I
Se souvenir, c’est chanter
Il me prend parfois envie de commencer ce récit par les paroles que Henry Murger écrivait jadis :
– Ah ! si mon ami Jacques n’était pas mort un jour qu’il tombait de la neige, il nous aurait raconté cette histoire qui serait bien belle si je pouvais la dire telle qu’il l’a souffert lui-même.
Mais hélas ! Jean a fait comme le sculpteur Jacques ! Il s’en est allé, et maintenant, il me faut avoir le courage d’écrire de ces choses, comme lui seul savait les déterrer et les faire remonter du fond de son triste cœur tout creusé par les chagrins de la vie.
Nous étions compagnons d’enfance, Jean et moi : même âge, mêmes goûts, mêmes joies, mêmes peines. Nous vivions porte à porte, et il ne se passait pas un seul jour de plaisir ou de contrariété, sans que l’un courût le faire partager à l’autre. C’était le même cœur qui battait sous deux poitrines différentes ; et nos mères avaient pris l’habitude de nous appeler les frères siamois.
Parmi nos compagnons de jeux se trouvaient deux petites compagnes, toutes deux sœurs, fort mignonnes et bien gentilles, l’une blonde, l’autre brune.
Jean soignait la blonde ; moi, j’avais un faible pour la brune ; et les jours de congé, c’était à qui lutterait de galanterie pour se rendre plus aimable l’un que l’autre.
Lui, il façonnait de petits morceaux de bois en svelte et gracieuse chaloupe. Un bout de ruban rose faisait la voile ; quatre brins de soie représentaient les cordages ; un beau manche de plume en ivoire remplaçait le mât, et parmi les cris d’admiration de nos deux petites fées nous livrions au vent la frêle nacelle.
Alors, la ronde commençait, et Jean nous chantait de sa voix un peu faussette :
V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’appelle.
V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’attend !
Pendant que nous chantions, toute penchée sous la grosse brise qui faisait à peine bercer les fraisiers en fleurs, notre balancelle voguait bravement, et s’en allait à tire-d’aile faire naufrage sur ces jolis cailloux de quartz argenté, qui nous firent si longtemps envie, mais que nous ne pûmes jamais nous décider à aller quérir. Pour cela il aurait fallu se mouiller, ce qui nous aurait valu la grosse pénitence d’être solidement attachés par une carde de laine au pied du grand fauteuil de la bibliothèque. La voile du pauvre vaisseau clapotait tristement sur l’eau, au grand ébahissement des canards qui, le cou allongé, les pattes prêtes à nager, s’étaient effrayés pour si peu. Mais la panique ne durait qu’une seconde, et les coins-coins rassurés se remettaient à barboter dans la mare tout à leur aise, dès qu’ils avaient vu frémir, puis se tordre, quille en l’air, et rester là inerte sur l’eau, la terrible frégate de Jean.
Moi, pendant tout ce temps, je préparais un petit dîner sur l’herbe.
Nos assiettes n’étaient pas coûteuses : quelques feuilles arrachées aux érables qui poussaient, en famille sur la devanture de la maison paternelle. Nos doigts tout barbouillés servaient de fourchettes. La nappe se mettait sur nos genoux, et nous croquions frugalement les noisettes du bois voisin, tout en disant :
– Mademoiselle Joséphine, vous servirai-je de ce poulet ?
– Certainement, M. Henri ; je prendrai cette aile.
Et la plus grosse noisette de notre provision champêtre glissait en roulant sur la feuille d’érable.
– Mademoiselle Julie, disait Jean à sa blondette, désirez-vous une tranche de ce pâté ?
– Non, merci, répondait d’un ton gourmand la belle évaporée ; j’accepterai seulement un peu de ces confitures.
Et une deuxième noisette prenait solitairement sa place sur la petite feuille devenue le lot de la préférée de Jean.
Oh ! mes souvenirs de jeunesse, qui me rendra vos saintes naïvetés et vos heures de joies si profondes qu’alors elles nous semblaient éternelles ! Vous nous quittez bien vite pourtant ; et l’enfant grandit si tôt qu’il sait à peine la valeur des minutes roses qui s’en sont allées ! Il ne vous comprend que plus tard, lorsque devenu homme il s’essaie à remonter vers vous. Mais hélas ! la coupe en se vidant n’a laissé sur le bord ciselé que le parfum de ce qu’elle a contenu. Heureux alors celui qui se rappelle les heures perdues, car c’est encore une joie de savoir les pleurer.
Un jour, il fallut dire adieu à toutes ces voluptés et à toutes ces innocences.
Nos mères nous annoncèrent mystérieusement que bientôt nous allions devenir des hommes ; et le soir, en famille, on se mit à parler gravement de notre première communion.
Nos pieuses mamans, pour être plus certaines de nous, nous confièrent alors aux Frères de la Doctrine Chrétienne. Ils avaient une maison en dehors de la porte Saint-Jean de Québec ; la règle n’y était pas trop sévère, et comme les fenêtres de la classe donnaient sur le glacis des fortifications de la ville, bien des fois les yeux de Jean et les miens se rencontraient distraits, sur ces pelouses veloutées où les enfants des soldats jouaient tout à leur aise aux barres, à la balle, à l’attaque.
Certes, les petits oiseaux en cage aiment bien à voir voler et à entendre gazouiller leurs frères du nuage ou du bois : nos esprits faisaient comme eux ; ils s’attardaient à suivre les ébats de la gent libre, et comme la leçon ne s’apprenait guère pendant ces minutes de rêveries, les pensums nous arrivaient à tire-d’aile. Nous les faisions gaîment, et le lendemain cela recommençait, jusqu’à ce que la note nouvelle s’en vînt nous dire, comme d’habitude :
– Travail, assez bien ; mais dissipé en classe.
Alors, on donnait un coup d’épaule pendant une semaine. Nous rattrapions les autres, et c’est ainsi que nous répondîmes merveilleusement au catéchisme, et que nous fîmes une bonne première communion.
Par ici, par là, on avait bien un tant soit peu regretté la mare aux canards, Julie, les noisettes, les dîners sur l’herbe, Joséphine ; mais, pour être homme, il ne fallait pas trop songer à ces choses qui étaient si douces à penser. Nous nous appliquions à connaître Lhomond à fond, jusqu’aux participes exclusivement : l’addition, la soustraction, la multiplication, la division n’avaient plus de secrets pour nous : on prononçait à merveille le th anglais, et toute cette immense érudition nous avait fait trouver mûrs pour le Séminaire de Québec.
Là, notre cours classique s’était fait comme à l’ordinaire.
Jean était trop méthodique pour se permettre de sauter une classe, et moi, si j’aimais la gymnastique, j’avais celle-là en horreur.
Clopin-clopant, on se suivait ainsi d’année en années, et quand les vacances arrivaient gaîment au bout de l’an, Jean, Julie, Joséphine et moi, nous passions nos veillées à dessiner, à faire de la musique, à rire et à causer joyeusement.
Parfois, la grande Julie et monsieur Jean se hasardaient à parler du bon vieux temps, comme si déjà ils eussent été des vieillards, mais Joséphine allait se mettre au piano et chantait :
V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’appelle.
V’la l’bon vent,
V’la l’joli vent,
V’la l’bon vent,
Ma mie m’attend !
Chacun se regardait en souriant.
On se sentait si heureux de vivre ! et puis, partout où l’œil s’en allait errer sur les étendues de la vie, il n’entrevoyait que joies, fleurs, soleil et parfums. La meilleure preuve, n’étaient-ce pas tous ces fragments de bonheur qui gisaient déjà sur les roses effeuillées de notre chemin ?
Alors chacun faisait chorus à la belle chanteuse, et nous disions follement :
V’la l’bon vent !
V’la l’joli vent !
À nous quatre nous avions vers cette époque chacun dix-sept ans ; et pour l’âme épanouie, se souvenir alors, c’est chanter !