III
Je fus deux ans sans revoir Paul. Cela m’avait conduit à l’oublier. Pourquoi ne pas l’avouer ? la vie est ainsi faite.
Larmes et sourires naissent, fuient, s’effacent, reviennent et se succèdent pour disparaître encore, à mesure que va et vient la faux monotone du temps. Lorsque le vieux faucheur s’ennuie dans sa besogne il cherche à s’égayer en saupoudrant les désillusions, l’indifférence, le doute sur nos cheveux blanchis. La couche légère, d’abord, durcit, se cristallise sous la pression constante du lendemain succédant au lendemain. Peu à peu l’avalanche grossissante courbe notre tête ; les épaules se voûtent, et nous tombons, les uns à genoux, pour chercher dans l’obscurité la main de Dieu qui relève les autres froissés et meurtris sous le poids de l’égoïsme, de la décrépitude et de la vieillesse, ces trois derniers hochets du maître.
Insensiblement ces deux vilaines années d’oubli mènent au bleu, puisque me voilà à dire des choses ennuyeuses comme un jour de pluie à Québec.
N’en causons plus, malgré un certain sentiment de rancune que leur souvenir fait gronder au fond de mon cœur ; ce furent elles qui, sous le prétexte de me faire étudier quelque chose, me mirent en tête-à-tête avec Pothier.
Ce grave auteur sous le bras, je me faufilai lestement au milieu d’un joyeux cercle d’étudiants.
Ces messieurs n’avaient d’autre souci que de culotter des pipes, lire des romans, et s’emprunter mutuellement de l’argent, laissant au communisme – roi de la bande, – les pénibles soins du remboursement. C’était là leur manière de savourer cette liberté, que le soir – dans les grands dortoirs du collège – ils avaient si souvent rêvée sur leurs lits de sangles, en songeant à ces joies inconnues de la ville qui les attendaient, blotties patiemment derrière la classe de philosophie.
Pas n’est besoin de dire combien je brillais au milieu de cette indolente troupe de lézards. Si quelqu’un plus actif ne m’eût déjà épargné ce soin, à moi seul en ces temps-là, j’aurais découvert la nonchalance et la paresse.
On trouva néanmoins le moyen de me tirer de cette vie de quiétisme et de tabac.
Depuis longtemps un riche avocat de la ville se mourait de la maladie d’être populaire. Le seul remède possible à la guérison de ce mal – un siège en Parlement – lui était indiqué par son ambition, et il venait d’entrer en campagne électorale.
Selon l’habitude, on était venu me charger – moi sans expérience et sans barbe – de faire la leçon aux vieux de la charrue, et de les diriger dans leur choix.
Ce fut sur les hustings que je rencontrai Paul.
Comme moi, il avait pris son rôle au sérieux.
Juché sur le haut de la traditionnelle tribune rouge qui flâne à la porte de l’église de presque chacune de nos paroisses, il haranguait les paysans du village. Sa voix claire et sympathique laissait tomber sur eux les grands noms de nationalité, de patriotisme, de religion. La sainteté de ces mots s’imprégnait dans ses paroles, et elle se traduisait par cette conviction magnétique qui ondule un instant au-dessus de la foule attentive, pour mieux se répandre plus tard en frissons d’enthousiasme.
Tout le monde applaudissait à outrance à la nomination du candidat de Paul, et j’étais un des plus rudes claqueurs de l’auditoire, en ma qualité de partisan de M. Bour.
Maintenant que je connais les hommes pour ce qu’ils valent, la rougeur me vient au front rien qu’à écrire ce nom de Bour.
Son portrait est pourtant nécessaire à mon récit.
Juif de naissance, greffé, je ne sais trop comment, sur notre nationalité, il s’était enrichi en tripotant dans ses plaidoiries le bien et le mal avec une même dextérité. À force de tout soupeser dans la balance de ses intérêts, son caractère avait pris un tant soit peu la forme de ce petit meuble indispensable aujourd’hui pour bien parvenir. Le plateau montait à l’arrogance, dès qu’il était mis en oscillation par l’orphelin délaissé, la veuve exploitée, le pauvre riche de son droit : en revanche, les fins banqueroutiers, les voleurs d’avenir, les coupe-jarrets de réputation pouvaient, avec le plus léger billet de banque, le faire tomber au dernier niveau de la bassesse.
À force de ployer ainsi son épine dorsale, M. Bour se laissa choir un jour sur un fort joli sac d’écus, d’où il s’était relevé dandy.
En bon français, dandy signifie papillon, fauvette, pinson, ou n’importe quel autre sylphe ailé, s’il sait se rendre agréablement léger et inconstant : vipère, araignée, chacal, s’il rampe continuellement dans les commérages, s’arrêtant à chaque pas pour sucer, quand même partout, le cancan, et, sous prétexte d’observations fines et spirituelles déchirer les réputations du bout de sa griffe rose.
Nous les avons, sans doute pour cela, baptisés du nom de lions, mot qui renferme en lui seul tout un dictionnaire de force et d’énergie.
M. Bour appartenait à l’ordre des araignées.
Rien jusque-là n’avait échappé à la subtilité de ses filets : tout ce qui était venu à lui, gisait à ses pieds ou dans ses coffres, trituré, pressuré, et maintenant qu’il fallait quelque chose de plus délicat à cet appétit gâté, son vaste suçoir s’allongeait vers le peuple.
Paul, quelques amis et moi, nous l’aidions le plus naïvement du monde à filer sa toile.
Ce jour-là, nous travaillâmes donc avec une ardeur digne d’une meilleure cause. Les habitants assis en cercle nous écoutaient gravement causer de politique, de colonisation, d’intérêts agricoles, d’une foule de choses qu’ils comprenaient bien mieux que nous.
Nos arguments n’en allaient pas moins bravement leur chemin.
Une qualité leur valait les attentions de notre auditoire : Paul était excellent improvisateur, et nos paysans sont toujours restés Français de ce côté ; ils adorent la causerie.
Néanmoins, à mesure que la nuit tombait, le groupe s’éclaircissait autour de nous.
Le soir venu, je me trouvai seul avec Paul, assis auprès d’une de ces cheminées à grand cintre, souvenir de Normandie qui se retrouve encore dans nos campagnes. Nous étions silencieux, écoutant le vent rafaler au dehors, le feu grésiller au dedans. La pensée de mon ancien camarade semblait voltiger au plafond, mollement entraînée sur les longues spirales de fumée qu’il tirait de sa bouffarde, lorsque tout à coup, sans aucun préambule, il me posa cette question :
– Tu as dû me trouver bien excentrique le jour où je quittai le collège, n’est-ce pas, Henri ?
– Excentrique, non, Paul, mais souffrant peut-être.
– Oh ! c’est là le mot ! Si tu savais combien sont longues deux années, épuisées lentement à savourer le triste arôme d’amertume qui s’échappe de cette fleur née au milieu des larmes – la souffrance.
J’inclinai silencieusement la tête : j’avais trop connu mon Paul par cœur autrefois pour hasarder un mot, inoffensif dans ma bouche, mais qui aurait pu faire cible sur lui.
Cette pensée fut comprise, et je vis errer sur ses lèvres le plus triste des sourires.
– Ne crains rien, mon ami : mes soubresauts de jadis ne se réveillent plus qu’à de rares intervalles. Il s’est tant levé de jours gris sur moi, depuis que nous ne nous sommes rencontrés !
C’était bien là un début de confidence, ou je me trompais fort.
Paul, en disant ces dernières paroles, avait tiré hors de sa poche l’étui de sa pipe. Il y coucha soigneusement la fidèle compagne de ses heures de rêverie ; puis, reculant son siège, il s’était levé.
La confidence allait venir : je l’attendais.
Mais Paul avait encore le caractère saturé de cette fierté nerveuse qu’il avait rendue proverbiale au séminaire. Inséparable gardienne de sa pauvreté, c’était elle qui jadis lui avait indiqué la porte de la classe, et elle venait encore de lui glisser une pensée à l’oreille. Dire ses chagrins, avouer quelque chose de son abandon, n’était-ce pas là demander indirectement cette aumône qu’il s’était fait un devoir de ne jamais accepter – la pitié ?
Je le vis allumer une bougie et prendre la direction de sa chambre à coucher ; avant d’entrer, il me jeta ce bonsoir :
– Depuis longtemps je suis l’image du Figaro qui nous faisait tant rire, lorsque, pendant les heures d’étude nous lisions, à la dérobée, Beaumarchais. Comme lui, ma mission ici-bas est de faire de tout un peu. Il manquait à ma collection le substantif démagogue : je le possède, et ma foi, comme c’est après celui de forgeron, le métier qui demande le plus de force de poumons, je vais me retremper dans le sommeil, pour être plus frais à la besogne de demain.
Laissé seul auprès du foyer, je me demandai quel serait le vaincu dans cette lutte terrible engagée entre Paul et la misère. Saurait-il s’appuyer sur cette énergie descendue de la cime du Calvaire, que nous appelons la résignation, ou son pied s’enfoncerait-il dans l’ineffaçable trace que Satan laissa empreinte sur notre globe, le jour, où tourbillonnant vers l’éternel abîme, il éclaboussa la terre du bout de son aile fatiguée et en fit surgir l’orgueil.
Minuit me trouva encore rêvant à ces choses. Je crus alors plus prudent de songer au présent, et je venais de me mettre au lit, lorsqu’on frappa à ma porte.
J’allai ouvrir.
L’aubergiste se tenait respectueusement sur le seuil.
– Voici un papier qui doit sans doute vous appartenir, je viens de le ramasser dans la salle où vous avez veillé. En ces temps d’élections, il est bon de ne rien laisser traîner ; soyez sans inquiétude, du reste, je ne sais lire que ma messe.
C’était un billet d’une écriture féminine difficilement formée.
Curieux en grive, je le parcourus.
Le parfum de l’enfance se dégageait de chacune de ces lignes adressées à Paul qui avait sans doute laissé échapper cette missive de sa poche.
Elle disait :
Mon bon frère,
Le couvent est en retraite : j’en suis tout heureuse, et pourtant j’ai pleuré hier. Une petite fille de ma classe, auprès de laquelle j’étais allée m’asseoir pendant la récréation, m’a dit que sa mère lui avait défendu de me parler, parce que je n’étais pas de son rang.
Cela m’a fait beaucoup de peine : mais je n’y pense plus maintenant puisque j’ai mis mes larmes aux pieds de l’Enfant-Jésus.
Tous les jours, je le prie pour qu’il puisse te continuer le courage de m’élever, et me mettre en mesure de te rendre plus tard par mes soins cette éducation de demoiselle que tu tiens à me donner. C’est lui, sans doute, qui t’a retiré de ces vilains manuscrits qui prenaient des nuits entières à se laisser déchiffrer, pour te faire respirer l’air du repos et de la campagne. Je l’en remercie, bien que cela puisse paraître un peu égoïste : ta santé c’est mon avenir.
Papa et maman sont au ciel, et ne cessent de veiller sur nous. Par leurs prières ils ont obtenu que tu continuerais à enseigner aux enfants des familles B*** et G*** ; c’est le pain pour nous, et tu dois être content pour ta petite Noémie.
Travaille, sans trop te fatiguer ; aime-moi toujours comme je t’aime, et reviens vite à ta sœur qui t’embrasse.
Noémie Arnaud
P.-S. – À ton retour, si tu ne m’as pas trop oubliée, je te ferai cadeau d’une jolie paire de pantoufles. J’ai économisé la laine sur l’argent que tu me donnais pour mes menus plaisirs. J’aime mieux te savoir les pieds chauds, que sentir mes poches pleines de bonbons.
En remettant cette lettre à Paul le lendemain matin, je ne lui cachai pas que je l’avais lue. C’était une indélicatesse dont je n’avais qu’à me féliciter, puisqu’elle me mettait en mesure de pouvoir peut-être lui devenir utile.
Je profitai aussi de l’occasion pour lui expliquer la mission de l’amitié sur terre. Je la lui montrai, toujours attentive et dévouée, veillant soigneusement sur les cœurs blessés par la vie, le Christ auprès de Madeleine, Marie auprès de Jean. Je la lui fis retrouver partout, versant de son urne d’or le baume consolateur, soulageant et fortifiant au simple toucher de sa robe.
Paul m’écoutait attentivement ; à mesure que je parlais, son caractère fier semblait s’apprivoiser. Tout à coup, il me prit vivement la main :
– Henri, tu es plus sage que moi ! mais songe à ce que j’ai souffert, à tout ce que je souffre encore. Lorsque, comme moi, on a vu mourir son père dans le délaissement, lorsque pendant longtemps la faim est entrée dans la mansarde et s’est assise chaque soir au coin du foyer éteint, contemplant de son œil morne ma seule joie ici-bas, ma sœur tombée mourante sur un grabat à peine réchauffé par des haillons, était-il permis de croire que le monde pût contenir autre chose que des larmes ou des crimes ? Je préférais souffrir silencieux, crainte de voir le sarcasme se glisser sous la commisération. J’ai eu tort, puisque je te rencontre aujourd’hui : pardonne-moi.
Ce cœur longtemps contenu débordait enfin.
Une à une je pus examiner attentivement les blessures que la vie y avait ouvertes.
C’était à pleurer comme un enfant.
Depuis sa sortie du collège, Paul avait travaillé sans répit : non seulement il employait ses veilles à réviser les livres de marchands, à déchiffrer pour les amateurs des paperasses jaunies, à poursuivre ses études personnelles ; mais ses jours se passaient à enseigner aux fils de riches familles. Qu’il fût joyeux, malade ou peu disposé, il fallait chaque matin recommencer à remplir ce tonneau des Danaïdes.
Le grand secret de cette énergie se perdait dans l’avenir de Noémie. Paul voulait en faire ce qu’avait été sa mère, une femme pieuse, dévouée, simple de goût, et songeant plutôt à semer sous ses pas l’affection et le bonheur qu’à plaire, babiller et poser.
Pour arriver à ce but, il s’était identifié au sacrifice, et devant la sœur, le frère était disparu.
Il fallait le voir, l’entendre prononcer son nom pour se rendre compte de l’étendue de cette affection. Deux heures passèrent à bâtir des rêves d’avenir. Noémie en était l’objet, et cette causerie magique eut pour effet d’infiltrer à Paul une verve toute nouvelle.
Il fut superbe d’éloquence, d’activité, ce jour-là et les suivants. Les personnes du comté doivent s’en souvenir encore. Malgré certaines influences à craindre, le moment de la nomination arrivé, l’élection fut enlevée par acclamation.
Le soir de cette journée mémorable, j’entendis M. le député Bour dire à Paul, en lui tapant sur l’épaule :
– Jeune homme, votre avenir est assuré ; j’aurai l’œil sur vous.