V
Rien n’atrophie plus vite et plus sûrement notre pauvre nature humaine que la fourberie et le mensonge. Les déceptions, le découragement, les expériences précoces sont autant de fenêtres ouvertes par où pénètre la phtisie du doute, et malheur à l’âme qu’elle caresse de son mortel frisson !
Paul heureusement avait un caractère profondément religieux.
À ses moments de désillusions, il s’était fait une loi de se rappeler cette pensée d’un saint livre, qui l’avait frappé, un jour que le mal allait le gagner :
– Souffrir avec résignation doit être la plus grande ambition de l’homme, car si l’ennui n’était pas un mal, les anges eux-mêmes lui envieraient ce privilège.
Paul se résigna donc et moi j’écoutais son cœur saigner ; car recommencer le métier de suppliant, faire antichambre à la porte de ces heureux du monde qui s’enferment aussi hermétiquement dans leur bonheur que des huîtres dans leurs coquilles, était devenu un poids au-dessus de nos forces réunies.
Il habitait encore ma chambre, n’ayant plus même le courage d’aller voir sa sœur.
Le temps passait toujours, et franchement je ne voyais plus d’issue à cet avenir, lorsqu’une idée soudaine me frappa.
Un matin en allant chez ma mère, je me croisai sur le trottoir avec un gros fournisseur qui s’était enrichi en donnant plus de dîners que de coups de truelles.
Je ne sais trop comment cela me mena à songer au bal qui avait lieu ce soir-là chez Madame Raimbault ; et en arrivant, je priai ma sœur de vouloir bien faire en sorte que Paul y fût invité.
À quatre heures, un billet rose et parfumé comme la main qui l’avait tracé était sur notre table.
En l’ouvrant, mon camarade crut à une mauvaise plaisanterie, avant que le feu fût aux poudres, j’entrai de plain-pied en matière.
Je débutai en lui démontrant combien il serait difficile de se refuser à la délicate attention de Madame Raimbault. Je lui fis entrevoir les positions, les fortunes, je n’osai dire les mariages, qui s’étaient faits au milieu d’un bal : bref, je finis par enlever la place de vive force, en y laissant tomber le nom de Noémie, et il capitulait bientôt, acceptant comme condition le cadeau d’une paire de gants et d’une cravate, accompagné du prêt d’un habit de louage que j’avais eu le soin de me faire apporter.
Le soir, Paul entrait au bal.
La lumière des lustres trahissait bien un peu son air timide ; mais en somme, comme il était joli garçon, cela pouvait passer à la rigueur, parmi les roués de salons, pour prendre de la pose. Dès son arrivée, il fallut subir les présentations d’usage.
Heureusement qu’il connaissait déjà bon nombre d’invités et n’eut qu’à balbutier une dizaine de fois la phrase banale, – enchanté de faire votre connaissance – alternée de vigoureuses poignées de main, distribuées au milieu d’une mosaïque de :
– Vous allez bien ?
– How do you do ?
Ces mots prononcés vaguement lui donnaient le droit de faire comme les autres.
Il pouvait maintenant s’appuyer sur les fauteuils des dames et leur chuchoter des riens à l’oreille, les conduire dans l’embrasure des fenêtres pour leur y faire attraper un bon rhume, ou mieux encore, leur lire toutes sortes de fadaises rimées, sous prétexte qu’elles gisaient au fond d’un petit papier vert d’espérance sur un lit de dragées.
Je laissai Paul assis sur une ottomane, causant avec la maîtresse du logis, et, tout joyeux, je me perdis dans une salle de jeu, songeant à la jolie tournure que prenait mon projet ; car j’avais un but en insistant autant sur la présence de mon ami à la soirée de Madame Raimbault.
Cette femme, esprit supérieur, jugement sain, fortune superbe, mettait sans cesse ces trois belles choses au service des talents que la misère menaçait d’asphyxier. Son doigt de Samaritain avait relevé une foule d’intelligences, qui, sans lui, se seraient traînées dans la médiocrité, et comme elle avait ce flair délicat qui caractérise les cœurs sensibles, les excellentes qualités et les hautes capacités de Paul ne manqueraient pas de la frapper.
J’allai, écoutant distraitement la musique des quadrilles, le froufrou des robes de soie, les éclats de rire de la foule, songeant au bonheur que les riches pouvaient semer ici-bas, lorsqu’ils daignaient se rappeler la sainte pensée d’un philosophe :
– Combien de malheureux peuvent être consolés avec peu ! la poussière de fleurs ne suffit-elle pas aux abeilles ?
Insensiblement, cette promenade sentimentale m’avait ramené à mon point de départ.
Paul était encore assis à l’endroit où je l’avais quitté ; Madame Raimbault organisait un lancier.
– Comment, Paul, que fais-tu là ? au milieu de ces joies, de ces bruissements, tu te dresses comme une statue de la mélancolie.
– Je rêve aux curieuses choses qui défilent sous mes yeux depuis un quart d’heure.
– Mais il s’agit bien de rêver ! il faut danser, mon ami ; je parie que tu as refusé de le faire jusqu’à présent.
– Je n’accepte pas, car je perdrais ; Madame Raimbault a voulu insister, il y a un instant, sur un quadrille : malheureusement, elle n’avait sous la main que deux Canadiennes françaises, jolies comme le sont nos compatriotes, mais s’obstinant à causer anglais entre elles et tenant particulièrement à manifester leur regret que les faaast daaances ne fussent pas sur le programme de la soirée. Je me suis épargné cette corvée assez adroitement, et n’y ai guère perdu au change. Vois ce qui se passe à côté de nous.
Un robuste nez rouge surgissant tout étonné au milieu de longs favoris rouges taillés à la Dundreary, se dressait orgueilleusement sous un gigantesque lorgnon. Deux jambes longues et imperceptibles s’échappant d’une tunique rouge, elle aussi, où une asperge aurait été mal à l’aise, servaient de base à cet objet curieux qui représentait le plus interminable des officiers du Royaume-Uni d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse.
C’était un major du 7ème fusilier léger.
Le malheureux, en ce moment, menait une dissertation sur le langage des fleurs, avec une pâle Anglaise qui lui répondait par des questions sur la charge de Balaklava.
Rien de curieux comme les deux idées fixes de ces jouvenceaux sur le retour.
L’un avait le Xérès tendre ce soir-là et s’était juré de faire ce qu’il n’avait entrevu que de très loin pendant sa carrière militaire – une conquête – Mademoiselle avait la tête remplie du livre à la mode Kingslake’s Crimea, et, retournant sur le dernier champ de bataille, y tenait solidement son major. Alors celui-ci, bon gré mal gré, enfourchait son coursier pour mieux suivre l’imagination belliqueuse de son interlocutrice ; mais infailliblement, il venait se désarçonner sur le bouquet qu’elle tenait nonchalamment à la main, et recommençait à effeuiller d’un air féroce les pétales d’une rose, roucoulant devant cette marguerite improvisée, le vieux refrain des amoureux transis :
On m’aime ! beaucoup, passionnément...
Dans un coin, un groupe féminin tirait à la cible sur la tunique et les décorations du major, faisant converger sur elles tous les effluves possibles de la coquetterie.
Froid et impassible, il n’en continuait pas moins sa leçon de botanique, abandonnant dédaigneusement le soin de cultiver ces productions coloniales à un gros monsieur chevelu appuyé négligemment sur le manteau de la cheminée, de manière à faire ressortir les avantages de son buste.
Des prunelles veloutées de ce galant obèse semblait ruisseler quelque chose de si parfaitement ridicule, qu’elles me tinrent rivé à leur scintillement pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’un bruit sourd et caverneux vînt me les faire oublier complètement.
Il provenait d’une autre espèce de monsieur – jaune cette fois – à l’encolure de gendarme incompris, qui, accoudé doucement sur le piano, fredonnait intrépidement quelque chose entre ses dents.
Tout à coup, sa voix se prit à détonner, avec la tristesse d’un ouragan, une douce romance qui se terminait par ce moelleux quatrain :
Une attachante rêverie
Rappelle à mon cœur ses amours.
Oui c’est à la mélancolie
Que je veux consacrer mes jours !
Il fut suivi par une dame, un peu sur le déclin, qui pianota amoroso :
Autrefois un mot de ma bouche
Le rendait ou triste ou joyeux ;
Mais aujourd’hui rien ne le touche,
Pas même un pleur de mes yeux.
Ah ! quand mon âme est accablée,
Quand rien ne saurait la guérir,
Oui, je me croirais consolée,
S’il souffrait de me voir souffrir.
Cette curieuse fantasmagorie paraissait faire douter à Paul de son existence. Il semblait regarder, écouter, suivre tout de l’air indécis d’un fumeur d’opium, lorsque soudain, sortant de sa torpeur, il me prit le bras :
– Viens, Henri ; je me sens chavirer. Des gens intelligents, ou faits pour l’être, passent une soirée à renier la langue de leurs ancêtres, des militaires à causer le langage des fleurs, des femmes à ne rêver rien au-delà de l’uniforme anglais, des hommes sérieux à donner un pli fashionable à leur pantalon, ou à se faire l’écho de la première niaiserie rimée, et ils appellent cela s’amuser ! Ah ! mon ami, quel guet-apens nous attendait sous ces lambris ? Allons ! J’aime mieux me persuader que l’on s’est donné le mot pour me mystifier, et tout le monde ici semble se douter que mon habit n’est pas à moi.
Ce n’était pas le lieu, ni le temps de discuter avec Paul, et, profitant d’une danse assez animée, nous allâmes saluer Madame Raimbault, et discrètement nous nous préparions à sortir du dernier salon, lorsque je me heurtai sur M. Bour qui venait de la salle des rafraîchissements.
– Toujours passant la vie agréablement, me dit-il, en me serrant la main avec les démonstrations de la plus franche amitié.
Puis, apercevant Paul qui, en le voyant venir à moi, s’était brusquement éloigné :
– Tiens, je ne savais pas que M. Arnaud avait l’habitude de voguer en si haut parage. Je lui ai déjà prédit qu’il ferait son chemin.
– Il n’y a pas à en douter, M. Bour, puisque vous-même l’aviez jugé digne de votre protection.
– Bien, mon ami, bien ; je vous remercie de me rappeler ce léger défaut de mémoire ; je crois, en effet, lui avoir dit, il y a quelques mois, que j’essaierais de le placer au Département des Travaux publics. Mais, mon cher, il m’a été impossible de rendre ce service à votre ami : entre nous, j’avais dans les jambes mon ancien rival d’élection qu’il fallait caser de toute nécessité. Je l’ai fait disparaître, et, Dieu merci, j’ai le champ libre aujourd’hui. Vous comprenez ma position, n’est-ce pas ? D’ailleurs, tout n’est pas perdu ; il se présentera bien encore une autre occasion.
Cet incroyable cynisme dépassait tellement ce que j’avais vu de plus complet en ce genre qu’il me prit par surprise, et à peine trouvai-je une réponse au bonsoir que l’imperturbable député me jeta du bout des doigts, pendant que j’allais rejoindre Paul, au pied de l’escalier.
Silencieux, nous reprîmes le chemin du logis.
Une profonde misanthropie nous y attendait ; décidément cette soirée avait eu l’effet d’un verre grossissant où se reflétaient l’homme et ses incompréhensibles faiblesses.
Chez Paul, qui avait eu à souffrir plus que moi des suites de la bêtise humaine, elle se traduisait par un silence dédaigneux. Quant à moi, j’étais en colère perpétuelle avec moi-même, pour avoir mis tant de persistance à conduire à ce bal le pauvre blessé.
Cela aurait duré assez longtemps, si un matin je n’avais jeté les yeux sur Le Drapeau de l’Union.
En tête de son premier-Québec se détachait ce jour-là, en caractères gigantesques, ces mots toujours avidement accueillis :
Chute du ministère
Le Parlement, s’ennuyant de voir à sa tête les mêmes hommes, s’était payé la veille le joli plaisir de les basculer, et, parmi la liste des nouvelles puissances du jour, figurait orgueilleusement le nom de M. Bour.
Sans souffler mot de mon projet, je sautai sur mon chapeau et d’un trait courus à la résidence du fortuné mortel.
M. Bour avait terminé sa toilette : à midi sonnant, il devait avec ses collègues se rendre à l’Hôtel du Gouvernement, pour y prêter serment en qualité de ministre des Postes. Sa tenue était achevée ; sa chemise à jabot étincelante, son habit superbe, son pas souple comme sa conscience : tout chez lui décelait l’homme arrivé.
Il me reçut avec l’exquise politesse du parvenu – lui assis, moi respectueusement debout – et, de ce petit geste de tête habituel aux ministres, me mit en demeure de lui expliquer brièvement l’objet de ma visite.
Le dialogue ne fut pas long ; je revenais lui rappeler ses promesses de protection envers Paul.
Le moment était venu de le placer, et, comme il faut toujours faire vibrer quelque corde cachée, je lui fis entrevoir dans le lointain la silhouette d’un mien cousin qui pourrait bien avoir quelque velléité de se présenter dans le comté où l’Honorable ministre devait retourner faire sanctionner par ses constituants l’acceptation de son portefeuille.
M. Bour me promit tout ce que je voulus.
Le mois suivant, le nouveau ministre était acclamé, et son retour en ville nous fut annoncé par une longue enveloppe cachetée au timbre du département des Postes, et portant l’adresse de M. Paul Arnaud.
La reconnaissance s’était fait jour à travers cette nature momifiée par l’ambition, et le ministre s’était enfin souvenu de l’homme modeste, à l’éloquence et à l’énergie duquel il devait une partie de sa carrière dorée.
Fiévreusement nous décachetâmes le pli officiel.
L’Honorable M. Bour faisait savoir à M. Paul Arnaud qu’il était nommé facteur du bureau de poste de Québec, avec émargement de cent louis par année.