III
Amoureux.
Le petit rondouillard, la longue et sèche. Assis l’un contre l’autre, face à la mer, toujours au même endroit.
Ils avaient leurs habitudes.
Mme Jargonos arrivait la première, dès dix-sept heures, chaque fois une robe nouvelle, chaque jour plus colorée. Elle disait bonjour et prenait place au milieu de quatre vieilles planches que seul le patron du Cargo avait le culot de baptiser « fauteuil ». Elle n’attendait jamais longtemps. De loin, Dario ressemblait à un gros ballon, un gros ballon blanc et bleu qui roule. Ses courtes jambes n’apparaissaient que plus tard, quand il longeait l’ancien chantier naval. On s’apercevait alors qu’il courait presque.
— Bonsoir.
— Bonsoir.
Dario présentait ses excuses pour son retard. Et, soufflant, se laissait tomber dans l’autre « fauteuil ». Par on ne sait quel miracle, tout le monde avait dû se donner le mot, depuis que les deux s’aimaient, ces sièges demeuraient vides. Même les mouettes ne s’y posaient jamais.
Et puis plus rien.
Pourtant, nous tous, les spectateurs, nous nous blessions les tympans à force d’écouter car il semblait bien qu’ils se parlaient, même qu’ils n’arrêtaient pas de se parler. Dès leur premier regard avait commencé entre eux une conversation qui, depuis, ne cessait pas. Mais c’était une conversation particulière. Une conversation sans paroles.
Mme Jargonos est amoureuse !
La nouvelle de ce miracle avait vite fait le tour de l’île et ces rencontres quotidiennes attiraient la foule. Une foule émue et respectueuse. Personne ne voulait troubler le miracle. Nous nous tenions à bonne distance. Certains, même, avaient emporté des jumelles pour mieux suivre les rares, très rares, événements de cet amour muet et le plus souvent immobile. De temps en temps, on voyait la main droite de Dario s’avancer doucement vers le dos nu de sa fiancée. Sans doute voulait-il lui prendre l’épaule, comme fait l’homme avec sa femme, pour qu’elle se sente protégée ? Mais son bras était trop court. La grosse main velue demeurait immobile quelque part entre les deux bretelles de la robe et rebroussait chemin.
Et de nouveau, rien. Aucun mot, aucun mouvement. Nous, les spectateurs, nous ennuyions ferme :
— C’est ça, l’amour ?
— Aucun intérêt.
Mon frère Thomas était le plus impatient.
— Décidément, les sentiments sont ridicules. Je préfère l’électronique.
— Ne dis pas de bêtises. Tout cela cache un mystère. Je vais continuer mon investigation.
*
* *
Qui parmi les habitants de l’île avait connu le grand amour ? D’innombrables vantards se proposèrent pour me renseigner : « Moi, je sais tout de la passion », « Moi, j’ai vécu trois folies », « Mon mari et moi, nous nous adorons depuis cinquante ans… ». Je ne leur prêtais pas attention, j’avais mon idée. M. Henri, le vieux musicien. Dans sa longue vie, il avait forcément tout vécu. Je devinais que sa gaieté perpétuelle lui servait de paravent. Derrière son gros rire il devait cacher tout son bric-à-brac de souvenirs, les joies et les peines. Et ses amours.
M. Henri ne quittait plus guère sa maison. Ses doigts se promenaient pour lui. Leurs voyages permanents sur les cordes de la guitare valaient tous les chemins. Longtemps, cachée derrière la porte, je l’écoutai improviser. Et la nuit finit par tomber. Maintenant qu’avait disparu ce gros œil brûlant et menaçant, le soleil, je sentais mon courage revenir. Je frappai.
— Tiens, notre Jeanne ! Sois la bienvenue.
J’avais pris mon élan. Sans attendre, je me lançai.
— Monsieur Henri, dites-moi, s’il vous plaît : qu’est-ce que l’amour ?
— Oh la la, comme tu y vas ! Une question si grave par une soirée si douce… Quelle cruauté, Jeanne ! Tu veux tout gâcher ?
Sa voix ne riait plus, sa musique se faisait de plus en plus lente.
— Attends que je me souvienne, il y a tant et tant d’années…
Il avait fermé les yeux. Ses doigts ne pinçaient plus les cordes, ils ne les effleuraient plus qu’à peine, du bout de la pulpe. Elles protestaient, les cordes, elles grinçaient, elles regrettaient la musique.
— Jeanne, approche-toi.
Je bondis, m’assis par terre, tout contre lui, et posai mes mains sur les siennes.
— À toi je ne peux pas mentir. J’ai un secret.
Mon cœur se mit à accélérer. À ces moments-là, il me semble qu’il m’échappe, que jamais je ne pourrai le rattraper.
— Jeanne, je croyais que j’étais mort. Quoi de plus normal à mon âge ? Et puis voilà…
Il se redressa.
— Jeanne, je vais me remarier. Elle s’appelle…
Du doigt, il me fit signe d’avancer mon oreille. Dans laquelle il déposa un prénom.
–… un vrai trésor, un cadeau, tu n’as pas idée.
Une lumière s’était allumée quelque part derrière ses yeux. Une lumière venue de l’intérieur. Une lumière qui ne lui éclairait pas seulement les yeux mais l’ensemble du visage. Il se tut. J’attendis. Patiemment. Comment aurais-je osé interrompre ce rêve éveillé ? Mais j’avais mon enquête à poursuivre. Je voulais comprendre. Je finis par reposer ma question. À voix très basse. Pour qu’elle se glisse en lui sans le blesser.
— Alors, monsieur Henri, personne mieux que vous… forcément… l’amour… qu’est-ce que c’est ?
De nouveau, il se tut. Longtemps. Et puis soudain, sans se tourner vers moi :
— L’amour est une conversation…
Il s’interrompit. Reprit son souffle.
— L’amour c’est lorsqu’on ne parle qu’à l’autre. Et lorsque l’autre ne parle qu’à toi. Tu verras.
Était-ce l’œuvre d’un termite, ces bruits infimes ? Quelque part, de l’autre côté de la cloison, quelqu’un creusait. Quelqu’un de minuscule creusait, sans doute pour s’échapper. Mais pour s’échapper d’où ? Et aller où ?
— Monsieur Henri, je peux encore vous poser une question ?
Du pouce, M. Henri se dessina une croix sur la bouche. Et reprit sa guitare.