XVIII

Le lendemain, dès que parut Dany, je me précipitai.

— Tu as vu mon frère ?

— Je l’ai prévenu.

— Et alors ? Pourquoi n’est-il pas là, avec toi ?

— Et alors… Les garçons sont les garçons, Jeanne. Il a un travail à finir. Il viendra plus tard.

— J’ai fait tout ce voyage rien que pour lui ! J’ai pris tous ces risques. Et il me fait attendre. Parfait, Thomas. Cette fois, tu l’auras voulu. Quelle heure est-il ?

— Pardon ?

— À partir de cet instant même, je n’ai plus de frère !

Dany me regarda en souriant. Il devait s’y connaître en famille. Il me tapota sur l’épaule.

— Les garçons sont une sale race. Sauf les roux. Bon. Si tu veux en savoir vraiment plus sur le subjonctif, va au Centre.

— Quel Centre ?

— Un centre de recherche : ne s’y retrouvent que des passionnés, de vrais savants. Tu les trouveras là-bas, juste avant le petit port des Biches. D’après ce qu’on m’a dit, ils se sont installés dans l’ancien chantier naval.

— J’y vais tout de suite.

— Bon courage ! Comme tous les passionnés, ils frôlent la maniaquerie.

À première vue, aucune trace du chantier. Dany ne m’avait donné que des indications vagues. Une voie ferrée sortait de l’eau et traversait la place pour aller se perdre entre les palmiers. Mystérieux trajet. Se pouvait-il qu’on accrochât la mer, deux fois par jour, à une locomotive et qu’ainsi la marée monte ? Je n’avais jamais rien compris à mes cours de sciences et, vous voyez, j’étais à mon tour frappée par la contagion du subjonctif : je n’arrêtais plus d’imaginer, même l’invraisemblable.

Je m’avançai de quelques pas dans la forêt. J’aurais pu chercher longtemps. La végétation finissait d’avaler deux bâtiments de bois à demi écroulés d’où dépassaient des étraves pointues. Une colonie de singes s’amusait avec des outils cassés, hachettes et scies, sans se préoccuper d’un groupe d’hommes et de femmes en pleine discussion. Ils étaient tous assis par terre, sauf un petit monsieur propret coiffé d’un chapeau de paille.

C’est lui qui, au bout d’un long moment, me remarqua le premier.

— Il semble que nous ayons une nouvelle amie.

Tous les regards se tournèrent vers moi. J’aurais voulu rentrer sous les copeaux qui me chatouillaient les pieds.

— Il ne paraît pas que nous nous soyons déjà rencontrés.

— Dieu soit loué ! Je n’aurais jamais cru qu’une si jeune fille daignât s’intéresser à notre mode bien-aimé !

— Que cette demoiselle prenne place parmi nous !

— Et qu’elle veuille bien nous excuser de continuer nos travaux : un congrès de grammairiens nous attend à Québec.

— Auparavant, je ne doute pas qu’elle accepte d’inscrire son nom dans ce cahier.

— Que Jeanne ne s’offusque pas de ces précautions : elle n’a pas idée comme nos ennemis pullulent.

Je m’assis sur un tronc à demi creusé. Pas de doute : je me trouvais bien dans un ancien chantier naval. Plus loin, sur ma gauche, l’arbre sur lequel reposaient mes fesses n’avait pas eu le temps de devenir pirogue. J’ouvris grand mes oreilles.

Ils continuaient de s’exprimer de cette étrange manière. Ces Subjonctifs-là avaient dû faire un vœu : ils ne parlaient que subjonctif. Et moi, je dois vous l’avouer, je perdais pied.

Quel était donc ce mystérieux Centre dont ils parlaient sans cesse ? « Ah, s’il se pouvait que le Centre existât encore ! » « Ah, s’il plaisait à Dieu que d’autres jeunes, tout comme Jeanne, nous rejoignissent, nous pourrions espérer que le ministre rouvrît le Centre ! »…

 

*

*   *

 

La rencontre au Canada avait l’air d’échauffer les grammairiens. Ils en parlaient avec la fièvre de ceux qui se préparent à un combat.

— Vous ne croyez pas que les Québécois veulent nous piéger ?

— Il est vrai qu’ils connaissent la langue française mieux que nous.

— Les « bizarreries du subjonctif », drôle de titre pour un débat, non ?

— Et méprisant. Bizarreries. Je vous demande un peu.

— Il est vrai que notre subjonctif n’est pas toujours très logique.

— J’espère que tu ne parles pas sérieusement.

— Tu veux des exemples ? J’en ai dix en mémoire. Pourquoi dit-on : « Crois-tu qu’il vienne ? » et « Tu crois qu’il vient ? » Pourquoi le subjonctif dans le premier cas et l’indicatif dans le second ? Pourquoi dit-on : « Je crois qu’il vient » (indicatif) et « Je ne crois pas qu’il vienne » (subjonctif) ?

— Tu me donnes une idée ! Voilà ce qu’on va leur balancer, aux Québécois, une étude bien salée sur l’interrogation et la négation !

 

*

*   *

 

Pour reposer leur cerveau, mes amis, même les plus âgés, s’imposaient toutes les demi-heures cinq minutes de course sur la plage : les vrais grammairiens sont des athlètes. Durant l’exercice, le monsieur propret n’avait pas quitté son chapeau. Je profitai d’une de ces pauses pour l’interroger sur ce fameux Centre.

— Vous voulez dire que vous n’aviez jamais entendu parler de nous ? Hélas, c’est bien le problème. Nos travaux n’intéressent plus le grand public. Que faire ?

Ses grands yeux bleu pâle m’appelaient à l’aide. Je reposai ma question :

— Vous parlez sans cesse d’un certain Centre…

— Mais le CNRS, bien sûr ! Une institution que le monde entier nous enviait ! Le Centre National de Recherche sur le Subjonctif. Il a fermé ses portes il y a cinq ans, faute de crédits. Et nous voilà maintenant contraints de travailler dans ces ruines…

— Pas n’importe quelles ruines, quand même, les ruines d’un chantier naval !

— Que veux-tu dire, ma petite Jeanne ?

— Si j’ai bien compris, le subjonctif est le temps du possible. Alors le subjonctif appartient à la même famille que les bateaux.

Les autres athlètes-grammairiens avaient fini leur parcours et, tout en reprenant leur souffle, revenaient vers nous.

— Jeanne, sois plus claire, s’il te plaît !

— Quand vous avez un bateau, vous pouvez aller partout. D’accord ? Rien ne vous retient. Donc tout est possible. Donc le bateau est un outil typiquement subjonctif.

— Ça, ma petite Jeanne, nous n’y avions jamais pensé !

— Vive Jeanne ! Il n’y a pas eu besoin de lui expliquer longtemps !

— Bienvenue parmi nous, Jeanne !

— Vive notre nouvelle brillante Subjonctive !

 

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*   *

 

De temps en temps, le ton montait.

— Oui ou non, « bien que » est-il suivi du subjonctif ? Les voitures roulent vite bien qu’il pleuve. Dans ce cas-là, il pleut vraiment, non ? Alors ? Cette pluie-là est bien réelle, non ? Si le réel est le mode de l’indicatif, il faudrait dire bien qu’il pleut.

— Marguerite a raison.

— Marguerite a le don de toujours tout embrouiller.

— Arrête d’insulter ma femme ou nous démissionnons.

Qui aurait cru le subjonctif capable de déchaîner de telles passions ?

 

*

*   *

 

— Et maintenant, notre chère Danielle va nous faire sa communication de politique étrangère.

Annonce magique : le calme revint instantanément. Et tous les regards convergèrent vers une grande dame brune aux yeux malicieux.

— C’est une savante, me chuchota mon voisin. Nous avons beaucoup de chance de l’avoir parmi nous. Chaque fois qu’elle parle, elle nous raconte un grand voyage.

Quelle sorte de voyage ? Ordre de Nécrole : personne n’avait eu le droit de quitter l’archipel depuis des années.

— Alors, Danielle, de quelle langue vas-tu nous entretenir, aujourd’hui ?

— Du gisir, une langue bantoue du groupe B40. On la parle en Afrique centrale, principalement dans la forêt gabonaise. Dans cette langue, le subjonctif n’existe pas. Il est remplacé par le verbe « aimer » : rondi. Ainsi, « je souhaiterais qu’il pleuve ce soir » se traduira : nja rondi nvula nogi na tsisiga (inutile de prendre des notes). C’est-à-dire : « j’aimerais la pluie tomber ce soir ». Le subjonctif est donc l’univers de tout ce qu’on aime.

— Vivent les Bantous ! II faudra qu’ils rejoignent notre club.

— Le gisir a une autre particularité amusante. Les verbes ne changent jamais de temps : ils demeurent invariables, en une sorte d’infinitif permanent. C’est ce qui suit le verbe qui donne le temps du verbe. Exemple : « je t’aime », « j’aime toi », le verbe est un présent puisque l’amour est là. Nja rondi, « j’aimerais » ou « j’aimerai que tu viennes », se traduit littéralement par « j’aime toi venir ». Nja rondi u rugi. Et rondi (« aimer ») devient un futur ou un conditionnel puisque la suite est incertaine.

Au fur et à mesure que Danielle entrait dans les détails, l’excitation grandissait chez les grammairiens. Leurs yeux brillaient, ils battaient des mains, admirable !, admirable !, ils semblaient tous prêts à partir immédiatement pour l’Afrique, au pays des Subjonctifs amoureux. Je ne savais pas que les grammairiens étaient de tels explorateurs. Moi, je vous avoue que ces débats me dépassaient un peu.

 

*

*   *

 

Soudain, mon nouvel ami, le monsieur propret au chapeau de paille, consulta sa montre, ramassa un bout de bois et tapa sur une cloche : il était l’heure.

Par politesse, je me forçai à protester :

— Pourquoi si tôt ? La nuit n’est pas encore tombée.

— Parce que le subjonctif a ses règles de vie.

— Nous devons dormir pour donner assez de place au rêve. Un subjonctif sans rêve est comme une planète privée d’eau : la vie s’en retire. Pour ce soir, les débats sont clos. Mais dès mardi prochain, nous t’attendons de pied ferme. Danielle, histoire de nous allécher, quelle est ta prochaine langue au programme ?

— Le chinois.

~ Le subjonctif en chinois ? Ça alors ! J’imagine que personne d’entre nous ne voudra manquer ça. Et profitons-en pour recruter. N’oubliez pas : plus nombreux nous serons et plus notre Centre aura des chances de renaître ! Allez, bonne et fertile nuit à tous !