II
Une prise dans la tabatière du père Chassou
Chaque soir, quand me le permettaient le travail de la ferme et mes études chez l’excellent M. Noël, notre curé, je retournai chez le père Chassou qui bientôt me rendit d’une belle force sur le violon.
Il est vrai que ces visites réitérées m’avaient mis au plus mal avec les commères du faubourg qui se chuchotaient entre elles :
– Cela ne fait-il pas pitié de voir un si joli garçon se gaspiller comme ça entre les mains de cette espèce de savant qui au fond n’est qu’un vieux sorcier !
Même la petite Françoise, qui était érudite, leur avait à ce propos raconté l’incendie de Jeanne d’Arc, car elle parlait en termes ; mais je faisais l’homme qui ne voit pas, ne comprend pas, et j’allais bravement chaque soir soulever la clenche de la porte maudite.
Nous étions déjà à l’approche de la Noël 1839.
Ce soir-là, en attendant l’heure de la messe de minuit, je m’étais rendu, comme à l’ordinaire chez le père Chassou, et nous venions de terminer une étude ravissante sur les vieux Noëls de jadis.
Au dehors, on entendait craqueter la neige sous les pieds des chevaux qui menaient l’habitant de la concession réveillonner chez son ami du bord de l’eau. De temps en temps un des clous du toit, saisi par le froid, sautait en produisant une forte détonation. Il faisait bon être dans une maison par un temps pareil, et, tout en me disant cela, je regardais la veilleuse placée entre nos deux violons couchés nonchalamment sur la table, éclairer le front du père Chassou, qui paraissait plus pensif qu’à l’ordinaire.
J’allais rompre le silence, lorsque tout à coup je le vis se lever et quitter la salle basse où nous étions. Il ne fut qu’un instant sorti, mais il n’était plus seul lorsqu’il revint, car dans chacune de ses deux mains longues et blanches, il tenait douillettement deux bouteilles, petites, très effilées du col et couvertes de toiles d’araignées.
De ma vie je n’avais vu le père Chassou en pareille veine de prodigalités ; mais je me souvins à propos du proverbe arabe, que l’expédition d’Afrique venait alors de mettre à la mode.
– Le silence est d’or, me chuchotai-je tout en me contentant d’ouvrir de grands yeux interrogateurs.
Il brisa très proprement le cachet de cire verte de l’une de ces bouteilles, et abaissa le goulot sur un verre qui dormait derrière un gros cahier de musique.
Une gerbe d’or jaillit, et le père Chassou, ricanant sec comme toujours, me dit :
– Goûte-moi ça, mon gars.
– À votre santé, père Chassou ! Il est bon, très bon.
– S’il est bon ! je le crois bien, tu n’es pas dégoûté, mon garçon, du Constance de 1793 ! À ta santé, Mathurin.
– Fichtre ! 1793, c’est bien loin ça ! hasardai-je pour réparer ma gaucherie.
– Oui, mon enfant, répondit-il, en hochant la tête, loin, bien loin, car c’est l’année de ma naissance.
Il but à petites gorgées, puis reprit gravement :
– Et il y aura aujourd’hui trente ans que le missionnaire de la Rivière-Rouge est né.
– Comment le missionnaire de la Rivière-Rouge ? répliquai-je tout étonné.
– C’est mon fils qui est prêtre là-bas. Ah ! plût au ciel que je ne me fusse jamais marié !
– Bah ! qui n’a pas eu ses malheurs domestiques ! dis-je en cherchant quelque part au fond de mon verre, une parole de consolation.
– Oh ! non pas pour moi, fit-il en soupirant ; mais pour le repos de ma mère.
J’allongeai doucement les jambes sous la table, pour mieux écouter le récit qui perlait sur les lèvres du père Chassou, au milieu des gouttelettes parfumées du Constance.
Il continua d’une voix altérée.
– Elle n’était pas trop jolie, mais assez bonne pour être sainte ; pourtant ma mère n’en voulait pas. J’étais jeune alors, et avec mon violon, elles étaient les trois personnes que j’aimais le plus au monde, car, apprends une chose Mathurin, celui qui créa le premier violon savait bien ce qu’il faisait en y mettant une âme ; il y laissa glisser la sienne.
Je me rappelle comme si c’était hier, le jour de notre première rencontre.
On faisait la fenaison dans une prairie voisine de l’emplacement où demeurait ma mère. Nous n’étions pas riches, et, pour gagner quelque chose, j’avais prêté à M. Bédard, propriétaire du champ, l’usage de mes deux bras ; ils fauchaient, fanaient, et engrangeaient à raison de deux francs par jour ; ça n’était pas cher, mais alors nous ne passions pas par les temps durs d’aujourd’hui.
J’étais en train d’effiler ma faux, et, tout en repassant la pierre sur la lame bleuâtre, j’écoutais la curieuse harmonie qui sortait de ce bruissement du grès contre l’acier, lorsque je vis venir, par le sentier qui courait le long de la clôture, alerte et chansonnante, la fourche de frêne sur l’épaule, une jeune fille chaussée de souliers sauvages, la jupe de droguet gris serrée à la taille, le fichu rouge noué autour de la tête. Elle avait le teint hâlé, la voix fraîche, la main potelée, et Baptiste Loupret, qui faisait son rang tout près de moi, me dit d’aussi loin qu’il l’aperçut :
– Tiens ! Ursule Trépanier, des Éboulements ! Tu ne connais pas ces gens-là toi, mais ils sont tous taillés comme cela dans la famille ; robustes, vifs, bien plantés, honnêtes comme l’épée du roi, et pas poltrons du tout en face du travail.
La petite arrivait à nous.
Sans mot dire, elle se mit à faner.
Moi, je continuai à repasser ma faux, tout en examinant la jeune fille du coin de l’œil, et il me semblait qu’un parfum tout nouveau sortait de dessous les levées que retournait si gentiment sa fourche. Le croiras-tu Mathurin ? une femme me faisait peur alors ; j’étais timide, elle aussi, et nous ne nous serions probablement jamais parlé, si le soleil n’avait pas été si étouffant ce jour-là.
À force de remuer les bras, les sueurs coulaient du front ; il faisait chaud plein la prairie, et comme j’avais emporté un bidon d’eau fraîche, ce fut Ursule qui me dit la première :
– Me permettriez-vous d’en prendre une goutte, monsieur ?
– Certainement mademoiselle, lui dis-je tout gauchement, et pourtant rien qu’à l’entendre me demander cela, je lui aurais donné mon cœur.
Elle but à longs traits ; puis, comme l’herbe était fraîche et que le canon de midi venait de tirer à la ville, nous nous assîmes sur le foin nouvellement coupé, et petit à petit nous commençâmes à causer tout en cassant une croûte de pain de ménage.
Depuis lors, je la vis chaque jour une petite demi-heure, et cela, tranquillement sans lui dire une parole d’amour ; entre nous, il n’en était guère besoin ; rien qu’à se regarder dans les yeux, on se comprenait.
Mais les mauvaises langues causèrent pour nous ; et, un soir que j’étais assis sur le perron de la porte, songeant à Ursule, ma mère qui filait près de la huche me dit assez brusquement :
– Édouard, tu fais parler de toi avec la petite Trépanier.
Je soupirai, sans rien dire ; que veux-tu qu’on fasse, Mathurin, quand c’est la mère qui parle ?
Elle continua :
– Oui, tu te compromets, et, ce qui est pis encore, car un garçon s’en retire toujours, tu la compromets aussi. La mère Sauviatte, en m’apportant une nouvelle graine de concombre, est venue me parler de tout cela aujourd’hui. Le bruit court dans Charlesbourg que tu vas te marier avec Ursule Trépanier ; elle s’est vantée elle-même d’avoir reçu de toi une paire de boucles d’oreilles. Elles sont en or, paraît-il, et, pour te les procurer, tu as dû sacrifier une partie du salaire gagné à la fenaison. Or, tu n’ignores pas l’usage du pays : fillette recevant cadeau devient fiancée. Je te crois trop sage pour faire pareille folie. Rien ne presse, Édouard ; reste avec moi ; cela ne te coûtera rien ; nous vivrons tant bien que mal, et avec le peu que nous possédons, il y en aura toujours assez pour faire bouillir la marmite. Comme tu as du temps devant toi, tu finiras, d’ici à ce que tu atteignes la trentaine par faire des économies ; alors tu te marieras, si le cœur t’en dit avec une jeune fille qui te conviendra mieux sous tous les rapports qu’Ursule Trépanier, une sans-le-sou, qui n’a que l’œuvre de ses dix doigts pour dot !
Ces dernières paroles se perdirent au milieu du bourdonnement du rouet qui filait toujours.
Ma mère était penchée sur sa navette, la tête perdue dans ses pensées ; moi, je pris silencieusement mon chapeau, et m’en allai errer à l’aventure, à travers champs.
Je ne sais vraiment comment cela se fit ; mais je me trouvai tout auprès de la maisonnette de Joseph Nadeau le forgeron, écoutant une voix fraîche qui se perdait dans le calme de la nuit.
Elle chantait :
Dans les prisons de Nantes,
Lui y a t-un prisonnier,
Gai faluron falurette,
Lui y a t-un prisonnier,
Gai faluron, dondé.
Je n’ai jamais pu entendre le récit de la captivité de ce prisonnier
Que personn’ ne va voir,
comme le dit la chanson, sans me sentir ému par la touchante complainte populaire. Mais ce soir-là, je l’étais plus que d’habitude ; car c’était Ursule qui la chantait pour endormir l’enfant du forgeron, chez qui elle était à gages. La respiration du petit qui dormait mollement aux ondulations du berceau, se mêlait aux battements de mon pauvre cœur, qui lui, hélas ! saignait tout éveillé.
Je restai là, assis sur la clôture, écoutant tendrement, les larmes aux yeux, la naïve ballade. Je t’ai dit que je pleurais, Mathurin, et c’est vrai cela ! car il m’avait fallu prendre une terrible décision. Puisque je ne devais pas épouser Ursule, de grand matin il me fallait quitter ce village où il m’était impossible de rester sans l’aimer.
Combien de temps demeurai-je là, enveloppant cette pauvre maison, d’un long regard ? je l’ignore. Seulement je fus tiré de ce rêve d’adieu, par le contact d’une douce main qui s’appuyait chaudement sur mon genou ; puis une voix murmura :
– Édouard, que faites-vous donc là ? vous allez vous enrhumer.
C’était Ursule Trépanier qui, de sa fenêtre, m’avait aperçu au clair de la lune.
En l’entendant me parler ainsi, mon cœur se gonfla ; il me fallut lui avouer la poignante vérité. Baptiste Loupret avait eu raison, la jeune fille avait autant de courage que d’affection ; en voyant ma volonté, elle dit d’un ton ferme :
– Puisque vous partez, Édouard, je partirai avec vous, et, si vous le voulez, nous nous marierons à Québec, le plus tôt possible. Toute seule je n’ai pas craint la misère ; à deux, nous en ferons ce que nous voudrons.
Hélas ! Mathurin, que puis-je ajouter, maintenant ?
Au petit jour, j’allai décrocher mon violon ; je roulai quelques hardes dans mon mouchoir, puis, entrant dans la chambre à coucher de ma mère, je me penchai doucement, bien doucement le long de son oreiller, crainte de l’éveiller, et lui donnai un interminable baiser.
Quinze jours après, j’étais marié sans avoir pu obtenir le consentement de ma mère ! Seulement elle m’avait fait remettre par le docteur Holmes chez qui j’étais garçon de bureau, cette tabatière en or, en me faisant dire que c’était le seul souvenir laissé par mon père.
Mon Dieu ! que tout cela est loin maintenant, et comme le temps passe vite !...
Mais j’entends sonner les cloches de la messe de minuit ; allons, mon garçon, prends une prise en souvenir de ce père, que je n’ai jamais vu ni connu. Il n’y a pas de mal à ça, c’est du meilleur. Il préserve de ces rhumes de cerveau qui nous guettent constamment à l’affût, par ces froids de loup.
Je te dirai la plus triste partie de mon histoire au réveillon.
Il se leva, passa son capot de loup-cervier, attacha les oreilles de son casque de vison, mit son violon dans un sac de flanelle verte ; puis, le rejetant sous son bras, il reprit de mes mains la précieuse relique paternelle, sous le couvercle de laquelle je venais d’examiner curieusement, un écusson gravé avec la plus exquise délicatesse.
Nous nous mîmes en route, et, quand nous entrâmes dans la vieille église de Beaumont, le prêtre allait entonner le Gloria in excelsis.
Nos violons accompagnèrent l’hymne sublime de la paix universelle, et, pendant que le père Chassou faisait un solo je me pris à songer – tout en regardant ses yeux déborder d’inspiration, et son maigre profil s’allonger dans les ombres du jubé – à l’endroit où j’avais pu voir jadis les armes que recelait sa mystérieuse tabatière.
Tout à coup, un jet lumineux envahit ma pensée.
Je me rappelai les avoir longuement examinées un jour, sur la reliure de l’antique édition d’un Caesar ad usum Delphin, qui sommeillait dans un des coins poudreux de la bibliothèque de notre curé.
En questionnant le bon abbé, j’avais appris dans le temps à quelle enchère il s’était rendu l’acquéreur du vénérable bouquin.
Les armes du père de l’humble maître qui en ce moment offrait au Roi des Rois, né dans une étable, les plus belles inspirations de son génie, étaient celles de Son Altesse Royale, Édouard, duc de Kent, et le père Chassou n’était plus pour moi que le frère de la reine d’Angleterre.