III
La main de gloire
Deux mois plus tard, je lisais dans le Journal de Québec :
ARRIVAGE. – Ce matin, le brigantin la Brunette est arrivé au quai de la rue Saint-Paul, avec un chargement de hareng du Labrador. Ils seront vendus à l’enchère mercredi prochain : avis aux ménagères et surtout aux marchands de la campagne.
Au jour désigné, je faisais partie de la foule des badauds qui encombrait le quai Renaud. Je me laissais aller aux profondes pensées qu’inspire toujours un hareng-saur lorsqu’il change de propriétaire, et j’étais perdu au milieu des émotions de la vente lorsque je sentis une rude main s’appuyer sur mon épaule.
C’était maître Jacques que j’avais connu à Natashquan.
En vrai marin qu’il était, il me donna une poignée de main à me broyer les os ; puis, faisant un signe tout particulier qui consistait à lever le coude et à cligner de l’œil, il me dit en sourdine :
– Je suis content de vous rencontrer, descendons ensemble à la goélette qui est amarrée là, au bout du quai : nous prendrons une larme, et vous me donnerez un renseignement.
Quand nous fûmes arrivés, il me demanda gravement sans aucun préambule mon billet de journaliste.
Le surlendemain, on devait exécuter un malheureux meurtrier, et il tenait à causer avec lui avant l’heure fatale.
J’essayai de le dissuader de son projet ; mais il se prit alors à me raconter l’histoire du trésor de l’Anglais ; puis, tirant de son coffre un petit livre tout crasseux, il tourna rapidement quelques feuillets jaunis et me lut ce qu’Albert le Grand dit de la main de gloire :
– « On prend la main coupée d’un pendu qu’il faut lui avoir achetée avant la mort : on la plonge, en ayant soin de la tenir fermée, dans un vase de cuivre contenant du zinc et du salpêtre, avec de la graisse de spondilis. On expose le vase à un feu clair de fougère et de verveine ; de sorte que la main s’y trouve au bout d’un quart d’heure parfaitement desséchée et propre à se conserver longtemps. Puis, ayant composé une chandelle avec de la graisse de veau marin et du sésame de Laponie, on se sert de la main comme d’un martinet pour y tenir cette chandelle allumée ; et par tous les lieux où l’on va, la portant devant soi, les barres tombent, les serrures s’ouvrent et toutes les personnes que l’on rencontre demeurent immobiles. »
– Je vous en prie, M. Henri, donnez-moi votre passe, que je voie ce malheureux et puisse faire des affaires avec lui. Vous savez ce qu’Albert le Grand en dit, et vous ne serez pas assez cruel pour entraver le moyen que j’ai de faire fortune.
Je dus céder aux supplications de Jacques ; il eut mon billet d’entrée, et, à mon grand étonnement, j’appris plus tard que le pendu lui avait donné la propriété de son bras droit, moyennant finance.
Il y eut bien quelque scandale à la salle d’anatomie ; mais les étudiants en droit prirent fait et cause pour le supplicié, et crièrent sur tous les toits que chacun a le privilège de disposer à son gré de tout ce qui lui appartient.
Pendant deux ans, je fus sans nouvelles de maître Jacques, et déjà j’avais oublié les étranges confidences qu’il m’avait faites à bord de la Brunette, lorsqu’un charmant conteur, l’abbé Ferland, me remit toute vivace la mystérieuse histoire de l’Île-aux-Œufs.
– Parfois, dit-il, le pêcheur qui s’est arrêté près du naufrage anglais assiste à des scènes merveilleuses ; une étrange vision se déroule sous ses yeux. Les eaux sont unies comme une glace, et le temps parfaitement calme. Tout à coup, la mer se soulève et s’agite au large ; les vagues se dressent comme des collines, se poursuivent, se brisent les unes contre les autres. Soudain, au-dessus de ces masses tourmentées, apparaît un léger vaisseau, portant toutes ses voiles dehors et luttant contre la rage des ondes bouillonnantes. Aussi rapide que l’hirondelle de mer, comme elle, il touche à peine les eaux. Sur la dunette, sur le gaillard, dans les haubans, partout, se dessinent des figures humaines, dont le costume antique et militaire convient à des soldats d’un autre siècle.
Le pied posé sur le beaupré, et prêt à s’élancer vers le rivage, un homme qui porte les insignes d’un officier supérieur, se tient dans l’attitude du commandement. De la main droite, il désigne au pilote le sombre cap qui grandit devant eux ; sur son bras gauche s’appuie, une femme drapée de longs voiles blancs.
– Le ciel est noir, le vent siffle dans les cordages, la mer gronde, le vaisseau vole comme un trait ; encore quelques secondes et il va se broyer contre les rochers. Derrière lui, une vague, une vague aux larges flancs se lève, s’arrondit et le porte vers le cap Désespoir !
Des cris déchirants au milieu desquels on distingue une voix de femme, retentissent et se mêlent aux bruits de la tempête et aux éclats du tonnerre.
– La vision s’est évanouie ; le silence de la mort s’est étendu sur ces eaux ; le vaisseau, le pilote, l’équipage épouvanté, les soldats, l’homme au geste altier, la femme aux longs voiles blancs ont disparu ; le soleil brille sur une mer calme et étincelante ; les flots viennent mollement caresser le pied du cap Désespoir. Le pêcheur est resté seul à côté des varangues vermoulues du naufrage anglais.
Cette émouvante légende, était publiée au rez-de-chaussée du Journal.
Plus loin, en remontant à la colonne des affaires, on lisait :
VENTE PAR LE SHÉRIF, – Joseph Bonneau, père, vs. Jacques Gabriel, marchand, capitaine caboteur.
Une goélette, nommée la Brunette, avec voiles, ancres, cambuse, cordages et gréements, telle qu’elle est ancrée au quai des Indes, pour être vendue au dit quai des Indes, le 1er jour d’octobre prochain, à 11 heures de l’avant-midi.
Albert-le-Grand avait eu raison : la main de gloire ne connaissait pas d’obstacle.
Elle venait de renverser toute l’honnête aisance d’un homme intelligent mais dévoyé, et elle avait laissé planer sur le cerveau du pauvre Jacques une parcelle de ces brumes que hante avec tant de complaisance le terrible amiral du brouillard.