VII
À peine le fossoyeur avait-il nivelé de sa pelle la tombe de Noémie, qu’une affaire urgente me fit partir pour l’étranger.
Cette absence dura toute l’année.
Dès mon retour, je repris l’excellente habitude que j’avais contractée jadis en compagnie de Paul, d’allumer la pipe quelquefois chez mon ancien professeur de grec, devenu curé d’un de nos centres les plus populeux.
Une de mes premières questions fut de lui demander ce qu’était devenu mon camarade.
– Ah ! mon cher, répondit-il, quelle émouvante histoire que celle de ce cœur si éprouvé et resté si chrétien malgré cela !
Paul n’avait pas achevé de vider sa coupe lors de la mort de Noémie. Il lui restait la lie ; car, retourné au département pour y reprendre son poste, l’Honorable M. Bour, content de poser en homme à principes rigides devant un public qui se plaignait depuis longtemps du trop de liberté accordée aux employés, lui fit comprendre qu’un congé pris sans permission de l’autorité n’avait aucune raison de ne pas être illimité.
Ce coup atteignit à peine celui dont le cœur et la pensée étaient tout entiers à sa morte chérie.
Il reprit le chemin de la maison, fit un paquet des hardes de la trépassée, et s’en allait Dieu sait où, lorsque je fis sa rencontre.
J’avais confessé la sœur ; je consolai et reçus le frère chez moi.
Sombre et taciturne pendant les quelques moments qu’il résidait au presbytère, il ne se trouvait à l’aise qu’au cimetière, à l’endroit où son cœur s’était brisé et dissout lentement.
Un soir, au commencement de l’hiver, par un de ces temps où la neige tombe épaisse et humide, Paul revint les pieds trempés, la gorge enrouée. Au milieu de la nuit une violente quinte de toux se déclara, bientôt elle dégénéra en bronchite aiguë, et les secours de l’art se déclarèrent impuissants.
Je pris la place laissée vide par le médecin, et jamais âme de prêtre n’est venue se retremper à mort plus sainte et plus consolante.
Paul Arnaud endurait humblement, sans se plaindre, le mal rapide qui l’emportait, demandant miséricorde à Dieu pour ce péché d’orgueil qui l’avait suivi pendant toute la vie, et pardonnant à son tour à ceux qui l’avaient offensé.
L’agonie fut calme, comme l’est toujours celle de l’homme préparé par l’apostolat de la souffrance.
Les larmes, les chagrins, les tribulations soufferts dignement sur terre, possèdent la vertu attribuée au verre d’eau de l’Évangile. Ils coulent lentement dans la vie, se dirigeant peu à peu vers l’éternité, et finissent bientôt par être le torrent qui entraîne et porte l’âme purifiée vers son Dieu.
Paul fut enterré pieusement et pauvrement par les soins de Mademoiselle Jeanne, l’amie de sa sœur, devenue ma ménagère. Sa tombe gît, me dit-on, au cimetière Belmont, car le jour de l’enterrement je partis accompagnant l’évêque dans une tournée pastorale.
Le lendemain de ce récit, je cherchais vainement, au milieu des croix plantées à la fin de novembre et au commencement de décembre, celle sous laquelle Paul était venu s’abriter.
Les économies de Mademoiselle Jeanne n’avaient pas été assez fortes pour lui permettre le luxe d’une modeste pierre funéraire, et bien que le fossoyeur eût reçu l’ordre et l’argent nécessaires pour mettre le signe consolant chargé d’annoncer au vivant le lieu où un frère était passé, Paul, enterré dans la fosse commune, avait été négligé, oublié du croque-mort.
Autour de moi, les fleurs agaçaient les papillons ; les oiseaux gazouillaient, l’herbe poussait touffue et baignée par le soleil. Je tombai agenouillé au hasard dans le champ des tombes. Ma tête s’inclina au milieu de mes souvenirs, et ardemment je priai pour celui qui, connu maintenant de Dieu seul, s’était endormi là – en quelque part – affaissé sous les blessures de la vie.
En m’écoutant, Madame Morin avait laissé tomber La dernière résurrection de Rocambole au pied de son fauteuil ; deux grosses larmes s’étaient acharnées à la poursuite du livre.
Je profitai malignement de mon triomphe.
– N’avais-je pas raison de vous dire, Madame, que les histoires, les drames intimes cachés sous la tranquillité apparente de l’existence quotidienne, peuvent, malgré leur simplicité, atteindre aussi sûrement leur but qu’un de ces gros romans de vengeance, d’amour, de rapt, d’assassinat et d’adultère que votre libraire est toujours prêt à servir à ses pratiques ?
La mine entrevue est inépuisable, puisque le pauvre, le déshérité du monde aura une lutte perpétuelle à soutenir contre le riche et le puissant, fort de son égoïsme et de son argent.
L’histoire de Paul se renouvellera souvent d’ici au jour où le globe croulera dans l’espace, et, puisqu’elle a été assez heureuse pour m’attirer votre attention pendant toute une veillée, en souvenir de votre amabilité, j’écrirai ce récit un jour – en dépit des chercheurs d’intrigues, des amateurs de beau style – sans art, sans suite, sans passion, simplement comme se sont passées la vie et les tribulations qui en font le sujet.
Je choisirai pour cela le moment où, impassible et debout au milieu du naufrage de mes croyances perdues, de mes illusions sombrées, j’entendrai sonner cette heure où Lamartine disait avoir retrouvé le calme dans le découragement accepté, où fatigué, il s’asseyait sur le seuil de sa porte, comme l’ouvrier à la fin du jour, pour voir passer les autres, pensant à tous ceux qui sont déjà passés, et à Dieu seul qui ne passe pas.