I

 

Né pour faire un monsieur

 

Sa généalogie se perdait dans la nuit des temps ; d’aussi loin qu’il y pouvait plonger son œil noir comme du jais, il n’entrevoyait que des verres qui se choquaient entre eux, et n’entendait que le joyeux glou-glou des bouteilles. Il avait réussi néanmoins à saisir au passage le nom de Jérôme Tanguay, et comme c’était un vrai Canadien du pays, ainsi qu’on se plaît à nommer nos francs lurons, pour lui la vie consistait en un mauvais calembour, auquel il avait voué une foi robuste ; il s’évertuait, partout où le menait la recherche du pain quotidien, à passer le temps gaîment.

Scieur de long, orfèvre, marin, maçon, charpentier, mesureur de bois, cordonnier, il avait une verve d’avocat, le tact d’un médecin, le cœur d’un curé et l’honnêteté scrupuleuse d’un chef d’opposition qui vise au portefeuille de premier ministre.

Une seule chose manquait pour le rendre complet : Jérôme n’avait jamais réussi à se faufiler dans la gravité qui distingue et honore un notaire.

Cela l’embêtait au superlatif ; car le soir, lorsqu’il revenait chez sa femme Hélène, et qu’appuyé mélancoliquement sur la petite table où s’étalait un fricot au lard et des patates fleuries dans le sel, il regardait ses doigts longs et effilés, Jérôme ne cessait alors de lui répéter qu’il était victime d’un sort jeté à sa mère par un vieux mendiant, et que sans cela il serait né pour faire un monsieur.

Si c’était le cas, il avait certainement du guignon ; oncques malheureux ne fut condamné sur terre à parfaire de plus gros ouvrages, sans les chercher, sans les demander.

S’il se trouvait une rude besogne, il ne la ratait jamais ; c’était son lot, à lui.

Quand il n’y avait plus de farine dans la huche, ni de lard dans le saloir, il se mettait en rouet, raccommodait une horloge, sciait des billots, faisait le solage d’une maison, réparait une batterie de cuisine, ressemelait les vieilles bottes de la paroisse et de ses environs ; puis, l’argent dans sa sacoche de cuir, il retournait flâner au logis, et cela durait tant qu’il y avait du pain sur la planche, car avant tout, Jérôme Tanguay était homme à principes, et le travail continuel aurait pu contrarier la terrible profession que la Providence lui avait départie – être né pour faire un monsieur.

Lorsque j’eus l’honneur de lui serrer la main, il était scieur de gang au moulin de la Grande Rivière Blanche.

J’étais tombé sur une journée excellente pour tout le monde, paraît-il. D’abord il y avait de l’eau plein l’écluse, ce qui faisait aller gaîment le travail : puis, Jérôme avait sous le bras une cruche où devait bien se tenir à la gêne un gros gallon de whisky.

Il était alors en conversation animée avec le foreman qui avait réussi à réunir une corvée extraordinaire pour mettre en marche les scies rondes, et lui disait en ce moment :

– Monsieur, je viens vous annoncer que je suis à la veille d’une.

– D’une quoi ? reprit la grosse voix de l’honnête ingénieur.

– Oui, monsieur, j’ai l’honneur de vous informer que j’en fais trois par année.

– Comment ? trois billots ! fit d’un air surpris M. Nicol, à qui l’on avait vanté Jérôme comme un rude travailleur.

– Je vous présente mes humbles excuses ; car il va me falloir vous contredire, excellent monsieur.

Ce sont trois petites fêtes que je célèbre avec cette ponctualité que vous aimez tant : l’une à la Noël, l’autre aux Rois, la troisième vers la première quinzaine d’août. Je ne suis pas exigeant, quant à la date, mais vous m’obligerez infiniment, monsieur, en ne les confondant pas avec vos billots.

– Je ne défends pas que l’on prenne un coup, deux, trois même, reprit M. Nicol ; cela n’empêche pas le travail. Un homme sait ce qu’il peut porter.

– Certainement, indulgent monsieur, je me range respectueusement à votre avis, avec une légère différence, néanmoins. Lorsque j’en prends une, je reste à la maison. Le travail me donne sur les nerfs alors, et j’éprouve le besoin de le perdre de vue pendant quelques jours ; car voyez-vous, j’étais né pour être comme un véritable monsieur. D’ailleurs, soyez tranquille ; elle n’est pas grosse, fit-il en frappant avec conviction sur le ventre de sa cruche ; j’espère revenir demain si je rencontre quelques amis. Autrement, je crains d’être privé pour deux jours de votre aimable compagnie.

Vous serez des nôtres, monsieur Henri : vous n’êtes pas fier, vous, pour les pauvres gens ; on fumera, on dira des contes et l’on chantera ; vous aussi, M. Nicol, vous viendrez, n’est-ce pas ? car si l’on me laisse tout seul, ça prendra plus de temps. Allons, à ce soir, messieurs ; j’ai l’honneur de me mettre en route.

Il partit, se dandinant, sa cruche sous le bras, comme un officier anglais qui porte son sabre, et voilà comme ce soir-là on aurait dit à celui qui serait venu me voir que je veillais en joyeuse compagnie chez mon nouvel ami, monsieur Jérôme Tanguay.

À la brunante : contes et récits
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