IV
De retour à la ville, je me mis immédiatement en campagne pour trouver une place où Paul pût au moins attendre, sans trop de traverses, la générosité de M. Bour.
M. Martineau, propriétaire du Drapeau de l’Union, journal politique, littéraire, agricole, industriel et d’annonces, cherchait alors un assistant-rédacteur.
Je courus lui présenter Paul qui fut immédiatement installé aux appointements de soixante-quinze louis pour l’année. C’était nager en plein Pactole, bien que le flot fût rude à couper, quelquefois.
Personne n’a l’idée du métier que fait l’assistant-rédacteur d’un journal.
Obligé de démolir chaque matin la montagne d’échanges que le courrier empile auprès de son pupitre, il y bêche patiemment, à coups mesurés de ses longs ciseaux, coupant un fait divers par-ci, tailladant une variété par-là.
Puis ce travail est remplacé par la correction des épreuves et les ciseaux de retraiter devant la plume patiente et attentive qui se promène à droite, à gauche, retouchant, ajoutant, amputant, jusqu’au moment où le temps vient de s’occuper uniquement des annonces du jour.
Que de tact, de délicatesse il faut alors pour arriver à piquer ce nerf caché – la vanité bourgeoise – qui ne mourra jamais, malgré les nombreuses ventouses appliquées sans cesse à l’endroit où invariablement il prend naissance – le porte-monnaie.
M. Pichette, charcutier, sera incontestablement échevin de la ville. Il faut s’insinuer dans ses bonnes grâces, si on veut les voir réagir sur le journal, sous forme du patronage de la municipalité. On le flattera donc en le faisant passer dans la première colonne, tandis que M. Martineau n’occupera que la seconde. Il est vrai que ce dernier n’a que son corbillard pour vivre.
Le moindre fragment d’avis, la naissance la plus imprévue, les décès à héritages, les plus légers mariages, toute cette partie du journal qui se lit à la vapeur, devient ainsi une mosaïque qu’il faut reconstruire quotidiennement. Cela menace de durer tant qu’elle contiendra tous les jours les noms des heureux quincailliers, des bonnetiers, des cordonniers qui voudront de plus en plus river, coiffer, ou chausser la fortune près de leur comptoir ; tant que l’abonné encouragera l’honnête industrie de M. Martin ; tant que chaque lundi reviendra la nomenclature des hommes et des femmes qui aiment à se dire oui, pour mieux se contredire plus tard ; tant que tous les neuf mois les petits anges quitteront les cieux pour se blottir frileusement au fond d’un berceau.
Un assistant-rédacteur, qui sait bien se tirer de ces écueils, ne tarde pas à conquérir la confiance de son chef.
Elle se manifeste ordinairement par « l’article à faire ».
Faire l’article, c’est se mettre à l’ouvrage le soir, pendant que les camarades flânent, fument, causent, prennent l’air, oublient les fatigues de la journée. Les corvées du bureau nous ont abruti, les doigts fatigués refusent de tenir la plume, les yeux lourds et rougis voient danser les lignes qui tombent à grande peine sur le papier ; n’importe, il faut faire l’article. Les seules étapes permises sont les minutes d’épuisement où il faut se prendre la tête entre les mains et la presser, afin d’en faire jaillir l’idée rebelle.
Cela sera tant que l’abonné, couché mollement dans son fauteuil, se dira en remettant sur le guéridon, Le Drapeau de l’Union :
– On n’écrit pas si mal après tout dans mon journal.
Ces bonnes paroles compteront pour une partie du salaire de l’assistant-rédacteur.
Il est vrai qu’il pourra se payer les saluts empressés du député qui veut s’assurer une entrée dans le tirage de demain pour y défendre une de ses mesures. Quand il passera dans la rue, quelques déclassés des lettres admireront silencieusement en lui l’homme qui peut se faire imprimer tous les jours, et le malheureux n’aura pas besoin de pendule pour se tenir éveillé le matin. Dès six heures, le propriétaire enchanté d’avoir reçu la veille les félicitations et le remboursement d’idées qu’il ne saurait avoir, enverra carillonner à sa porte pour demander de la copie.
Le jour où sa réputation sera usée, où son cerveau desséché et aride ne produira plus rien, l’article à faire se fera encore.
Un autre aura remplacé l’assistant-rédacteur dans la machine, et Le Drapeau de l’Union sortira plus frais que jamais.
Paul avait franchi en huit jours la distance qui sépare la correction des épreuves de l’article à faire.
Sa constitution, déjà façonnée au travail, ne souffrait pas trop de ce régime de forçat : la tâche se faisait à merveille, et M. Martineau frappait son gousset – signe de jubilation chez lui – en songeant à l’excellente acquisition qu’il venait de faire.
Lorsque la caisse chômait, le pauvre garçon avait bien à souffrir quelque peu les brusqueries du propriétaire, mais l’habitude en était venue d’autant plus vite qu’aux jours de liesse et de billion, il fallait – non moindre danger – endurer sans sourciller ses plus minutieuses confidences.
Tout allait donc pour le mieux.
Paul avait le nécessaire : Noémie de jolies robes, de beaux livres et son couvent à volonté, lorsqu’un matin le rédacteur de l’Étoile Libérale s’avisa de chercher querelle au Drapeau de l’Union.
Dans un de ses articles politiques Paul avait cru bon de dire :
– Le pays ne traversera la crise où il est qu’en se retournant vers le passé. Là, dans la pénombre, il entreverra, sous la garde de Dieu, cette nationalité que nos pères ont conservée, à force d’esprit de sacrifice, de foi naïve et de simplicité de mœurs. Cette vue seule saura le retremper, relever son énergie et lui permettre de parcourir sans trébucher le sentier de l’avenir.
L’Étoile Libérale répondait :
– Le passé a vieilli : se baisser et le ramasser, c’est mettre la main sur un meuble vermoulu qui croulerait sous la moindre pression, mêlant sa poussière à la poussière qui le couvrait.
Le progrès, la vapeur, le coton, la mélasse, voilà les leviers qui poussent à la force, à la richesse, à l’avenir. Ils ont avantageusement remplacé ces mots creux et surannés que notre confrère du Drapeau de l’Union laisse échapper dans son dernier article. Nous l’engageons donc à laisser cette rhétorique de convention dans la pénombre, et plus tard, il saura nous remercier de ce conseil, le jour où, riche et indépendant, il lui sera donné de ne plus vendre son beau talent au parti dont il porte le Drapeau.
La nécessité, en faisant de Paul un journaliste, lui avait inculqué cette dignité de sentiments, qui malheureusement fait défaut à un si grand nombre de nos folliculaires.
Discuter pour lui, c’était lutter contre un adversaire, avec les armes de l’ancienne chevalerie, la loyauté et la courtoisie.
Ce langage, aux allures de carmagnole, le désarçonna, et la nuit suivante se passa pour lui à tracer une étude vivement touchée du rôle exceptionnel qu’avait à jouer le journalisme dans un pays où sans cesse se coudoyaient antipathies religieuses, sociales et nationales. À lui de battre la marche, en sachant montrer à l’étranger ces formes de politesse exquise qui ne se puisent que dans la conviction, et à bien lui persuader ainsi que le jour où le nombre et la morgue arracheraient la France de notre sol, elle saurait encore y reprendre pied sur ces boutures enfouies dans le guéret de nos campagnes – la délicatesse et la foi.
Dès six heures du matin, le saute-ruisseau du journal fit son apparition sur le palier, demandant l’éternelle copie.
L’encre perlait encore sur le papier confident de cette digne réponse. Elle se sécha en route.
Resté seul, Paul se jeta un instant sur son lit pour chercher dans le sommeil, un peu de calme à cette agitation fiévreuse d’un cerveau qui s’est livré pendant cinq ou six heures à la gymnastique de l’encrier. L’assoupissement venait de le prendre, lorsque tout à coup la porte du garni s’ouvrit et laissa passer la rubiconde personne de M. Martineau.
– Paresseux ! dit-il, en se laissant choir sur une chaise, auprès du lit de son employé.
Paul retomba automatiquement sur ses pieds ; son propriétaire ne l’avait pas apprivoisé au luxe de ses visites.
– Ne vous dérangez pas, mon ami, continua la voix mielleuse de M. Martineau. Je viens vous voir au sujet du premier Québec que vous m’avez transmis. Il faudra en faire un autre.
– Me serait-il permis d’en savoir la raison ? reprit la voix mal assurée de Paul qui croyait dormir encore.
– Sac à papier ! elle est simple : je crois cet article un peu sérieux pour mes abonnés. L’occasion est délicieuse pour leur servir un petit scandale, chose dont ils raffolent. J’ai appris au cercle, hier soir, que le rédacteur de l’Étoile Libérale s’entête à être ivrogne : il faut profiter de cette faiblesse pour lui monter un éreintement. Tout en faisant rigoler mes lecteurs, vous pourrez lui glisser, sous vent, qu’il vaut mieux savoir se faire payer ses idées que les conserver ainsi dans l’eau-de-vie. Dieu merci ! j’ai l’habitude des affaires, moi. Cela sera prêt vers onze heures, n’est-ce pas ?
Cette proposition trouva Paul atterré. Il resta silencieux quelques secondes, puis relevant lentement la tête, il fixa sur M. Martineau ses yeux gris d’où sortaient des effluves de résolution et d’énergie :
– Ce que vous me demandez là, monsieur, est impossible. J’ai le tort, voyez-vous, d’être assez peu homme d’affaires pour suivre les pulsations de mon cœur. Cela contrarie, il est vrai, les recettes de votre caisse qui ne peut que se gonfler, en restant ouverte aux cancans d’écrivailleurs toujours à l’affût de ce qui se passe dans un pays où chacun connaît les qualités et les faiblesses de son voisin. Mais pour que pareil malheur ne se renouvelle plus à l’avenir, j’ai l’honneur de vous donner ma démission d’assistant-rédacteur du Drapeau de l’Union.
Un geste péremptoire accompagnait ces paroles.
M. Martineau ne se méprit pas sur la nature de sa portée, et reprit le chemin de la rue, murmurant prudemment entre ses dents :
– Têtes chaudes que ces jeunes gens : les vieux ont beau leur montrer l’expérience, cela ne sert à rien. Mais laisse faire, un jour tu t’amortiras bien ! Rien n’assouplit mieux les idées que lorsqu’il faut manger.
Pendant les six mois passés au Drapeau, Paul avait, à force de miracles d’économie, réussi à mettre de côté une quinzaine de dollars. Avec cette légère somme, il paya ses dettes flottantes, solda une semaine d’avance à la pension, et se mit en quête de quelque chose à faire. Peu lui importait de voir saigner son orgueil blessé, pourvu que Noémie pût rester au couvent.
Huit jours se passèrent à battre le pavé sans succès.
L’historien, qui autrefois lui faisait copier des manuscrits, était prêt à lui confier de nouveau cette ingrate besogne. Il fallait néanmoins attendre le jour où s’écouleraient les 1000 premiers volumes de ses Illustrations Canadiennes, et cela promettait d’être assez long, car on avait à lutter contre un procédé très ingénieux. Le rare acheteur prêtait l’ouvrage à ses amis après l’avoir lu, et par cette économique combinaison, une circulation de 200 exemplaires suffisaient au pays.
Quant aux mères de famille, fières d’entendre leurs fils conjuguer avec aplomb le verbe amo, elles les avaient jugés mûrs pour le sixième. Partout Paul avait à se heurter ainsi, à ces phrases de politesse banale inventées contre les malheureux, à qui l’on ne veut rien dire, rien promettre, rien donner.
Le cœur s’use vite à ce métier de solliciteur.
Un autre que Paul aurait déjà donné raison aux paroles cyniques de M. Martineau, et peut-être sans Noémie aurait-il succombé ; mais chef de famille, ayant à lui indiquer le sentier de la vie, dès l’enfance il s’était rangé à l’avis du poète :
Pas de tête plutôt qu’une souillure au front.
La lutte se continua donc jusqu’au jour où tomba sur sa table la note arriérée d’une semaine de pension.
Alors son courage l’abandonna.
Sans argent, sans espoir d’en gagner bientôt, il offrit en gage sa montre et descendit dans la rue avec la détermination d’aller chez la supérieure du couvent où était sa sœur.
Il lui avouerait tout, la prierait de garder Noémie quelque temps, et fort de la promesse, qu’il comptait en obtenir, il prendrait à pied le chemin des États-Unis, pour essayer d’y faire un peu de cet or si nécessaire, écrivait quelqu’un, pour vivre sur terre et dormir dessous.
Je le rencontrai au moment où il s’engageait dans la ruelle qui mène au cloître des Ursulines.
Je ne sais si son air de profonde tristesse me frappa ; mais, flairant quelque chose d’inusité, je l’arrêtai.
Après quelques hésitations, Paul m’annonça tout ce qui s’était passé, et je venais de lui faire promettre d’abandonner pour quelque temps sa résolution et d’accepter l’hospitalité de mon garni, lorsque M. Bour, l’air affairé, une liasse de papier sous le bras, – pour la tenue – sortit de son bureau, situé près de là, et nous aborda, souriant, la bouche en cœur :
– Je causais précisément de vous, hier, avec un ministre, dit-il, en s’adressant à Paul. Je lui ai dit que c’était un véritable crime de laisser végéter dans le journalisme une intelligence aussi bien faite que la vôtre pour briller dans l’administration. Comme il lui fallait un secrétaire pour son département, il s’est engagé à mettre ce poste à votre disposition.
Paul était tellement pétrifié d’étonnement que sa mémoire ne pouvait plus lui fournir aucune parole de remerciements.
M. Bour attendit un instant l’effet de ses paroles ; puis, pressé par un de ses clients, il s’éloigna, en lui faisant un signe amical du bout de la main :
– Ne soyez pas si timide, jeune homme ; ce n’est que simple reconnaissance de ma part.
Joyeux, nous ne fîmes qu’un bond chez moi.
En route, Paul échafaudait rêves sur rêves.
Depuis longtemps il voulait faire apprendre à Noémie le dessin et la musique, arts pour lesquels se montraient chez elle les plus belles dispositions. Elle aurait des maîtres ; pendant les vacances, il jouirait des progrès de l’année, et cela aurait le bon effet de le distraire d’un long travail littéraire qu’il allait pouvoir mettre sur un chantier – travail qu’il portait dans sa tête depuis bien longtemps.
Bref, une quinzaine se passa à bâtir et rebâtir châteaux sur châteaux dans cette malheureuse Espagne qui n’en aura plus bientôt.
Un soir, Paul brodait comme toujours sur l’avenir.
Longtemps il m’avait tenu émerveillé, écoutant avidement un de ces mille et un projets qu’il avait sur Noémie. J’étais encore sous le charme de cette voix vibrante et sympathique, lorsque tout à coup sa main qui chiffonnait distraitement le dernier numéro de l’Étoile Libérale, se prit à trembler.
Il pâlit ; puis, faisant un effort sur lui-même, m’indiqua silencieusement le fait divers suivant :
– CORRUPTION. – M. Tardy, contre qui M. Bour a lutté si péniblement, il y a quelques mois, vient d’être nommé secrétaire du ministre des Travaux publics. Nous tenons de bonne source que ce transfuge de notre parti s’est laissé séduire par son ancien adversaire. Grâce à ce savant coup de tactique, M. Bour vient de se débarrasser ainsi du seul rival à craindre pour les prochaines élections.