III

 

Belle aux cheveux blonds

 

Depuis déjà cinq mois, Jules Porlier suivait à Montréal les cours de l’Université McGill.

Par les soins de l’oncle Bernard, il s’était installé dans une modeste pension de la rue Lagauchetière, et précisément ce soir-là, il y avait chez son voisin de chambrée, Ulric Bertrand, un comité de carabins, réunis pour étudier et repasser ensemble les cours déjà donnés par les professeurs.

Toutes les têtes fortes de première année faisaient cercle dans cette mansarde, où l’épaisse fumée de leurs brûle-gueules se trouvait mal à l’aise. Ils étaient tous là, Pierre Michon, Edmond Talbot, Edward O’Brien, Luc Renvoizé, Prudent Furois, Robert de la Durantaye et bien d’autres, – dont les noms m’échappent maintenant, – riant, crachant, fredonnant, s’étudiant à prendre les poses les plus délabrées, et ne travaillant guère, car Jérome Migneault venait de faire son apparition sur le seuil de la porte, tenant sous son bras trois bouteilles de Old Rye, et à la main quatre boîtes de sardines en conserves, qu’il avait, à force de diplomatie, arrachées à la mère Sweeney, la vieille épicière du coin.

En un clin d’œil, Cazeaux, Orfila, Trousseau, Churchill, Wilson, Hunter, Grisolles, etc., toute la file de ces auteurs soporifiques autant que scientifiques était allée s’endormir sous les meubles d’Ulric Bertrand, à côté d’une vieille trousse Mathieu.

Le quart d’heure de Rabelais venait de sonner pour eux, car on se préparait à confectionner une bross, mot parfaitement acclimaté dans le vocabulaire des étudiants en médecine, et pendant qu’Edmond Talbot, le seul de ces messieurs qui fût propriétaire d’un tire-bouchon, se disposait à travailler, Ulric Bertrand, voyant Jules faire mine d’aller se coucher, reprit la conversation interrompue par l’arrivée des produits commerciaux de la mère Sweeney :

– Comment se fait-il que l’on ne t’ait pas encore vu à la dissection, Jules ?

– La chose est toute simple, Ulric, et riez de moi si vous voulez, messieurs, mais je ne puis prendre sur moi de vaincre mon extrême répugnance à tailler dans la chair humaine ; peut-être cela viendra-t-il plus tard, car il le faut bien ! ajouta-t-il, en poussant un profond soupir.

– Allons donc ! interrompit la bande joyeuse, Jules Porlier ! le plus fort étudiant de première année, trop femmelette pour donner un coup de scalpel.

– J’ai une recette infaillible pour vaincre ta répugnance, reprit Ulric Bertrand.

– Et cette recette ? dit Jules.

– L’école a besoin de sujet, viens avec nous ; tu nous aideras à faire notre prochaine razzia.

– Oh ! pour cela, non ! répondit Jules, d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

– Le truc n’est pas malin, et pourtant je n’ose pas te blâmer, Jules, reprit Ulric Bertrand, car moi qui te parle, j’ai bien eu mes petites répugnances. Mais aujourd’hui, c’est différent ! je crois sincèrement que je serais de force à enlever le meilleur ami de mon père – mort, ça s’entend – pour en faire un sujet. Il ne naît pas un chirurgien sans qu’il en coûte à l’humanité, et comme je me sens en verve ce soir, je veux vous raconter un épisode de mes nuits de résurrectionniste. À votre santé ! mes tourlourous.

– Salut ! reprit la troupe altérée, en chargeant à qui mieux mieux, pipes, bouffardes et cudmers dans l’immense pot à tabac placé auprès des bouteilles.

– Il y aura de cela vendredi prochain trois mois, commença Ulric Bertrand, en essuyant sa grosse moustache rousse ; c’était dans la nuit de la Sainte-Catherine.

Le matin même, notre protecteur nous avait délicatement insinué dans les trompes d’Eustache, que la table de dissection avait faim, et je ne fus pas long à arranger une petite expédition avec Marc Beaulieu et Augustin Marchand, que je rencontrai flânant au Terrapin.

Le soir de la Sainte-Catherine, nous étions donc en route, cheminant de l’autre côté du fleuve, sur le chemin du roi de Longueuil. Une neige floconneuse l’argentait, et notre carriole, traînée par un bon cheval, loué chez Dumaine, allait grand train, malgré une énorme cruche de Molson surveillée amoureusement par Augustin, et un immense paquet de conserves que ce gourmand de Marc avait songé à apporter. Pour ma part de gâteau, je m’étais chargé d’une pelle, de deux pics, de deux cordes, menus objets nécessités par notre voyage, et c’était vraiment plaisir d’entendre de temps à autre, l’harmonieux cliquetis que tout cela rendait ensemble, quand ces objets se rencontraient au fond d’un cahot. Ils exécutaient une musique qui sentait son cadavre à trois cimetières à la ronde.

Le tout trottinait à merveille, ne s’arrêtant de temps à autre que pour nous permettre de boire un coup de hot scotch, aux auberges connues de l’intéressant Augustin qui, je dois lui rendre cette justice, possédait son itinéraire à merveille.

Dans l’une d’elles, je me rappelle qu’il nous fit part d’une de ses meilleures théories.

Le whisky écossais pris chaud, disait-il, est excellent. Il laisse, primo – un doux parfum de fumée au palais qui vous rappelle, à s’y méprendre, celui de la pipe culottée laissée au logis ; secundo – l’hiver, il concentre au foie une chaleur toute bienfaisante, et tertio – pris à doses répétées, il sème sur les lèvres de ces chansonnettes, comme seuls savent en fredonner les excellents montagnards qui le distillent, grivoiseries inoffensives qui feraient rendre des points à la douce gaîté du poète Burns, un Écossais modeste s’il en fut un. Chaque jour, il creusait dans sa cave d’aussi larges sillons que sa charrue en laissait dans son champ.

– Allons !

« Mes chères brebis »,

pour me servir de l’heureuse expression de madame Deshouillières, en souvenir d’Augustin retenu ce soir par les suites désastreuses d’un violent mal de cheveux, à la santé du chansonnier Burns !

À force d’avaler du hot scotch, le temps semblait se refroidir singulièrement autour de nous, et ce diable de cimetière s’allongeait toujours devant les naseaux fumants du cheval.

Il fallut recourir aux moyens violents pour nous remettre sur le train, et Augustin songeait que c’était là le temps ou jamais de placer ce célèbre chant du fossoyeur, que je composai en un jour de folle gaîté.

Je fis des mines, car il y avait une rime qui clochait.

Cercueil et linceul se marient fort bien au fond d’une fosse mais pas en poésie, paraît-il.

Malheureusement, Augustin n’était pas né puriste.

Il entonna.

Vous savez, ça va sur un air inconnu, et il y a refrain :

 

 

Le chant du fossoyeur

 

I

 

Les morts pour moi sont bonne aubaine :

Il m’en vient par toute saison.

J’en crèverais bien à la peine

S’il fallait compter ma moisson.

À moi, la pâle fiancée !

Houp ! mes cordes sous ce cercueil !

Couche-toi là, ma trépassée.

Dors en paix ; sous ton frais linceul !

Et puisque la besogne est faite,

Vite ! buvons un petit coup !

Cela vous met le rire en tête,

J’ai soif, et j’ai creusé mon trou !

 

 

II

 

À moi le pauvre ! à moi le riche !

À moi la mère ! à moi l’enfant !

À mon jeu personne ne triche.

Celui qui gagne est le perdant.

Mon pic en main, je fais la carte :

Le gazon vert sert de tapis.

Je mêle, et personne n’écarte :

Mes beaux joueurs sont endormis !

Et puisque la besogne est faite,

Vite ! buvons un petit coup !

Cela vous met le rire en tête

J’ai soif, et j’ai creusé mon trou !

 

 

III

 

Le soir venu, je siffle et j’erre,

Souriant à mes croix de bois :

Seul avec mon vieux cimetière

J’ai l’air ainsi d’un bon bourgeois.

Je baie aux cieux, puis je fredonne

Entre mes dents un air ancien :

À mes pieds, l’insecte bourdonne

L’herbe épaissit et monte bien.

Et puisque la besogne est faite,

Vite, buvons un petit coup !

Cela vous met le rire en tête,

J’ai soif, et j’ai creusé mon trou !

À la brunante : contes et récits
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