XII
Mais à peine avais-je commencé à affronter ce capharnaüm que je laissai tout en plan. Je ne comprenais rien à la situation. Et mes parents m’ont ainsi faite : si je ne comprends pas, je suis comme tétanisée, il m’est impossible d’ébaucher le moindre geste. Alors je courus chez quelqu’un qui, sans nul doute, saurait m’expliquer.
— Bonjour, Jeanne. Tu voulais questionner Madame, n’est-ce pas, comme d’habitude ? Tu tombes mal. Elle déjeune. Tu connais son appétit. Elle ne pouvait plus attendre.
Hector, l’assistant de la Nommeuse, était espagnol et cuisinier, chef adjoint d’un des meilleurs restaurants d’Europe, El Bulli, au nord de Barcelone, non loin de la frontière française. Venu se reposer dans l’archipel, il avait un beau jour longé le jardin où ma vieille amie redonnait vie aux mots. Cette chanson, « Touer{1}, Touille-bœuf {2} , Touline{3} », l’avait ensorcelé. Il n’était pas reparti. Il avait ouvert une guinguette au bord de l’eau. Et chaque dimanche, pour remercier la vieille dame, il venait lui mitonner l’une de ses inventions miraculeuses.
— Qui est-ce ?
C’était la voix, la célèbre voix, la voix de la Nommeuse, reconnaissable entre toutes. Aussi douce qu’implacable, définitive. Venue de la pièce voisine, la voix s’était faufilée jusqu’à nous par le couloir, comme un chat.
— Jeanne ! Mais qu’elle entre ! Tu ne refuseras pas un petit en-cas. Allez, une assiette pour Jeanne. Pour une fois qu’une jeunesse s’intéresse au dictionnaire, faisons-lui fête !
— Hélas, hélas, je ne peux pas, Madame. Je n’ai plus le droit de prendre le moindre gramme, je travaille dans un planeur.
— Baliverne, ma chérie ! Essaie donc ce sorbet au feu de bois. Je te promets : ta balance ne se rendra compte de rien.
Évidemment, le sorbet n’était qu’un entracte au milieu du festin préparé par Hector (entracte admirable d’ailleurs : avaler de la fumée sucrée, quelle drôle de sensation !). Suivirent une terrine (amandes fraîches et truffes), des brochettes de thon (+ bacon + gingembre + coco), des beignets de cervelle (jeunes veaux), des raviolis de cigales de mer…
Malgré l’impatience qui me tordait le ventre (qu’était devenu Tom ? des pillards n’allaient-ils pas vider notre maison ouverte à tous les vents ?), je me laissai gagner par la magie des saveurs.
La Nommeuse dégustait chaque bouchée, je n’osais interrompre sa jubilation. On croit les vieux sans gourmandise. Quelle erreur ! Il suffit seulement de leur proposer du nouveau. Tant d’années à manger la même chose, forcément, on se lasse. Combien de steaks, de frites, de nouilles au gratin et même de blanquettes, de veau Marengo ingurgite-t-on en une longue vie ? Qu’une vraie surprise se présente et les vieux gloussent. Tout comme un enfant découvrant l’enchantement du chocolat.
Je dus attendre le café pour interroger.
— Pardon, Madame, j’en ai besoin au plus vite : d’où vient le mot « subjonctif » ?
— Ma petite Jeanne, chaque langue a plusieurs mères, elle descend de beaucoup d’autres langues. Mais il y a toujours une mère principale. Celle du français, c’est le latin. Jungere veut dire « joindre ». Sub veut dire « sous ». Et subjungere veut dire « atteler »…
— Atteler, comme atteler un cheval à une charrette ?
— Exactement. Quand tu dis « je veux que mon ami vienne », « je veux », c’est le cheval, l’énergie, la volonté, la force qui tire.
— Mais il tire quoi ?
— La charrette. Il tire son rêve, le souhait que son ami vienne.
— Pourquoi ? Il faut de la force pour rêver ?
— Bien sûr, ma petite Jeanne, de la force, beaucoup de force, surtout si tu veux que dure le rêve. Maintenant, laisse-moi. Je dois me remettre au travail. Les mots du dictionnaire trépignent. Tu ne sens pas comme ils te détestent ?
— Mais pourquoi donc ?
— Ils sont jaloux, tout simplement ! Jaloux de l’attention que je te porte. Allez, embrasse-moi et laisse-moi.
Je posai mes lèvres sur son front. À petits pas tanguants, elle regagna son jardin. Et, devant Hector ébloui, elle reprit sa mélopée : « Trusquiner {4}, Tulipe orageuse {5} , Tupinet{6} »…
*
* *
Comme je franchissais le seuil, une force s’empara de moi. Il me semblait que quelqu’un m’avait saisi les deux épaules et m’obligeait à pivoter sur moi-même. En me voyant revenir, Hector grimaça :
— Jeanne, que veux-tu, encore ?
Je l’ignorai et m’accroupis devant le fauteuil.
— Madame, je peux ? Encore une, vraiment, juré, une ultime question ?
— Accordé, ma petite Jeanne, mais fais vite. Je voudrais finir la lettre T avant dimanche.
— Mon frère, il a disparu. Alors je me demandais… Lorsque, comme vous, on connaît tous les mots… Peut-être qu’aussi on peut deviner les lieux…
— Jeanne, s’il te plaît, pourrais-tu être plus claire ?
— Mon frère, ne sauriez-vous pas où il se trouve ?
— Toi aussi ? Mon Dieu !
Son visage s’était crispé. Sans le vouloir, j’avais ravivé quelque douleur au plus profond de sa mémoire. Elle avait fermé les yeux. On aurait dit qu’elle bataillait avec ce souvenir.
— Figure-toi que mon frère également s’est évaporé. Un beau jour, pffuit. Sans laisser d’adresse. Il y a des années et des années. Et depuis, rien. Aucune nouvelle. Peut-être est-il dans la nature des frères de disparaître ?
— Et vous n’avez pas la moindre idée… ?
— Bien sûr que si.
— Et vous n’avez pas couru le retrouver ?
— Hélas non. J’ai fait cette erreur ; certainement l’erreur la plus grave de ma vie.
— Vous, si savante, une erreur ?
— J’ai toujours cru que, plus on aime quelqu’un, plus on doit le laisser tranquille.
— Donc vous n’êtes jamais partie à sa recherche ?
— Hélas !
— Alors là, vous avez raison, c’est une erreur terrible. Faites-moi confiance, je ne commettrai jamais la même. Vous savez donc où se trouve mon frère ?
— Dans l’île du Subjonctif.
— Pourquoi là-bas ?
— Parce que c’est le pays des rêves. Un garçon qui part, qui part sans revenir, c’est toujours à cause d’un rêve.
— Je vais le retrouver, les retrouver tous les deux. Votre frère et le mien. Et ils vont m’entendre : on n’a pas le droit d’abandonner sa sœur.
— Que j’aime ton enthousiasme, Jeanne ! Bon voyage ! Et à ton retour, viens tout de suite me raconter… si je suis encore vivante.
— Allons, allons, Madame, tout le monde sait que vous êtes immortelle.
— Immortelle ne veut pas dire éternelle, Jeanne.
*
* *
Éternité, immortalité ? Décidément, le Temps était une devinette. Je retournai à la maison, perdue dans ces graves pensées. Et rassurée : quand on a deux jockeys et un planeur dans ses amis, pas d’inquiétude à se faire. Ils sauront bien vous conduire au Subjonctif.
Avant toute chose, ranger.
Hélas ! À peine avais-je commencé que les envahisseurs revinrent.
Huit uniformes flambant neufs.
— Bonjour messieurs ! Comme c’est gentil de venir m’aider !
— Tu riras moins dans un quart d’heure, mademoiselle. Allez, prends une serviette, ta brosse à dents, on t’embarque.