IV

 

La poésie des pauvres gens

 

Ces terribles gasconnades, cousines germaines des aventures merveilleuses du Baron de Münchhausen, et que je rapporte textuellement, telles qu’on les conta ce soir-là, auraient duré toute la nuit ; car Bidou, ne se tenant pas pour battu, nous menaçait d’un crescendo de verve.

Il avait même débuté en disant à Jean Bart d’un ton narquois :

– Moi, j’ai tué une baleine avec de la cendrée...

Mais Urbain Blais, silencieux jusqu’alors, jugea à propos de l’interrompre :

– Parole d’honneur, que vous êtes tous ensemble encore plus blagueurs que le notaire Pierron. Depuis huit ans, il se fait élire en nous promettant six chemins de colonisation, trois ponts, des octrois de terre gratuits, un chemin de fer, deux quais, le télégraphe, une ligne de vapeur hebdomadaire, et la poste tous les jours. Rien qu’à l’entendre nous dire de ces choses à la porte de l’église, l’eau vient à la bouche. Pétris de reconnaissance, nous sommes tous heureux de l’élire par acclamation, et à l’élection suivante, ça recommence ; car le gouvernement, dit-il, n’a pas eu le temps de s’occuper de notre comté qui se trouve malheureusement un des derniers sur la liste alphabétique. Mais cela arrivera indubitablement pendant ce nouveau parlement ; car lorsque la chambre a été prorogée, il a pris des informations officielles, et le sous-chef des travaux publics lui a répondu que les ministres étaient arrivés à la lettre K.

– La lettre K ! mais ça doit être le comté de Kamouraska, reprit le capitaine Létourneau. Il m’y est arrivé une mystérieuse aventure, et je regrette de venir vous la conter, après les gigantesques prouesses de Jean Bart et de Bidou ; chacun ici leur a donné sa part de crédulité, et personne ne me croira.

– Contez, contez toujours, capitaine, cria toute la maisonnée, peu fâchée de mettre en déroute maître Urbain Blais, un cabaleur émérite à qui chaque élection faisait des petites rentes ; on sait que vous êtes franc comme le bois de votre mât de misaine.

– Merci, mes enfants, merci. Je vous dirai donc qu’il y a sept ans, étant à Sainte-Anne de la Pocatière, j’ai eu l’insigne honneur de souper avec le Juif-Errant.

C’est un grand vieillard dont le visage était tellement recouvert par sa longue barbe blanche que cheveux, favoris, moustache, barbiche se trouvaient dans un pêle-mêle indébrouillable, et n’offraient qu’un court espace pour laisser percer les éclairs fauves qui se dégageaient de ses prunelles noires. L’estomac appuyé sur la table, la tête courbée dans son assiette, il se maintenait dans une position qui ne me permettait pas de juger de la fraîcheur du costume que portait le contemporain de Dieu ; mais l’énorme toison blanche de mon vis-à-vis et le gigantesque gourdin appuyé auprès de l’horloge étaient plus que suffisants pour arrêter mes soupçons.

Sans prendre de temps d’achever mon souper, j’avertis cinq matelots de mon équipage, et nous courûmes nous placer sur le pont Saint-Denys, de manière à intercepter l’éternel marcheur. À peine étions-nous installés en embuscade, que nous aperçûmes dans la nuit sombre scintiller les fils d’argent de la barbe du juif.

Il passa ; tous nous lui adressâmes un respectueux bonsoir, et lui fîmes des offres d’hospitalité ; mais lui, sans répondre à nos civilités, continua son impitoyable marche, et une demi-heure après, il traversait le village de Kamouraska qui se trouve à une bonne et longue distance de l’endroit où nous étions.

Le lendemain, je trouvai sur les planches du pont Saint-Denys quelques gouttes de sang caillé.

Elles avaient suinté des pieds endoloris de celui qui, rencontrant Jésus sur la route du Calvaire, se mit à rire de ses chutes, puis à ridiculiser son pas alourdi par les péchés de l’homme, et en expiation fut condamné lui et sa race, à faire sans cesse le tour du monde, jusqu’au jour où ils se heurteront l’un et l’autre sur la croix du Christ revenu pour juger les hommes.

Cette légende, très populaire dans nos campagnes, eut pour effet de calmer Bidou qui se contenta de vider son verre d’un seul trait, en signe d’armistice avec Jean Bart.

D’ailleurs, il n’y avait guère moyen de contredire le capitaine : c’était un rude matois, au poing velu et à l’écorce rude, qui ne souffrait pas l’interruption.

Si Jérôme Tanguay était né pour faire un monsieur, Létourneau avait eu pour lot, en venant au monde, de se trouver à point pour voir les choses les plus extraordinaires de la terre.

Une de ses plus fortes croyances de marin, était celle qu’il avait vouée à la sirène.

Malheur à celui qui l’aurait contredit sur ce chapitre-là !

L’une d’elles ne l’avait-elle pas prévenue de l’approche d’une épouvantable tempête, alors qu’il était ancré aux Sept-Îles, l’année qui vit périr onze goélettes dans ces parages redoutés ?

À son avis, un sien ami manqua, il y a quelques années, l’occasion de faire une jolie fortune.

Il avait appareillé sa berge pour aller pêcher la morue sur les fonds du Cap Chastes. Déjà son embarcation s’emplissait à vue d’œil de beaux poissons, lorsqu’en voulant retirer son hameçon pour l’embouetter, il sentit qu’il y avait prise au bout.

Il se mit à ramener sa ligne, brassée par brassée, dans cette attitude penchée, tête hors bord, que savent prendre tous les vrais pêcheurs de morues, lorsque, horreur ! il aperçut à une profondeur de huit pieds, une tête de femme qui montait vers lui !

C’était une sirène que le malheureux avait accrochée par le coin de la lèvre supérieure.

– Elle était toute jeune, disait Létourneau, à peine vingt-deux mois et ne parlait pas encore ; car les sirènes parlent comme de vraies créatures, ajouta-t-il.

Son teint était frais, comme de la belle chair de flétan, sa figure comme celle d’une jeune fille ; un voile de peau fine partait du front ombré par une abondante chevelure, et retombait à volonté jusqu’à la ceinture où sa forme humaine se confondait avec celle d’un poisson ordinaire.

Comme elle se plaignait fort tristement, le pêcheur tout effrayé la reconfia fort doucement à la vague qui l’avait recelée, et jura de ne plus remettre la main sur une ligne.

– Il a tenu parole, ajouta Létourneau, malgré qu’il eût manqué de faire sa fortune ce jour-là.

Tout de même, termina-t-il, avec un accent d’inexpugnable conviction, à sa place j’en aurais fait autant.[15]

C’était aussi l’avis de l’auditoire ; car pour certains pêcheurs il y a des poissons auxquels on ne touche pas.

Exemple : l’espèce de morue que le commerce désigne sous le nom de haddock et que le vulgaire appelle le poisson de Saint-Pierre. La légende veut que ce soit la première pièce tirée hors des filets par le grand apôtre, au jour de la pêche miraculeuse. Depuis, le dos grisâtre du poisson porte en noir l’empreinte de trois des doigts du chef de l’Église.

Tous ne sont pas rangés dans cette pieuse catégorie, pourtant ; car en ce moment, Madame Tanguay, debout devant moi, une assiette de faïence à la main, me disait :

– On est loin des vieilles paroisses, ici, et nous n’avons pas toujours ce qu’il nous faut dans une place nouvelle. Il est difficile pour nous de vous offrir des biscuits, M. Henri : les effets et la fleur de bled surtout sont si chers chez les marchands ; mais prenez toujours et excusez du peu.

C’étaient des beignes cuits dans l’huile de pourcil ; tout le monde y mordait à belles dents. Je fis de même, et ma foi ! ça n’était pas mauvais.

Pendant que nous nous rafraîchissions, Jérôme ne pouvant rester inactif, se prit à nous chanter une jolie ballade que je n’ai vue publiée nulle part, quoique Gérard de Nerval en ait recueilli une dans l’Île de France, qui lui ressemble beaucoup.[16] Celle de Jérôme Tanguay est plus poétique, à mon avis : elle a un petit cachet de féodalité qui donne la chair de poule, rien qu’à l’entendre chanter.

Heureusement qu’elle se termine bien.

 

C’est dans Paris : Vive le Roi !

Qu’est la fille d’un bourgeois,

Qui voudrait bien se marier ;

Mais son père l’a-t-empêcher.

 

Dans les prisons de Saint-Valier,

Il l’a-t-envoyé mener ;

Il l’a fait mettre en une tour,

Où l’on ne voit ni ciel ni jour.

 

La belle a bien été sept ans,

Sans voir aucun de ses parents ;

Au bout de la septième année,

Son père fut la visiter.

 

Bonjour, ma fille ! comment ça va ?

– Mon très cher père, ça va bien bas ;

J’ai-t-un côté mangé des vers ;

Et les pieds pourris dans les fers !

 

– Mon très cher père, prêtez-moi

Cinq ou six sols livres tournois

Pour r’mettre au maître chevalier

Qu’il vienne m’ôter les fers du pied.

 

– Ah ! oui ma fille, je t’en donnerai

Plus de cinq cents, plus d’un millier,

Si tu veux laisser tes amours,

Oh ! oui, les laisser pour toujours.

 

– Mon très cher père ! allez-vous-en

Avec votre or et votre argent,

J’estimerais mieux perdre le jour

Que d’abandonner mon amour.

 

Mais son amant passant par là

Un bout de lettre lui envoya :

– Te souviens-tu ma belle amante,

De cet amour qui nous tourmente ?

 

Fais donc la morte, la délaissée,

À Saint-Denys, fais-toi porter :

Ton père suivra-t-en pleurant

Et ton amant ira chantant.

 

En passant au coin du marché

Trois cavaliers a rencontré,

L’un avait un beau palefroi,

Deux étaient écuyers du roi,

 

L’amant prit son épée d’argent

Et décousit le suaire blanc ;

Puis, il y jette un long soupir ;

La bell’répond par doux sourire.

 

La morale est moderne, et je la lâche telle que Jérôme me l’a donnée.

 

On n’connaît pas les trahisons

Entre les filles et les garçons,

C’est au curé de les marier

Pour qu’on n’en entende plus parler.

 

Que d’amantes délaissées, enlevées, aimées, puis délaissées encore, sont venues comme cela réfugier leurs plaisirs et leurs peines de cœur dans la chanson populaire, cette poésie des pauvres gens.

La mémoire de Jérôme fourmillait de ces plaintes, de ces paroles de liesse, de doléances, et probablement ce soir-là, il en aurait laissé tomber d’autres de ses lèvres, si le petit Descoteaux, penché vers la fenêtre depuis quelques instants ne lui eût crié d’une voix chevrotante :

– Prends garde, Jérôme, les marionnettes sont sur la maison.

Ce curieux avertissement rendit Tanguay muet comme un poisson.

C’est une croyance commune à beaucoup de pêcheurs et d’habitants qui vivent sur le littoral du bas Saint-Laurent, qu’un air d’instrument ou une chanson dite le soir, lorsque le temps est calme, fait danser les marionnettes à volonté.

Malheur à l’imprudent Orphée qui s’amuse à jouer avec les sylphes mystérieux qui tressent les blonds fils de l’aurore boréale. À mesure qu’il les regarde nouer leurs valses tournoyantes, il se sent fasciné : peu à peu sa pupille se dilate, le chant devient de plus en plus faible ; à peine l’entend-on, et le lendemain matin, le paysan matinal retrouve l’impresario immobile sur la grève. Son âme s’en est allée se mêler à la danse vertigineuse des marionnettes.

Un soir, ajouta Descoteaux en m’expliquant cette poétique croyance, nous étions allés faire une promenade au large, lorsqu’un de mes oncles s’avisa de les faire danser. Petit à petit leur cercle de feu vint se rétrécir au-dessus de notre tête ; les marionnettes se mirent à tournoyer autour de la berge et à nous passer le long des oreilles avec une rapidité étourdissante. Mon pauvre oncle ne faisait plus un mouvement, et les regardait avec de grands yeux fixes. Heureusement nous touchions aux galets ; nous le transportâmes sans connaissance à la maison, et ce n’est qu’au contact d’un rameau béni qu’il reprit ses sens.

– Ton pauvre oncle, paraît-il, n’avait pas de chances dans ses promenades au large, reprit le capitaine Létourneau.

– J’étais allé, un jour, avec lui, pour relever les filets que nous avions sur les tangons : lorsqu’en fouillant les varechs et les goémons avec le bout de nos rames, nous y trouvâmes un noyer enlacé. Je voulais le faire embarquer ; mais l’oncle avait peur, et force me fallut de remettre le cap sur terre.

Il n’avait pas compté sur le noyé qui, paraît-il, était du même avis que moi, et qui ne pouvant venir se coucher sur le banc de la chaloupe, s’était mis à la suivre avec une persistance inouïe. En se penchant derrière le gouvernail, on le voyait qui nageait silencieusement dans le sillage.

– Allons, dis-je à l’oncle, un peu de charité pour l’amour de Dieu ; tu vois bien que ce pauvre mort désire être mis en terre sainte. Laissons-le embarquer.

– Embarque-le, me dit-il.

Je le sortis tout ruisselant du fleuve et, en arrivant à terre, nous le déposâmes sous le hangar en espérant l’enquête qui se fit six jours après ; car on attendait un parent du défunt qui venait du Haut-Canada.

Dès que ce dernier mit le pied dans la chambre où le corps était exposé, le cadavre se prit à saigner du nez : il donnait ainsi son témoignage muet et prouvait au corps de jury qu’il reconnaissait son ami et son allié. C’était prudent de la part du noyé ; il avait sur lui un portefeuille bourré d’argent, qui servit à lui faire dire des messes et à le tirer ainsi hors du purgatoire.

Comme le capitaine Létourneau achevait ces mots, la vieille horloge de Jérôme se mit à sonner onze heures.

Dans l’ombre, les chandelles de suif allongeaient leurs mèches fumeuses hors des goulots de bouteilles qui les retenaient, et le lumignon du plafond tremblotait dans son bec de fer où l’huile commençait à se faire rare.

Chanteurs et conteurs demeuraient silencieux et fatigués ; seule la mer, toujours rajeunie, déferlait au loin son éternel ressac.

Le père de madame Tanguay, le vieux Jean-Pierre, se leva alors et secoua sa pipe.

Ce fut le signal de la prière.

Puis, chacun alla se coucher, et c’est ainsi que les bonnes gens d’en bas s’acheminent sans regrets, sans désirs et sans remords, vers le coin obscur du cimetière de leur paroisse. Ils ont en partage la seule poésie et le véritable bonheur d’ici-bas : l’immensité de la mer et le calme pur de la conscience. Contents de leur sort, chez eux, joies, deuil et travail, tout se passe simplement et uniment, sous l’œil et en la sainte garde de Dieu.

À la brunante : contes et récits
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