III

 

La meunière du moulin

 

Je n’eus guère le temps de pleurer les bonnes gens de chez nous. À peine installé dans la caserne de Québec, on commença par nous briser au métier et par nous faire faire des marches à gauche, à droite, en avant, en arrière, en échelon, que sais-je, moi ? sous la conduite d’un caporal rouge, flanqué d’un côté de son fourreau de baïonnette, et de l’autre d’une petite canne qu’il faisait tournoyer au bout du bras, comme s’il se fût agi de chasser un essaim de moustiques.

La grosse voix du capitaine Boilard n’était rien auprès des aménités que nous disait ce sous-officier, et c’est là, dans cette cour de l’ancien collège des Jésuites, que je vis bien que cette politesse exquise entre militaires, dépasse rarement le sergent-major et qu’elle est toujours un mythe pour le pauvre soldat.

Néanmoins, je n’étais pas trop gourmandé ; là comme au moulin, je tenais à ce que l’on fût content de moi.

Je rattrapai les plus forts, et un beau matin, un grand Anglais, à favoris roux, le lorgnon sur l’œil et la tabatière à la main, s’en vint nous dire, après nous avoir inspectés, qu’il était fier de notre escouade, tellement fier qu’il allait donner des ordres pour nous faire embarquer le soir même sur le brigantin du capitaine Lagueux, et nous expédier à Montréal pour de là être dirigés sur le corps commandé par M. de Salaberry.

Nous mîmes trois jours à nous rendre à destination ; ce qui me permit d’écrire une longue lettre à Marguerite, et bien m’en prit ; dès le débarquement on nous dirigea à l’Acadie, où mon bataillon venait de se tirer quelques coups de fusil, avec les Bostonnais.

Le colonel de Salaberry était déjà parti pour remonter la rive gauche du Châteauguay ; nous ne le rejoignîmes qu’après une marche forcée, et pour nous mettre tout de suite à couper des arbres et à détruire des ponts, comme il se fût agi de faire retomber sur les pauvres habitants de l’endroit l’invasion de tous ces étrangers.

Ah ! je vis alors, mon petit Henri, comme c’était une horrible chose que l’art militaire, et je passai la nuit à regretter la vie heureuse que je menais si tranquillement au moulin, lorsque le roi d’Angleterre déclara la guerre aux Bostonnais.

Le lendemain, ce fut bien pis.

On nous fit ranger en bataille : le colonel passa devant nous en donnant tout bas ses ordres à un enfant de seize ans. Celui-ci se dirigea vers mon capitaine, lui montra du bout de son sabre un endroit du bois, et nous voilà partis au pas de course sans savoir où nous allions.

Plus tard, quelques années après, j’ai su que si la bataille avait été gagnée, c’était grâce à nous qui avions défendu le gué de la rivière.

À peine étions-nous installés, à l’affût, derrière le fourré, qu’un officier grand, fort et bel homme, s’avança vers nos lignes en criant :

– Braves Canadiens, rendez-vous ! nous ne voulons pas vous faire de mal !

Ignace Gendron leva le bout de son fusil ; un éclair jaillit et le géant roula dans l’herbe, pendant qu’autour de son bel uniforme souillé de sang, les coups et les balles pleuvaient dru comme grêle.

Ce n’était pourtant que le commencement, et pendant longtemps je n’entendis plus rien de distinct : un cauchemar impossible m’entraînait dans le vertige ; seulement on m’a dit que je m’étais battu comme les autres, et je n’ai pas de peine à le croire, car mon fusil était noir de poudre.

D’ailleurs pas une trace sur mon corps pour m’indiquer clairement que j’avais été en danger de mort.

Quand je commençai à voir ce qui se passait autour de moi, j’eus le frisson.

Des cadavres, de pauvres êtres qui vivaient, pensaient et aimaient peut-être comme moi, au lever du soleil, gisaient pêle-mêle, la figure dans la boue, le corps aplati par les talons de bottes de ceux qui leur avaient marché dessus, et rien que de revoir ces choses-là en pensée, ça me donne la chair de poule.

Nous étions vainqueurs pourtant, et avec 300 hommes, on avait mis en déroute 7,000 Américains commandés par le général Hampton.

Je pensai que l’oncle Labrèque serait fier en lisant cela ; car il avait promis à McIntyre de s’abonner à la Gazette de Québec, et puis, la pauvre Marguerite, comme son cœur tremblerait de joie en ne voyant pas mon nom parmi ceux des morts !

Nous sommes tous ainsi faits, Henri, et l’homme est un étrange esprit : ce qui est deuil pour l’un devient souvent cause de joie pour l’autre.

J’aurais donné tout au monde pour faire savoir de mes nouvelles au moulin ; mais le temps pressait, paraît-il ; les Américains voulaient encore tâter du bout de nos crosses de fusils, et nous nous mîmes à battre les environs.

Ce ne fut que deux mois après que je retrouvai le tour d’écrire.

On me nomma garde-magasin à Montréal ; et pendant tout cet hiver-là, je me suis fait bien du mauvais sang, car les nouvelles ne m’arrivaient pas régulièrement. Je les recevais presque toujours par l’entremise de quelque camarade, et je paraissais être oublié au moulin, lorsque qu’un beau matin, le sergent vaguemestre me remit ce billet.

Le père Michel tira de son gousset un petit portefeuille noir, et en déroula un morceau de papier jauni qui enveloppait sa médaille de Châteauguay.

– Tiens, lis-le, Henri, dit-il : je l’ai conservé, car c’est écrit par mon pauvre parrain.

Il disait :

 

Beaumont, ce 15 février 1813.

Mon cher Michel,

Je ne suis pas bien, et en attendant ton retour qui, je l’espère, aura lieu prochainement, j’ai été obligé de prendre Pitre Belours pour m’aider. J’étais trop faible pour faire marcher le moulin tout seul. Pitre est un garçon économe et rangé, qui travaille dur. Marguerite est bien et nous t’embrassons.

Ton parrain qui t’aime,

Juste Labrèque..

 

P.S. – N’oublie pas ma dernière recommandation, mon garçon : tiens-toi les pieds chauds et la tête froide ; ce serait bête de ta part si tu allais mourir de maladie, maintenant que tu as échappé aux balles des yankees.

 

– Hélas ! tout n’était pas fini pour moi, reprit le père Michel, et ce congé désiré par l’oncle Juste n’était pas facile à obtenir, car les Bostonnais devenaient remuants, et croyant que la fonte des neiges leur porterait chance, ils étaient revenus faire une petite promenade en Canada, en passant par Odelltown. Nous les attendîmes de pied ferme à Lacolle où M. de Salaberry nous avait cantonnés, et c’est là, Henri, que je n’ai pas jeté ma poudre aux corneilles, car ces grands maigres de coquins s’étaient mis en tête de canonner le moulin de la paroisse.

C’était à la fin de mars : il faisait froid piquant, et à chaque boulet qui venait éventrer la muraille du pauvre moulin, un fort courant d’air se précipitait dans la chambre où nous étions. Heureusement que je ne les craignais pas, comme le bon M. Raby, notre curé ; et, agenouillé près de l’embrasure de la fenêtre, je tirais sur l’ennemi, en descendant un à chaque coup de fusil ; car vois-tu, Henry, j’avais la rage au cœur et je me disais :

– Si au lieu de venir à Lacolle, ces gueux-là s’étaient mis en tête de venir braquer leurs canons sur le moulin de Beaumont, comme Marguerite se mourrait de peur en ce moment !

Et boum ! à chaque fois que mon chien redescendait sur le bassinet, un Américain s’allongeait par terre, et se mettait à planter des poireaux.

Pauvre Marguerite, elle qui me rendait le cœur si faible autrefois, elle ne s’était jamais doutée du coup d’œil que son seul souvenir me donnait ce jour-là. Dieu me pardonne ! je crois que je les aurais tous abattus les uns après les autres, si une grenade n’était pas venue me faire entrer dans l’épaule un éclat de bois du chambranle de la fenêtre.

Je tombai à mon tour : on m’enleva, et je demeurai deux mois en convalescence à l’hôpital de Montréal.

Un beau jour de juin, le chirurgien me dit en riant qu’il avait un nouveau remède pour moi, et il me prescrivit d’en prendre aussi longtemps que je voudrais ; puis il me tendit un rouleau.

C’était mon congé et mon brevet de sergent-major.

Que de joie cachée sous ce bout de parchemin ! Je reverrai donc le parrain, son moulin et la meunière, me disais-je ; et le soir j’étais en route pour Québec.

Lorsque j’y arrivai, le temps de la marée était passé, et les chaloupes de Beaumont avaient quitté le port depuis déjà deux grandes heures. Force me fut donc de traverser le fleuve à la Pointe Lévis, et de faire la route à pied. Elle n’était pas longue habituellement – deux petites lieues, – mais ce jour-là elle se fit interminable ; depuis quatre mois j’étais sans nouvelles de ceux que j’aimais.

Déjà j’étais arrivée sur le coteau de Vincennes ; mon cœur battait à me rompre la poitrine ; il n’y avait plus qu’un quart de lieue pour se rendre au moulin, et prenant mon sac, je l’appuyai le long de la clôture, puis m’assis dessus pour préparer mes idées aux joies que j’allais éprouver.

En ce moment le petit Turgeon passait ; je vis bien que ma blessure et la fièvre m’avaient changé, car il me regarda sans me reconnaître !

– Eh ! l’enfant, il n’y a rien de nouveau dans la paroisse ? lui dis-je en grossissant ma voix.

– Non, monsieur, fit-il d’un air tout effrayé.

– Où vas-tu donc de ce pas, ajoutai-je doucement pour le rassurer ?

– En bas de la côte, chez Pitre Belours.

– Mais, c’est au moulin ça ; comment va le meunier Labrèque ?

L’enfant me regarda avec des yeux tout grand ouverts, et me dit simplement :

– Depuis trois mois et demi il est mort, monsieur.

– Comment, il est mort ! criai-je avec les yeux pleins de larmes.

– Et mademoiselle Marguerite ? ajoutai-je, si bas que je m’entendis à peine.

– Dame ! son amoureux Michel Larivée a été tué à la guerre, et, comme après la mort du meunier Labrèque, elle n’était pas pour demander la charité, elle s’est mariée avec Pitre Belours qui a fait des économies pendant que l’autre faisait le soldat.

Je crus que j’allais mourir.

Je tombai sur l’herbe, et là je pleurai comme un enfant, puis quand ma première douleur fut passée, je me rendis chez M. Raby qui me confirma toutes ces affreuses nouvelles.

Maintenant, n’ai-je pas raison de dire que c’est une bien triste chose que la guerre, Henry ? et tu ne comprendras bien ces paroles que lorsque tu auras encore grandi de deux bons pieds.

Dire que sans le régent George IV, je me serais marié à la meunière du moulin, morte de chagrin en voyant les économies de Pitre s’en aller à l’auberge, et que j’aurais joui de la vie, moi aussi, tandis que maintenant, sans famille, sans enfants, je ne suis plus qu’un invalide pensionné par le gouvernement.

Ah ! tu ne sauras jamais combien je les déteste, ces Anglais !

À la brunante : contes et récits
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