla. Si les autres le sont aussi… Il ne m’appartient pas de prendre la décision tout seul. Il regarda autour de lui. Il y eut un murmure d’assentiment dans la foule. Il se tourna vers Themus, lui décochant un coup d’œil appréciateur.

Puis, soudain…

— Voici de quoi il s’agit : nous sommes fous. Vous devez nous prouver que vous êtes fou, vous aussi. Vous devez… euh, voyons… accomplir cinq actes insensés. Réellement insensés. Ici même, dans cette grotte. Vous êtes autorisé à faire n’importe quoi, excepté blesser l’un de nous ou essayer de vous échapper. Et comme nous sommes fous nous-mêmes, nous saurons apprécier s’il s’agit d’actes insensés ou non. À présent, allez-y !

— Dites-lui tout, Deere ! Dites-lui… commença Darfla.

— La paix ! femelle. C’est tout ce qu’il y a à en dire. Gardien, allez-y ! Il recula, les bras croisés sur son petit ventre replet.

— Fou ? Quelle sorte de folie ? Je veux dire, comment la prouver ? Je ne peux pas… Je ne peux pas faire la moindre… Themus regarda Darfla. La voyant sur le point de pleurer, quelque chose en lui remua.

Il réfléchit un moment. La foule devint impatiente ; des voix s’élevèrent de la masse. Il réfléchissait toujours. Soudain, un sourire éclaira sa face, de la bouche jusqu’aux oreilles.

Calmement, il s’approcha de Darfla et commença à la déshabiller.

Dans le silence qui s’installa brusquement dans la grotte, on entendait un claquement de dents.

Themus ôta tous les vêtements de la jeune fille, pièce par pièce, fit un nœud dans chacun et le fixa en tirant dessus avec application, avant de passer au suivant. Blouse. Nouer – tirer. Ceinture. Nouer – tirer. Jupe. Nouer – tirer.

Darfla n’offrit aucune résistance, cependant son visage semblait taillé dans la pierre, à l’exception d’une constriction rythmique de sa mâchoire inférieure.

Enfin elle fut entièrement nue.

Themus se baissa et s’assura que chaque article de vêtement était fixé par un nœud solide. Puis il ramassa le tout dans un ballot et le présenta à la jeune fille. Elle tendit les bras et il y fit tomber le paquet.

— Des nœuds pour vous ! fit-il.

— Et d’une ! dit Deere.

Themus avait l’impression d’avoir dans son cerveau de petits générateurs qui se mettaient à tourner, à ronronner et à grincer, lui donnant un monstrueux mal de tête.

Il se tenait au milieu des fadas, les jambes écartées, la taille droite, les cheveux bleus, le nez un peu trop long, les joues un peu trop hâves. Il frotta son nez un peu trop long avec un air de profonde concentration.

De nouveau, il sourit.

Puis il prit son élan et tournoya trois fois sur la pointe des pieds avant de se ruer sauvagement sur l’un des badauds.

Le fada ainsi assailli jeta des regards affolés autour de lui ; voyant ses voisins sourire de son infortune, il regarda de nouveau Themus qui lui faisait face.

Il portait une chemise et un pantalon de bouffon ; un chapeau plat, du type mortier universitaire anglais, était posé de travers sur son front. Son chapeau glissa un peu en arrière lorsqu’il leva la tête pour dévisager son agresseur.

Le gardien se tenait devant lui, fixant des yeux intensément sa propre main. Puis il saisit son coude gauche de sa main droite. Sa main gauche était allongée, ses doigts tels des crampons recourbés pour former une sorte de creux.

— V’voyez folâtrer mes poissons ? demanda Themus.

Le fada ouvrit la bouche, suffoqua, ferma la bouche, suffoqua de nouveau, rouvrit la bouche. Pas un son n’en sortit.

Themus brandit sa main sous le nez de l’autre. On aurait dit qu’il tenait une coupe dans sa main.

— V’voyez folâtrer mes poissons ? répéta-t-il.

Confus, le fada réussit à articuler :

— Qu’… qu’… quels poissons ? Je ne vois aucun poisson.

— Ça n’a rien d’étonnant, fit Themus en ricanant. Ils sont tous morts, la semaine dernière.

L’hilarité de la foule fut couverte par la voix d’un homme au visage stupide qui s’éleva soudain près de l’homme au chapeau plat :

— Je les vois folâtrer, vos poissons. Ils sont là dans la coupe. Moi, je les vois. Où est l’astuce ?

— Vous êtes plus fou que moi, dit Themus en ouvrant sa main, parfaitement vide. Je n’ai aucune coupe.

— Et de deux ! dit Deere, les sourcils froncés.

Sans perdre un instant, Themus se mit à pousser les fadas contre le mur. N’offrant pas la moindre résistance, ils se laissèrent docilement malmener un peu, jusqu’à ce qu’ils fussent immobilisés.

— Pour le tour suivant, j’aurai besoin de la collaboration de chacun de vous, dit Themus. Tout le monde doit entrer dans le rang. Il me faut une ligne droite, une ligne toute droite. Il les poussa encore, si bien que tous furent rangés contre le mur. Finalement ils formèrent un semblant de rang ordonné, une ligne droite le long du mur.

— Non, non ! marmonna Themus avec douceur, ce n’est pas encore suffisant. Voyons, ici. Il longea la rangée des hommes, faisant reculer les uns, avancer les autres, jusqu’à ce que tous fussent parfaitement alignés.

Il se rendit à l’extrême-droite du rang et l’inspecta.

— Vous, là-bas ! le quatrième de la fin, reculez d’un demi-pas ! voulez-vous ? Euh… oui, c’est… bon… stop ! Parfait ! À présent, vous !… et il désigna un individu au pantalon jaune gonflant, sans chemise… avancez un tout petit peu !… euh… c’est ça ! Stop ! Parfait !

Ensuite il se plaça en face d’eux et les scruta du regard, d’un bout à l’autre, les examinant tel un général qui inspecte ses troupes.

— Vous voilà parfaitement rentrés dans le rang ! Tous semblables ! Tous les fadas gentiment manœuvrés pour entrer dans les rangs des fats. Je vous remercie, fit-il en grimaçant un large sourire.

— Et de trois ! dit Deere, rougissant et plissant le front.

Themus fit les cent pas en attendant que la foule ainsi bernée se fût dispersée dans une bousculade confuse à travers la grotte.

Il contourna une énorme stalagmite en lui assenant un coup de pied et se dirigea vers le bord de la mare entourée de boue, puis il se mit à gratter la terre fangeuse à ses pieds.

Il ramassa deux poignées de cette matière visqueuse et la transporta à quelques pas de là, sur le sommet d’un rocher. La flanquant au sol, il se précipita vers son point de départ pour prendre une nouvelle poignée. Son entrain était tel qu’il éclaboussa ceux qui se trouvaient sur son chemin, lorsqu’il retourna de nouveau vers l’endroit où il avait déposé son précédent chargement. Il s’arrêta, réfléchit un bon moment, puis il plaça le paquet de boue délicatement sur le premier, en biais.

Ensuite il se hâta d’en chercher un autre.

De nouveau il le posa soigneusement sur le tas, la langue pointant au coin de sa bouche, les yeux rétrécis dans une contemplation accrue.

Puis un autre chargement.

Et encore un autre.

Chacun placé avec une attention plus concentrée que le précédent, jusqu’à ce qu’un énorme château de terre boueuse, de quatre pieds de hauteur, fût achevé.

Themus recula pour examiner son œuvre, puis il leva son pouce pour mieux la scruter d’un seul œil. Enfin, il retourna vers le trou profond qu’il avait creusé au bord de la mare et y retira encore un doigt de matière.

Il se hâta alors de plaquer soigneusement la parcelle de terre sur le reste, il lissa le tout d’une main experte, puis il recula avec l’expression satisfaite d’un artiste qui vient d’achever son chef-d’œuvre.

— Ah ! c’est exactement ce que je voulais ! s’écria-t-il…

… et il sauta dans le trou.

— Et de quatre ! dit Deere, tandis que des larmes de rire coulaient sur ses joues.

Themus s’assit dans le trou, les jambes pliées et croisées, le menton appuyé sur ses mains, les coudes posés sur ses genoux. Il resta assis.

Il s’attarda dans la position assise.

Toujours assis.

Assis, assis, assis.

Deere s’approcha et baissa son regard sur lui.

— Quel sera le cinquième acte de folie ?

— Il n’y en a pas.

Deere fut stupéfait par la réponse du gardien. En un éclair, il pivota sur ses talons et sa tête fonça sur celle de Themus.

— Il n’y en a pas ?

— Je vais rester assis ici et ne rien faire d’autre.

Un murmure de mécontentement s’éleva de la foule.

— Quoi ? cria Deere. Que voulez-vous dire par « ne rien faire d’autre » ? Nous vous avons imposé cinq épreuves. Vous n’en avez exécuté que quatre. Pourquoi n’y aura-t-il pas une cinquième ?

— Parce que, si je ne fais pas la cinquième, vous me tuerez ; or je pense que c’est une preuve suffisante de folie, même pour vous.

Bien que Deere eût le dos tourné lorsqu’il s’éloigna, Themus crut entendre un imperceptible « Et de cinq ! »

— Ils veulent que vous reveniez ici, après avoir vu mon oncle, dit Darfla avec une froideur manifeste dans la voix.

Le couple emprunta d’un pas alerte un chemin de traverse, la jeune fille précédant de quelques pas le gardien.

Themus savait qu’il lui restait un petit problème à régler.

— Écoutez, Darfla, je suis désolé de ce qui s’est passé là-bas, mais c’était une question de vie ou de mort pour moi, et rien qu’une petite gêne pour vous. C’était la première chose qui m’est venue à l’idée, et il me fallait gagner du temps. Je suis réellement désolé, mais vous n’êtes sûrement pas la première femme nue qu’ils ont vue, et pour vous ce n’est sans doute pas la première fois que vous vous dénudez devant un homme, aussi cela ne devrait pas…

Themus se tut. Ils poursuivirent leur chemin, Darfla à grandes enjambées, visiblement en colère.

Arrivée à une intersection, elle sauta agilement par-dessus la barrière et ne cessa de courir que lorsqu’elle fut dans l’allée pour piétons. Essoufflée, elle fit plusieurs petits pas pour couper son élan, puis elle se tourna vers Themus.

— Nous ferions mieux de nous arrêter ici un moment et de vous trouver quelque chose à mettre sur le dos pour cacher cet uniforme de gardien. Il n’est pas difficile d’éviter les fats, ajouta-t-elle en le détaillant d’un air dépréciateur, mais il n’est pas nécessaire de prendre des risques inutiles.

Elle lui indiqua une petite boutique dont on ne voyait qu’une vitrine, avec un message hâtivement peint en travers d’un des panneaux. Elgis le costumier – et, en dessous – Tout ce que vous ne trouverez pas ici, ne vaut rien ailleurs. Ils entrèrent par une porte vitrée qui tournait sur une cheville ouvrière.

À l’intérieur de la boutique, Darfla adressa quelques mots à un fada, grand et maigre, portant un masque noir qui lui couvrait la moitié du visage et un costume noir moulant étroitement son corps. Il disparut, apparemment dans une cage, sous le plancher d’où s’élevait un tube brillant.

La jeune fille retira une pièce de tissu d’un coin du comptoir sur lequel elle était juchée, les jambes coquettement croisées. Themus promena ses regards alentour. C’était bel et bien une boutique de costumier, d’un aménagement fonctionnel et avec un choix, une sélection fantastique d’articles de confection. Des tissus alignés en bon ordre, allant de la grossière toile de campagne aux dernières trouvailles de la fibre synthétique venues de tous les coins de la Galaxie. Themus s’émerveilla devant les variétés infinies d’étoffes et de vêtements, lorsque soudain le propriétaire surgit du sous-sol.

L’homme remit pied à terre et, au grand étonnement de Themus, nulle cage d’ascenseur n’apparut. Il semblait bien qu’il fût monté du sous-sol de la même façon qu’il y fût descendu, simplement en glissant le long du tube brillant, sans l’aide d’un système mécanique. Themus avait cessé depuis longtemps de s’inquiéter de telles bizarreries. Il haussa les épaules et regarda le costume que l’homme venait d’apporter d’en bas.

Dix minutes plus tard, il examina le costume sur lui-même, devant un miroir en pied, en forme de cube, et il sourit à sa silhouette soudain transformée : de simple gardien de classe inférieure, il semblait devenu un membre bien fringué du culte des Phénix de la Mode Masculine qu’on rencontrait sur Fewbhuh IV.

Ses boucles d’oreilles pendaient, scintillantes, jusque sur ses épaules ; la bourse aux liasses de billets, accrochée à sa ceinture, lui paraissait plus lourde qu’elle n’aurait dû être. Il tira la fermeture éclair de la bourse et poussa un soupir. Il s’agissait bel et bien de liasses de billets ! Il rentra le bas de son vêtement plissé et multicolore dans le revers de ses bottes, balança la lanterne par-dessus son épaule et regarda Darfla d’un air interrogateur.

Apercevant son sourire, il sourit à son tour, mais aussitôt elle devint de marbre.

Darfla fit quelque arrangement avec Elgis, lui serra la main, lui mordit l’oreille et fit :

— Comment vont les jumeaux, Elgis ? À quoi le costumier répondit : « Hé ! hé ! » avec une nonchalance affectée. Puis le couple partit.

Le reste du parcours à travers les rues aux constructions hétéroclites de Valasah se fit en silence.

Les fadas étaient différents de ce qu’ils semblaient être. De cela, Themus était bien certain à présent. Il avait été vraiment stupide de ne pas l’avoir remarqué auparavant, et il se dit que les gardiens devaient être encore plus stupides que lui-même de ne pas l’avoir compris, depuis des siècles qu’ils vivaient à Kyba.

Cependant il demeurait des énigmes qu’il n’avait pas réussi à résoudre. Celle de l’eau d’égout et de l’eau pure coulant dans des directions opposées à travers la même canalisation. Celle du mendiant sachant combien il avait de pièces de monnaie dans sa poche. Celle de la jeune fille réussissant à démonter son dictaphone en prétendant que celui-ci fonctionnerait de nouveau normalement – sans que quiconque y mît la main. Et enfin, celle de l’aménagement d’un sous-sol, d’une dimension importante, à l’intérieur d’un bloc de béton. Toutes ces performances n’étaient pas l’œuvre de fous.

Et pourtant ces gens étaient bel et bien fous !

Il n’était pas possible qu’il en fut autrement. Toutes ces choses, qui semblaient mystérieuses et irréelles, étaient contrebalancées par des centaines d’actes d’une folie achevée. Les fadas vivaient dans un monde sans aucune uniformisation, sans le moindre conformisme. Il n’était pas possible de jauger les actes de ces gens, contrairement à ceux des Kyben des astres. C’était… c’était… c’était tout simplement de la démence !

De confusion, Themus éprouva des picotements aux muqueuses, mais il refréna son envie de se gratter le nez, de peur de paraître peu convenable.

— N’ai-je pas l’air d’un Père Noël ? fit-il.

— De qui ? demanda Themus en dévisageant une face ronde et rougeaude, ornée d’une barbe hirsute. Il ignora la mauvaise cicatrice jaunâtre qui lui barrait le front, d’une tempe à l’autre.

— Le Père Noël ! Le Père Noël ! espèce de rustre ! N’avez-vous donc jamais entendu parler du héros mythique des Terriens : Saint Nicolas ? Il fut le héros de la bataille d’Alamo ; il découvrit ce qu’on appelle la Grande Pyramide de Gizeh ; il fut le plus grand buveur de lait – du lait bu dans un sabot – que la planète ait jamais connu !

— Qu’est-ce que le lait ? demanda Themus.

— Seigneur ! Quel balourd ! s’écria-t-il en faisant la moue d’une façon enfantine. J’ai fait un travail de recherches considérable sur ce chapitre. Considérable ! répéta-t-il. Puis, comme pour lui-même, il murmura le mot, telle une litanie : considérable.

Il paraissait effrayé. On sentait sa frayeur à travers son ton jovial et bon enfant.

Themus n’arrivait pas à comprendre ce vieillard : il donnait l’impression d’être le plus fort de tout le lot, et pourtant il ne parlait que de choses banales, d’une voix douce, chuchotante. Or, il y avait quelque chose en lui qui le rendait différent des autres fadas. Il n’avait pas non plus leur regard sauvage.

Dans le silence qui régnait dans le repaire du sous-sol, leur respiration semblait amplifiée, aux oreilles de Themus.

— Êtes-vous Boolbak, le voleur d’acier ? demanda le gardien, simplement pour faire de la conversation. Il lui semblait que c’était là, sans arrière-pensée, une chose à dire, parfaitement de circonstance.

Le vieux barbu changea de position sur son tas de charbon dont la poussière avait terni son poil et taché le costume rouge qu’il portait. De douce, sa voix devint stridente.

— Un espion ! un espion ! Ils sont à ma poursuite ! Vous allez me donner ! Vous vendrez la mèche ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Le vieillard le fusillait du regard et pointait un doigt tremblant dans sa direction.

— Oncle Boolbak ! Darfla fronça les sourcils et frappa dans ses mains. Le vieillard cessa de crier et la regarda.

— Quoi ? fit-il-en pinçant ses lèvres comme un enfant.

— Quel qu’il soit, il n’est pas un espion, en tout cas, dit-elle en jetant un coup d’œil parfaitement méprisant sur Themus. C’est un gardien qui avait pour mission de te trouver. Il me plaisait, ajouta-t-elle en levant les yeux au plafond comme pour demander pardon d’avoir si mal choisi l’objet de ses attentions, et je pensais qu’il était temps que tu cesses tes bêtises et que tu parles à l’un d’eux. C’est pourquoi je te l’ai amené.

— Bêtises ? Des bêtises… vraiment ! Eh bien, tu vas causer ma perte, mon enfant. À présent, ils vont passer la corde au cou de ton pauvre oncle, aussi sûrement que Koobis et Poorah se lèvent chaque matin. Oh ! qu’as-tu fait !

La jeune fille secoua la tête tristement.

— Bah ! cesse de te lamenter, veux-tu ? Personne ne te veut du mal. Montre-lui ton butin !

— Non ! répondit-il en faisant la moue de nouveau.

Themus fut saisi d’étonnement. L’homme était sénile, de toute évidence. Il était comme un enfant mal assuré et titubant. De quelle utilité pourrait-il bien être ? Quel intérêt pouvait-il bien avoir aux yeux des gardiens, et même des fadas ? D’ailleurs, quiconque avait-il tenté d’empêcher Darfla de l’amener ici ?

Soudain le vieillard sourit à la dérobée et se recroquevilla, se cachant à moitié du gardien, comme s’il possédait un trésor qu’on voulait lui ravir. Il fit de petits signes de ses doigts boudinés, indiquant à Themus qu’il faisait appel, dans l’ordre, à son attention, à sa patience, à son silence, à son oreille. Son langage muet était d’une grande éloquence. Themus le comprit sans difficulté. Il se pencha vers le vieillard.

Oncle Boolbak fouilla dans la poche de sa veste rouge, barbouillée de taches noires, et en retira un bâton de sucre d’orge.

— Vous en voulez ? Hein ! vous en voulez ?

Themus eut une envie folle de décamper, mais il rassembla toute sa dignité et dit :

— Je suis Themus, gardien de classe inférieure. On m’a dit que vous… euh… volez de l’acier. Est-ce exact ?

Pendant un moment le vieillard eut l’air malheureux devant le refus du gardien de goûter son sucre d’orge, puis soudain son visage se durcit. Ses yeux, pétillants un instant plus tôt, ressemblaient à deux diamants, à l’éclat froid, qui lançaient des flammes. Sa voix était tranchante, virile, pleine de maturité.

— Oui, c’est exact. Je vole de l’acier, comme vous dites. Vous vous demandez ce que cela signifie, hein ?

Themus se sentit incapable de parler. L’individu semblait totalement changé. Le gardien eut soudain l’impression d’être un enfant en face d’un être à l’esprit éclairé. Il se contenta de hocher la tête.

— Eh bien, laissez-moi vous montrer mon butin. Le vieillard disparut derrière le fourneau et revint avec deux plaques de tôle d’acier. Sur l’établi longeant le mur, il prit un poinçon de métal et un marteau à deux têtes. Il flanqua par terre une des plaques et tendit le poinçon et le marteau à Themus.

— Percez-y un trou avec ce poinçon ! fit-il en lui indiquant l’autre plaque qu’il avait mise à plat sur l’établi. Themus hésita. Allez-y ! Allez, mon garçon ! Ne perdez pas de temps !

Le gardien se dirigea vers l’établi, posa le poinçon sur la plaque et y donna de petits coups jusqu’à ce qu’un trou commençât à apparaître. Puis il y introduisit de nouveau le poinçon et l’enfonça en donnant deux coups de marteau légers sur la tête. Le bruit retentit dans le sous-sol faiblement éclairé. Le poinçon perça la plaque et pénétra de quelques millimètres dans le bois de l’établi.

— Je n’ai pourtant pas frappé bien fort, s’excusa Themus en regardant « Saint Nicolas » par-dessus son épaule.

— C’est très bien ainsi. Cet acier est très malléable. Il contient trop d’impuretés. Pour la construction des vaisseaux spatiaux Kyben on emploie un acier qui ne vaut guère mieux, bien qu’il soit renforcé avec des contre-plaques très solides. Maintenant, regardez bien !

Il prit la plaque par un angle, entre le pouce et l’index, et la tint suspendue. Puis il pinça l’angle opposé entre le pouce et l’index de son autre main, serrant fortement.

La plaque soudain se pulvérisa, répandant sur la main du vieillard une large traînée poudreuse.

Themus resta bouche bée ; son cœur se serra d’émotion. Une telle chose ne pouvait être possible ! Le vieillard devait être un magicien !

La poussière qui couvrait le plancher à ses pieds luisait faiblement. Elle avait une luminosité étrange. Themus roula de gros yeux, incapable de comprendre tout ceci.

— À présent, dit Boolbak en prenant l’autre plaque, percez un trou dans celle-ci !

Themus se sentit incapable de soulever le marteau. Ses mains refusèrent d’obéir. On ne pouvait rester impassible après avoir vu un spectacle aussi étrange.

— Reprenez vos esprits, mon garçon ! Allez-y ! Percez ! La voix du vieillard était autoritaire. Themus sortit de son extase.

Il s’attaqua à la seconde plaque. En trois coups frappés avec force, il perça la plaque et de nouveau ficha la pointe dans le bois de l’établi.

— Bien, bien ! dit l’oncle Boolbak en prenant la seconde plaque entre ses doigts, tout comme il avait fait de la première. Il serra fortement l’acier, avec un léger mouvement rotatif de ses doigts.

L’acier parut subir une métamorphose. Sa forme restait rigide, mais ses surfaces noircissaient, semblaient devenir fluides. C’était toujours la même plaque de métal, et pourtant elle paraissait soudain accuser des creux, avoir des surfaces changeantes.

Boolbak tendit la plaque à Themus.

— Percez-y un autre trou !

Themus l’accepta, saisi d’étonnement, et la posa sur l’établi. Elle paraissait plus lourde qu’auparavant. Il donna trois coups de marteau bien secs, bien visés. Le métal resta rigide, inchangé.

Il ajusta le poinçon et frappa de nouveau, plus fort, une demi-douzaine de coups de marteau. Il retira le poinçon : sa pointe était faussée, son manche légèrement tordu. Le métal était resté indemne.

— C’est… mais c’est… commença-t-il, incapable de poursuivre, car sa langue semblait épaisse et inerte comme une boule de coton dans sa bouche.

Boolbak hocha la tête.

— Oui, la matière a subi un changement. Elle est à présent plus dure que n’importe quel métal qui ait jamais été fabriqué. Elle résiste à la chaleur aussi bien qu’au froid, à un degré qui ferait fondre ou éclater en mille morceaux n’importe quel autre métal. Elle est inattaquable. C’est un excellent matériel de guerre. Avec un acier de cette qualité, n’importe quelle armée est invincible. C’est l’invention la plus révolutionnaire dans le domaine de l’arme absolue, car rien ne peut l’arrêter.

» Un char de combat fabriqué avec ce métal deviendrait un engin meurtrier, redoutable. Un vaisseau spatial de la même résistance pourrait traverser la couronne solaire. Un soldat portant une telle armure, aussi indestructible, serait un titan. Il recula, les lèvres pincées, laissant Themus muet de stupeur, avec la plaque entre ses mains.

— Mais comment avez-vous… comment pouvez-vous… c’est impossible ! Comment avez-vous réussi ceci ? Qu’avez-vous fait pour obtenir ce résultat ? Themus eut l’impression que la pièce tournait autour de lui : ceci défiait les lois de l’univers !

— Asseyez-vous ! je veux vous parler. J’ai certaines choses à vous apprendre. Il lui entoura les épaules et le guida vers un escalier pour s’asseoir.

Themus regarda Darfla. Celle-ci se mordit les lèvres. S’agissait-il du fameux entretien qu’il devait avoir avec l’oncle Boolbak et auquel les fadas étaient hostiles ?

Themus se dit : ça y est ! Voici une réponse ! Peut-être pas la réponse à tout ce qui le troublait, mais sans doute une réponse.

Soudain, il ne désirait plus savoir. Il avait peur, terriblement peur. Il bégaya.

— P… p… pensez-vous qu’il le faut ? Je suis un gardien, vous savez, et je ne veux pas…

Le vieillard lui coupa la parole d’un signe de la main et le poussa d’un geste ferme sur la marche.

— Vous croyez que vous nous surveillez, n’est-ce pas ? commença Boolbak. Je veux dire, vous croyez que le Corps des gardiens a pour mission de garder un œil sur tous les fous, pas vrai ; d’enfermer les brebis noires dans l’asile afin que les Kyben des astres ne perdent ni la face ni l’estime aux yeux de la Galaxie, c’est bien ça ?

Themus opina à contrecœur, ne voulant pas faire injure au vieillard. Boolbak éclata de rire.

— Bande d’imbéciles ! C’est nous qui désirons votre présence ici. Croyez-vous donc un seul instant que nous eussions accepté vos fouineurs maladroits et prétentieux dans nos parages, si nous n’avions pas un rôle spécial à vous faire jouer ?

» Laissez-moi vous raconter une histoire, poursuivit le vieillard. Il y a des siècles de cela, avant ce que vous appelez avec béatitude l’Explosion Kyben dans l’espace, les fadas aussi bien que les fats vivaient ici, en bonne entente, et non divisés comme aujourd’hui. Les fats étaient les administrateurs, les instruments d’une excellente organisation, autant sur le plan moral que matériel. Ce type d’individu semble graviter vers des positions d’influence et de puissance.

» Les fadas étaient les non-conformistes. C’étaient eux qui ne cessaient d’avoir des idées nouvelles. C’étaient eux qui peignaient les grandes œuvres d’art. C’étaient eux qui composaient la musique la plus mémorable. C’étaient eux qui submergeaient les asiles de fous. Ils étaient les hommes aux grandes idées, soit, mais ils étaient une épine au pied des fats, parce qu’il était impossible de prévoir leurs actes. Ils allaient dans toutes les directions à la fois. Ils constituaient un problème sur le plan régimentaire. Aussi les fats cherchaient-ils à les tenir en laisse, leur donnant de petits travaux routiniers à faire, les cataloguant par idées, par habitudes, par attitudes, par comportements. Les non-conformistes se rebiffaient. Il n’existe aucun mémoire à ce sujet, mais il y eut presque une guerre sur cette planète, risquant d’exterminer tous les Kyben – des deux partis – jusqu’au dernier survivant.

Il se frotta les yeux, comme pour chasser des images déplaisantes.

Themus et Darfla l’écoutaient intensément, leurs regards fixés sur les yeux du vieillard affublé d’un costume ridicule. Themus présumait que Darfla avait dû entendre l’histoire auparavant, pourtant il la voyait toute tendue pour ne pas perdre une seule parole de Boolbak.

— Heureusement, ceux qui avaient gardé la tête froide gagnèrent. Une solution de remplacement fut présentée et mise en application. Vous avez toujours cru que les Kyben distancent sans mal les fadas, ces laissés pour compte : qu’on nous permet de demeurer ici parce que nous ne valons pas cher et que nous sommes inoffensifs ; que nous déshonorons nos pionniers à l’esprit pratique, aux yeux des autres races. N’est-ce pas là l’histoire que vous avez toujours entendu raconter ? Ne sommes-nous pas les brebis noires des Kyben ?

Il rit, secouant la tête.

— Bande d’imbéciles ! Nous vous avons rejetés ! Nous ne voulions pas vous avoir tout le temps sur nos talons, à nous embêter. Nous n’avons pas été distancés ; bien au contraire, c’est vous qui êtes en dehors de la course !

Themus eut le souffle coupé. C’était vrai. Il comprit soudain que c’était vrai. Il n’avait plus aucun doute à ce sujet. C’était donc ainsi. En l’espace de quelques secondes, tout l’échafaudage de son existence bien réglée s’était écroulé. Il ne se considérait plus comme un membre valeureux du Corps d’élite de la race d’élite de l’univers. Il n’était qu’un zéro, qu’une quantité négligeable, qu’un soldat de plomb, qu’une copie conforme.

Il s’apprêta à dire quelque chose, mais Boolbak le devança.

— Nous n’avons rien contre l’idée de régner sur la Galaxie. Nous l’approuvons, au contraire. Le problème délicat, lorsque nous voulons une chose inhabituelle et qui nécessite de l’influence pour être obtenue rapidement, est ainsi facilité. D’ailleurs, pourquoi nous donnerions-nous la peine de faire les travaux manuels, alors qu’il nous suffit de tirer les ficelles pour que l’un ou l’autre de vos pantins armés les exécute ?

» Certes, nous vous autorisons à régner sur la Galaxie. Cela vous occupe, et pendant ce temps vous nous fichez la paix. Vous régnez sur la Galaxie, soit, mais nous régnons sur vous !

Un roulement de tonnerre accompagné d’éclairs semblait se déchaîner dans la tête du gardien qui craignait qu’à tout moment celle-ci n’éclatât. C’en était trop ! Trop à la fois ! Tout venait trop soudainement.

Boolbak parlait toujours.

— Nous maintenons des Corps de gardiens dans d’autres univers, à la fois comme espions et agents de dissimulation. Ceci nous permet d’avoir un Corps de gardiens ici, à Kyba même, sans attirer la moindre attention sur nous. La présence de quelques centaines des vôtres ne présente pas une sérieuse gêne pour nous, et puis il nous est tellement facile de vous éviter, si nous le désirons. Cela vaut mieux que d’avoir toute une planète peuplée d’importuns de votre espèce !

Il se tut de nouveau et pointa son doigt sur la poitrine de Themus.

— Nous nous sommes servis des gardiens en tant qu’agents de liaison entre nous, toutes les fois que nous avions à communiquer des innovations, de nouvelles méthodes, des concepts prêts à l’utilisation. Ces braves gardiens, avec leurs petites mains faites pour rafler, étaient toujours enclins à accepter ce que « les fous de chez eux » avaient à proposer.

» Habituellement, nos idées étaient mises en pratique par vous ; or vous n’avez jamais su qu’elles avaient vu le jour ici même.

» Nous faisions le nécessaire pour que la devise primordiale du veilleur fût de veiller, veiller, et encore veiller, quoi que nous fîmes, afin de nous épargner la peine de transmettre l’information là où elle devait avoir l’effet le plus salutaire, intégralement et sans y changer quoi que ce soit. Et, croyez-moi, il n’était pas difficile de dissimuler tout ce que nous voulions et de tromper votre vigilance ; vous êtes réellement des simples d’esprit. Ainsi, lorsque nous avions une nouvelle invention ou un concept révolutionnaire à révéler, tout ce qui nous restait à faire était de nous rendre dans un square public et de vous en faire la démonstration. Pegulla, vois – Pegulla, fais.

Themus médita tout haut, interrompant le vieillard.

— Mais enfin, qu’est-ce que des boîtes de juba-fruits ont à voir avec une démonstration publique ?

— Rien d’étonnant à ce que des simplets de votre espèce ne saisissent pas immédiatement le sens d’une telle performance, répondit Boolbak. Il se trouve que je connais Shella – celui qui en était chargé –, et je sais ce qu’il voulait démontrer. Il illustrait tout bêtement un nouveau système de classement d’une bibliothèque, deux fois plus efficace que l’ancien.

» Il savait que les vôtres en prendraient note, que Kyben-Central serait averti et que, finalement, on comprendrait son fonctionnement. Nous vous donnons pas mal de fil à retordre. Si quelque chose vous paraît étrange, réfléchissez-y un moment, et bientôt une explication logique vous apparaîtra. Malheureusement, c’est là une faculté qui fait défaut aux Kyben des astres. Leurs cerveaux sont moulés sur le même modèle, leurs idées sont tracées sur le même schéma… Son rire, cette fois, eut un accent sarcastique.

— Mais pourquoi êtes-vous tous si… si… bizarres ? demanda Themus d’une voix chevrotante.

— Vous commencez à comprendre, mon garçon ? Je vais vous raconter pourquoi nous sommes bizarres, comme vous dites. Nous ne sommes pas fous, nous faisons simplement ce que nous voulons, quand nous le voulons, comme nous le voulons. Vous, les êtres à principes, ne savez pas reconnaître combien il y a de bon sens dans notre façon de voir les choses. Vous pensez que chacun doit se vêtir selon un mode conforme, consulter son dentiste un certain nombre de fois dans l’année, pratiquer un culte selon les règles prescrites, choisir un conjoint d’après les normes établies. En d’autres mots, chacun doit vivre sa vie, fidèle aux traditions et aux conventions.

» La seule manière de stimuler la puissance créatrice est de se développer librement, sans contrainte ni restriction. Nous ne sommes pas fous du tout. Nous exagérons peut-être un peu, mais c’est tout bonnement pour mystifier votre bande de nigauds. En fait, nous sommes plus sains d’esprit que vous. Savez-vous transformer la structure moléculaire d’un morceau de métal, simplement en le touchant à la jointure des chaînes d’atomes ?

— Est-ce… là… l’explication de ce que vous avez fait tout à l’heure ? demanda Themus.

— Oui. Aurais-je pu aller loin dans un domaine comme celui-ci, si j’avais grandi dans un monde ayant une culture semblable à celle que vous avez toujours connue ?

» Pour chaque chose anormale que vous rencontrez dans ce monde, il existe une réponse logique et rationnelle.

Themus sentit ses genoux trembler. Tout ceci venait trop brutalement. L’essence même de son univers consistait dans le déroulement normal des choses, dans un ordre bien établi.

Il regarda Darfla pour la première fois depuis un temps qui lui semblait une éternité. Il lui fut impossible de savoir ce qu’elle pensait.

— Mais pourquoi ne pas avoir fait la démonstration de cette transformation d’un métal devant les gardiens, puisque vous désirez qu’ils connaissent tous vos concepts nouveaux ? questionna Themus, sceptique.

Le visage de Boolbak soudain reprit son air détendu. Ses yeux pétillants et brillants de malice, il frappa dans ses mains comme un enfant et s’écria en rougissant :

— Oh non ! Je ne veux pas !

— Mais pourquoi ?

De nouveau un changement s’opéra sur les traits du vieillard. Cette fois, une terreur pitoyable s’y peignait. La sueur perlait sur son front.

— Ils vont me chasser et m’entourer la tête d’un cercle de fer !

Il sauta sur ses pieds, recula d’un air affolé vers le tas de charbon et disparut sous un nuage de poussière que seuls perçaient ses yeux brillants au regard apeuré.

— Mais enfin ! c’est de la folie ! Personne ne vous veut du mal. Seul un maniaque garderait un tel secret pour lui en invoquant une raison aussi absurde.

— En effet, prononça la voix de Darfla derrière lui ; c’est de cela qu’il s’agit. Oncle est fou.

Ils souhaitaient voir Themus après son entretien avec l’oncle Boolbak. Bien que Darfla eût fait le nécessaire pour effacer sa trace, un groupe de fadas attentait devant le bâtiment au moment où le jeune couple sortit.

Themus était blême et tremblant ; il n’eut aucun geste de résistance lorsqu’on les entraîna dans une bousculade et les poussa vers la grotte.

— Eh bien, a-t-il parlé à ce fou génial ? demanda Deere.

Darfla hocha la tête, d’un air sombre.

— Oui, c’est fait. Il sait, à présent.

Deere se tourna vers Themus.

— Pas tout, cependant. Croyez-vous être en état d’en entendre davantage, gardien ?

Themus se sentit défaillir. La moindre révélation, ajoutée à ce qu’il venait d’apprendre, l’assommerait comme un coup de massue.

Toutefois, Deere n’attendit pas sa réponse. Il fit signe à un homme, vêtu d’une toge, que retenait une ceinture garnie de pointes, qui se dirigea aussitôt vers Themus.

— V’voyez cet homme ? demanda Deere.

Themus fit oui de la tête. Deere donna une petite tape sur la poitrine de l’homme.

— Norsim, gardien-chef, première classe, récemment disparu de la base de Kyba, Valasah.

Il désigna trois autres, formant un petit groupe, non loin de la foule.

— Ces trois-là étaient chefs de file du Corps, pendant une période de dix ans. À présent, ils appartiennent aux fadas.

Themus haussa les sourcils et se tordit les mains, d’un air de dire : mais comment est-ce possible ?

— Il existe un facteur de gravitation entre les Kyben, expliqua Deere. Il y a des fadas, élevés et éduqués par les fats, qui comprennent, une fois parmi nous, qu’ils étaient dépossédés du libre arbitre. En fin de compte, ils se joignent à nous. Ils se joignent à nous pour la simple raison que l’intelligence qu’on découvre dans les rangs des gardiens trouve finalement son épanouissement et son utilisation ici, chez nous. Nous nous sommes assurés que les garçons les plus intelligents, les plus doués soient affectés à notre service.

» De l’autre côté, il y a les non-conformistes, qui deviennent psychopathes parce qu’ils ne savent pas assumer la responsabilité du libre-penseur : ils ont besoin d’une surveillance et d’une direction de leurs idées. Ils finissent généralement par devenir Kyben, après un conditionnement approprié afin qu’ils ne se souviennent pas de tout ceci, dit-il en indiquant la grotte d’un large geste de la main. À présent, ils sont quelque part au loin, et probablement bien heureux.

— Mais comment pouvez-vous faire disparaître un gardien aussi totalement, alors que toute la garnison d’ici est aux aguets…

— C’est simple, interrompit une voix derrière Themus.

Themus se retourna vivement : le gardien-chef Furth se tenait là, le visage épanoui.

Themus suffoqua de surprise.

Son aîné grimaça un large sourire en lisant la confusion sur ses traits.

— Comment avez… Quand êtes-vous…, bégaya Themus.

Furth leva la main pour le faire taire.

— J’étais un fat inflexible pendant de nombreuses années, avant que le fada en moi se libérât. De nouveau, un sourire éclaira son visage. Voulez-vous savoir ce qui a amené ce changement ? Je fus enlevé, enfermé dans un tonneau avec un troupeau de pegullas jasants, et ainsi obligé de trouver un moyen d’en sortir.

» Je finis par le trouver, et lorsque je me libérai, tout couvert de fiente de pegulla, ces maniaques ricanants m’aidèrent à me relever en disant : « Plus drôle qu’un tonneau de pegullas ! »

Themus se mit à glousser.

— Voilà ce qui en est, conclut Furth.

— Mais enfin, pourquoi envoyez-vous des hommes comme Elix aux mines ? Vous devez pourtant savoir combien c’est horrible là-bas. C’est agir sans conséquence !

Les coins de la bouche de Furth s’abaissèrent.

— C’est que… voilà… je suis supposé faisant marcher d’une main de fer la garnison d’ici, à Kyba. Nous devons dresser les fats. Ils ont besoin d’être manœuvrés, cependant qu’ils croient que c’est eux qui nous manœuvrent. Or Elix s’est trop écarté du droit chemin.

— Savez-vous que vous risquiez la mort, la première fois que nous vous avons fait entrer ici ? demanda Deere en s’adressant à Themus. Celui-ci se tourna brusquement vers le petit homme au visage grêlé.

— Non, je… je… je pensais que vous me renverriez simplement, laissant aux responsables du Corps le soin de me juger.

— Difficilement ! Nous ne craignons pas nos frères maladroits, se cachant sous un uniforme ; néanmoins, nous ne prenons certes pas le risque inutile d’attirer l’attention sur nous. Nous aimons trop notre liberté.

» Vous voyez bien que nous ne jouons pas la comédie lorsque nous vous paraissons bizarres. Nous aimons et nous vivons réellement notre rôle d’individualiste. Mais il y a une logique dans notre folie. Rien de ce que nous faisons n’est aberrant.

— Pourtant, objecta Themus, quelle explication trouver à des bizarreries telles que…, et il énuméra les incidents curieux qui l’avaient frappé.

— Les eaux d’égout sont polarisées négativement, de sorte qu’elles ne touchent rien que leur côté de la canalisation, expliqua Furth. Le mendiant qui, soit dit en passant, est un numismate professionnel, sait déceler « l’aura structurale » de différents métaux. C’est pourquoi il a su combien de pièces, et de quel type, vous aviez dans votre poche. La grotte que vous voyez ici est simplement le résultat d’un vaste travail d’aménagement, avec des quantités de terre et de roche réparties comme il faut, grâce à l’énergie atomique…

Au fur et à mesure que Deere parlait, l’étonnement de Themus ne faisait que s’accroître à chaque nouvelle révélation de ce qu’il avait considéré comme des réalisations surhumaines. Finalement, le jeune gardien demanda :

— Mais pourquoi ces découvertes n’ont-elles pas été communiquées à Kyben-Central ?

— Il y a certaines choses auxquelles nos petits frères bien catalogués ne sont pas préparés…, pas encore, expliqua Deere. Même vous n’étiez pas prêt. C’est un coup de chance qui vous a sauvé.

Themus fut saisi d’effroi.

— Un coup de chance ?

— Oui, le hasard, et aussi votre intelligence innée, mon garçon. Nous avions besoin de savoir quelle part de non-conformisme existait en vous pour vous permettre de rester en vie. Le conditionnement dans votre cas aurait été… eh bien… une sorte d’échec. Les cinq actes de folie que vous aviez à exécuter ne devaient non seulement être absurdes, mais encore logiquement absurdes. Chacun d’eux avait pour but d’illustrer le point d’un raisonnement.

— Attendez un peu… fit Themus, je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire. Je l’ai fait spontanément, c’est tout.

— Hum… c’est juste. Toutefois, si vous n’en saviez rien, du moins votre subconscient vous a-t-il fait comprendre que deux et deux font quatre. Les actes que vous avez exécutés ont démontré que vous aviez assez de courage pour être un non-conformiste, que vous étiez assez intelligent pour manœuvrer les fadas – aussi vous serait-il aisé de nous aider à manœuvrer les fadas –, que vous saviez être un penseur non-conformiste lorsqu’il le fallait, et enfin que vous étiez conscient de votre valeur, donc que vous n’aviez plus à craindre d’être tué.

» Même si vous n’en étiez pas convaincu, votre subconscient et nous autres l’étions.

— Mais… mais… ce que je ne saisis pas, c’est pourquoi vous avez d’abord essayé de m’empêcher de voir Boolbak, et ensuite vous m’avez laissé l’approcher sans faire de difficultés, ni pourquoi Boolbak se cache de vous aussi bien que des gardiens.

— Une seule chose à la fois, répliqua Deere. Boolbak se cache parce qu’il est fou. Il en existe quelques-uns comme lui dans chaque communauté. Il se trouve qu’il est un fou doublé d’un génie. Nous n’essayons pas de faire pression sur lui, car nous possédons déjà les inventions dont il est l’auteur, mais nous ne l’écartons pas de nos projets parce qu’il pourrait faire une nouvelle découverte ces jours-ci, susceptible de nous servir, et puis encore pour une autre raison : il fut un grand homme, jadis, il y a bien longtemps… Il se tut soudain, comprenant qu’il en avait trop dit sur le chapitre des confidences. Nous ne sommes pas des barbares, reprit-il en hésitant. Nous ne formons pas davantage un mouvement occulte. Nous ne désirons nullement réduire à néant quoi que ce soit, nous voulons simplement vivre comme il nous plaît. Si nos frères ont envie d’explorer et de gouverner des systèmes astraux, pourquoi pas ! Cela facilite notre tâche et nous aide à obtenir ce dont nous avons besoin ; aussi les soutenons-nous d’une manière pacifique. Boolbak ne fait aucun mal à personne, c’est entendu ; cependant, nous avons supposé que vous n’étiez pas préparé à être exposé à trop de raisonnement non-conformiste tout d’un coup, aussi avons-nous redouté l’épreuve qu’il allait vous faire subir. Il n’en fait qu’à sa tête.

» Toujours est-il que Darfla semblait avoir confiance en vous et que vous lui plaisiez, c’est pourquoi nous avons couru le risque. En fin de compte, tout s’est bien passé, heureusement pour vous !

Themus regarda la jeune fille. Elle le fixait des yeux, telle une statue de glace. Il sourit en lui-même.

Tout bloc de glace est susceptible de fondre à une chaleur appropriée.

— Nous ne voulions pas tout d’abord que vous le rencontriez, poursuivit Deere, parce que nous avions peur qu’il nous mît dans le pétrin. Cependant, lorsque vous nous avez démontré que vous étiez assez malléable pour performer les cinq actes de folie, nous savions que vous supporteriez d’apprendre ce que Boolbak avait à révéler.

» Aussi l’avons-nous laissé libre de tout expliquer, au lieu de le faire nous-mêmes, car il est un excellent conteur. Il sait soutenir l’intérêt de ceux qui l’écoutent. Il est un ménestrel-né. Il y avait des chances que vous le croyiez plutôt que nous-mêmes.

— Mais pourquoi m’a-t-il raconté tout cela ? J’ai cru comprendre que vous souhaitiez tenir secrètes un certain nombre de choses. Il me connaissait à peine, or il m’a exposé toute la situation, sous son aspect véritable. Pourquoi ? s’enquit Themus.

— Pourquoi ? Parce qu’il a complètement perdu la raison… et puis c’est un mariolle qui mérite qu’on lui botte le derrière, décréta Deere. Nous tolérons Boolbak, mais nous veillons à ce qu’il ne contacte pas les gardiens, autant que possible. S’il réussit néanmoins à passer outre, ses vantardises reviennent en fin de compte aux oreilles de Furth, et nous prenons le parti de fermer les yeux sur ses incartades. Je suppose qu’il était disposé à vous parler parce que c’était Darfla qui vous avait amené chez lui. Il a un faible pour elle.

» Ce que j’aimerais savoir toutefois, c’est pourquoi Darfla vous a enlevé, pour commencer.

Darfla leva les yeux. Ses doigts de pieds jouaient paresseusement avec la boue près de la mare.

— J’avais examiné son dossier. Il était un sujet trop brillant pour le Corps. Sa fiche indiquait bon nombre de tests, témoignant d’une intelligence supérieure à la moyenne. Ainsi je suis allée à sa recherche. Il eut une réaction différente de celle que la plupart des fats auraient eue, lorsque je le mis à l’épreuve, par exemple en détruisant son dictaphone.

Themus tressaillit au souvenir de ce qui s’était passé.

— Bien. Mais qu’est-ce qui vous a incitée à consulter son dossier ? questionna Furth.

Darfla hésita, tandis qu’une rougeur subite empourprait ses joues.

— Je l’ai remarqué au moment où il débarquait du bateau de la base de Penares. Je… eh bien… son physique me plaisait assez. Je l’ai déjà dit. Elle baissa les yeux, l’air embarrassé.

De ses pouce et index, Deere imita la forme d’un pistolet et le pointa sur elle.

— Si vous ne cessez de prendre de telles initiatives… ! Il existe un service spécial pour s’occuper de ce genre de choses. Nous aurions bien fini par dégotter votre gardien nous-mêmes, et en temps voulu.

Themus se frotta le nez de surprise.

— Je… je n’arrive simplement pas à croire tout ceci. C’est tellement irréel.

— Il n’est pas plus irréel de croire que chaque homme est un cerveau unique, avec des pensées individuelles, que de croire qu’il est un des éléments d’une cybernétique collective, avec les mêmes pensées pour tous, répondit Deere.

Il lui tapa dans le dos.

— Êtes-vous prêt à abandonner votre ancienne vie, votre fonction de gardien, et de devenir l’un des nôtres ? Je pense que vous serez une bonne recrue. Vos cinq actes de folie étaient les plus extraordinaires que nous ayons vus depuis longtemps.

— Mais je ne suis pas un fada. Je suis un fat. Je le suis depuis toujours.

— Bêtises ! Vous avez été élevé dans cette idée. Nous vous avons démontré qu’il existe d’autres façons de penser. À présent, utilisez-les !

Themus réfléchit. Il n’avait jamais réellement éprouvé quoi que ce soit, orgueil ou fierté, du fait d’être membre de la race Kyben – les maîtres de l’univers –, sinon un malaise constant et une peur lancinante devant la menace des mines. Or ce peuple qu’il venait de découvrir semblait être si libre, si intelligent, si… si… Il ne trouvait pas de mots pour dépeindre son émoi.

— Saurez-vous me soutirer à la vigilance du Corps ? demanda-t-il.

— Chose facile entre toutes ! dit Furth, que de vous faire disparaître en tant que Themus, gardien, pour vous faire réapparaître sous l’aspect d’un… disons… bouffon, d’un fada saltimbanque !

Le visage de Themus s’éclaira d’un sourire, le premier vrai sourire sans contrainte dont il put se souvenir.

— C’est un marché, je suppose. J’ai toujours souhaité habiter dans une maison de fous. La seule chose qui m’inquiète, c’est l’exemple de l’oncle Boolbak. Vous mystifiez les fats en jouant la folie, soit… mais vous estimez que Boolbak est fou, aussi… peut-être…

Il se tut lorsqu’il lut l’expression perplexe sur les visages des fadas. Voilà le germe d’une idée.

— Bienvenue chez nous, espèce de fou ! dit Deere.