I

 

Au moment où je terminais mon grec, en 1859, j’avais pour compagnon de classe, au Séminaire de Québec, un grand garçon, maigre, toujours triste et rachitique, du nom de Paul Arnaud.

La nature ne paraissait pas lui avoir incrusté l’aptitude au travail.

Ses compositions boitaient toujours quelque peu ; malgré un certain cachet d’élégance, son thème explorait sans cesse des horizons inconnus, même à la latinité de la décadence ; l’imagination se révélait beaucoup plus que l’exactitude dans ses versions, et sa leçon trop souvent inédite, invariablement veuve d’aplomb, lui attirait sans cesse ce fameux bulletin annuel, qui doit encore tinter dans l’oreille de plus d’un de mes anciens camarades :

– Mémoire ingrate et peu cultivée.

Notre professeur avait fini par prendre Paul en grippe. Chaque soir le voyait quitter la classe, sa tâche quotidienne écrasée sous une avalanche de pensums les plus variés, et chaque matin ramenait le pauvre écolier luttant courageusement contre l’accumulation de circonstances aggravantes qui pesait sur lui.

Au collège, il suffit bien souvent d’être en délicatesses avec l’autorité pour devenir le chéri, la coqueluche des camarades.

Paul ne jouissait pas de ce privilège immémorial.

Au dehors, il rencontrait aussi peu de sympathies qu’il essuyait de punitions au dedans. Parmi les loustics, c’était à qui se moquerait de son uniforme de collégien, taillé vigoureusement dans la trame velue d’une de nos fortes étoffes du pays. Ceux qui n’avaient pas le courage d’être aussi spirituels, se contentaient de rire sous cape de ces grosses facéties. Les petits, forts de l’exemple des anciens, ne tenaient guère à rester en arrière : dès qu’il sortait de la cour du Séminaire, ses livres sous le bras, un de ces espiègles, qui passent nonchalamment leurs classes, accroupis dans leur paresse, gardant leur sève et leur vigueur pour les flâneries du dehors, trouvait toujours moyen de le bousculer et d’éparpiller sur le sol les classiques détestés ; puis, les doigts de se diriger vers Paul qui, mélancolique, le teint pâli, les yeux bistrés et pleins de larmes, ramassait ses bouquins et reprenait seul et résigné le chemin du logis.

L’enfance est un peu Néron dans ses jeux et ses plaisirs tyranniques ; aussi l’impitoyable supplice se répétait-il avec force variations, à chaque sortie de classe, sans pour cela lasser l’incroyable impassibilité de Paul. On aurait dit ce garçon-là en train de considérer la vie comme une de ces chinoiseries que Dieu sans doute jeta sur terre, avant d’y laisser choir la patience.

Ces drôleries, qui amusaient tant les autres, auraient duré longtemps, lorsqu’un après-midi d’hiver, – c’était jour de congé, – cherchant une adresse dans le faubourg Saint-Roch, et ne sachant plus à qui parler pour m’orienter, j’avisai un ouvrier vers le milieu de la rue Fleury, et lui demandai de me renseigner.

– Informez-vous à l’écolier d’en haut ; il doit connaître ce bourgeois-là, me répondit-il, en m’indiquant une petite porte de cour, entr’ouverte, donnant sur un escalier qui grimpait le long d’un balcon enneigé.

Je me laissai conduire par la rampe, et bientôt me trouvai en face de l’entrée d’un galetas.

Après avoir frappé inutilement, j’ouvris.

Paul, agenouillé aux pieds d’un poêle, essayait de réchauffer de son haleine quelques charbons mourants. Près de là, sur une table en bois blanc, gisaient une miche de pain, un morceau de fromage sec et quelques tessons de faïence prenant de faux airs d’assiette : à l’autre extrémité de ce meuble, dormaient ses livres de classe.

Ces choses passèrent rapidement devant mes yeux ; car au bruit que fit la porte en tournant sur ses gonds, Paul s’était levé. Puis, comme il était de ceux qui n’aiment pas à être vus en flagrant délit d’indigence, l’état de gêne et de pauvreté où je le surprenais se mit à lui serrer la gorge, et il se prit à rougir.

Pour ma part, c’était la première fois que m’apparaissait le spectre de l’abandon de ce pauvre honteux ; je ne trouvais plus rien à dire.

Paul rompit le premier cet instant de pénible silence.

– Enchanté de ta visite, Henri, bien que je regrette de ne pas avoir de siège à t’offrir. Je suis en train de déménager, vois-tu, et pour ces choses, j’aime à prendre mon temps.

À mesure que ces mots échappés avec effort tombaient de sa bouche, le pauvre garçon rougissait de plus en plus, effrayé de se voir en face de son premier mensonge.

– Mon brave Paul, répliquai-je, pardon de venir inopinément te déranger au milieu de cette délicate opération. Je suis à la recherche d’un marchand qui doit rester en quelque part par ici, et ma foi, le hasard a été assez aimable pour me conduire jusqu’à toi.

– Le hasard est donc bon à quelque chose, malgré les médisances que l’on ne cesse de débiter sur son compte, fit-il en souriant : seulement, pour cette fois s’il me traite en enfant gâté, il te joue un joli tour en te faisant tomber au milieu de ces murs nus. Tu n’y trouveras à peu près que l’adresse qui te taquine.

Et il me donna l’information requise.

Je le remerciai de ce service tout en faisant mouvement de retraite vers la porte.

À ce moment, mes regards tombèrent sur une ancienne boîte d’emballage, appuyée à l’un des angles du petit grenier. Un fragment de tapis, couvrant de la paille qui sortait curieusement quelques brins çà et là, annonçait que ce meuble primitif avait été promu au rang de couchette. Sur ce lit improvisé, s’entassaient pêle-mêle les épaves de ce qui avait pu être autrefois une garde-robe, et à travers ce fouillis inextricable de manches d’habits valétudinaires et de jambes de pantalons invalides, se détachait une charmante tête d’enfant endormie, blonde, souffreteuse mais d’une ressemblance frappante avec celle de mon camarade.

– Quoi, Paul, non seulement propriétaire, mais encore père de famille !

– Hélas ! oui, mon bon ami ! père de ma petite sœur qui représente tout ce qui reste ici-bas, pour moi, du joyeux mot de famille.

Bien des larmes se cachaient sous les haillons de ce dénuement.

Par ma maladresse je venais d’en faire jaillir la source. Maintenant il y avait presque des sanglots dans cette voix, et ne trouvant rien de mieux à faire, je réitérai mes remerciements à Paul qui voulut me reconduire jusque sur la première marche du balcon.

– Au revoir ! en classe, me cria-t-il, en appuyant tristement sur ces mots.

Ce déménagement supposé, ces dernières paroles surtout, m’indiquaient clairement que Paul ne tenait guère à une nouvelle visite à domicile.

Il appartenait à cette classe de pauvres qui subissent courageusement la misère, la faim, le froid, le manque d’amitié ; mais sentent toute leur énergie se fondre rien qu’à l’idée de savoir que quelqu’un peut s’apercevoir de leurs souffrances.

Pour s’épargner un regard de pitié, ils ne reculeront devant rien. Travaux, fatigues, peines, insomnies, ils entassent tout sur leur santé chancelante, et malheureux ils s’en vont dans la vie, revêtant leur indigence du luxe de l’orgueil, et n’acceptant au monde qu’une seule aumône, la douce croyance de penser que les bonnes âmes se laissent prendre à leurs délicats subterfuges.

J’allais dans la rue, songeant à ces tristes choses, lorsque tout à coup j’entendis une rude voix m’interpeller :

– Aïe ! là-bas ! l’écolier ! comment avez-vous trouvé le compagnon ? Il n’est pas riche, celui-là, hein ?

Cette phrase interrogative m’était adressée par l’ouvrier qui m’avait indiqué le logis de Paul.

Puis, continuant avec cette volubilité des gens du peuple qui rarement gardent sur le cœur l’admiration qu’ils ressentent :

– En voilà un qui rabote proprement sa planche, bien que ce ne soit pas précisément les nœuds qui y manquent. Qui vous dirait que pour se donner une éducation de monsieur et faire manger des sucreries à la petite, il n’a pas honte de prendre une hache et une scie, avec cette main qui écrit l’écriture, et de travailler chez les voisins. Jamais on ne le voit refuser ses services à personne ; il montre même à lire aux enfants de Madeleine ; c’est le frère du quartier, quoi ! Aussi, Javotte, ma femme, une brave femme, Dieu merci, peut-elle se mettre en quatre pour lui. Hier, ne lui a-t-elle pas laissé une chandelle sans qu’il le sût, parce qu’elle s’était aperçu en allant faire le coup de balai dans son grenier, que le pauvre enfant, malgré l’épuisement de tout ce surcroît de travail, apprenait la plupart du temps ses leçons le soir, à la lueur tremblotante du poêle.

– Ah ! mon petit monsieur, au jour d’aujourd’hui n’est pas fils de bourgeois qui veut ! et il tourna le coin, me laissant en face de cette boutade philosophique, qui s’effaça bientôt devant l’image de Paul.

Ce perpétuel sarcasme des camarades, ces punitions du maître, ces incroyables privations, cette profonde misère qu’il souffrait résigné sous l’œil de Dieu, me gonflaient le cœur malgré moi. J’avais hâte d’arriver au lendemain, pour dire son fait à la classe, et ce ne fut que le soir, en songeant à tout ce que j’avais vu, que les dernières paroles de l’ouvrier sur le bonheur des fils de bourgeois me revinrent à la mémoire.

Un livre laissé entr’ouvert sur ma table de nuit par ma mère y répondait admirablement.

– N’enviez pas trop le semblant de bonheur qui les entoure ; car leurs richesses ne passent pas dans l’autre monde, si elles n’y sont portées par la main des pauvres.

À la brunante : contes et récits
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