XXIII

Quel était ce vieux, très vieux monsieur qui s’avançait dans le couloir, à petits pas précautionneux ? De la main droite, il tenait une canne et en balayait l’air devant lui comme s’il devait se frayer un chemin dans une végétation hostile.

— Mon Dieu, chuchota Thomas, à cause de toi, j’allais manquer le rendez-vous. Nous sommes le 22, où avais-je la tête ?

— Pourquoi le 22 ?

— Parce que M. Jorge Luis nous rend visite le 22 de chaque mois.

Nous nous écartâmes juste à temps pour laisser passer le vieillard. Une jeune femme blonde et belle le suivait, certainement sa secrétaire : elle tenait un bloc de papier et un crayon pointu comme les aiguilles de ses talons.

— Il a de drôles de gestes et ses yeux grands ouverts, presque blancs, ne serait-il pas… un peu…

— Oui, Jeanne, il est aveugle.

Idiote et lente que je suis ! J’aurais dû tout de suite le reconnaître tant la ressemblance était frappante.

— Bien sûr, où avais-je la tête ? C’est le frère !

— De quoi, de qui parles-tu ?

— Mais voyons : le frère de ma vieille amie ! Le frère de la Nommeuse. Je l’ai retrouvé, je l’ai retrouvé ! Oh, comme elle va me remercier de l’avoir retrouvé ! Que fait-il chez vous ?

— C’est notre Explorateur.

La voix de Thomas avait encore baissé d’un ton. Jamais je ne l’avais entendu si respectueux.

— Comment un vieux tel que lui, et en plus aveugle, peut-il explorer quoi que ce soit ?

— Les yeux d’un aveugle ne sont pas prisonniers du monde puisqu’ils ne le voient pas. Alors il voit tous les autres mondes possibles.

— Je commence à comprendre : regarder, pour un aveugle, c’est comme, pour nous, regarder la mer.

— Exactement. Regarder, pour lui, c’est inventer.

Les blouses blanches nous avaient rejoints, celles qui se baignaient tout à l’heure. Ensemble, silencieux, nous gagnâmes un bureau rond dépourvu de toute fenêtre. Le soi-disant Explorateur se tenait déjà là, immobile et raide. Jusqu’alors je n’avais pas remarqué ses chaussures, des merveilles bicolores, cuir blanc et toile beige. Elles occupaient le centre d’une immense étoile gravée dans le sol. J’en repérai vite les quatre branches principales et en comptai vingt-huit autres. Où avais-je déjà rencontré une telle figure géométrique ? Un globe terrestre me revint en mémoire, dans la chambre de mon grand-père. La même étoile y était peinte, au milieu de l’océan Atlantique. Une rose des vents. Quelle était l’utilité d’une rose des vents dans un bureau sans fenêtre ?

— Tais-toi, Jeanne.

Il ne me semblait pas avoir prononcé, prononcé avec ma langue et mes lèvres, le moindre mot, mais le silence était devenu tel que la moindre pensée devait résonner dans l’air.

Et l’Explorateur se mit à parler. Je devrais plutôt dire qu’il priait tant il s’adressait, doucement, non à nous, mais à quelqu’un de très haut et très lointain.

L’univers (que d’autres nomment la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones, on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement… À droite et à gauche du couloir, il y a deux cabinets minuscules. L’un permet de dormir debout ; l’autre de satisfaire à ses gros besoins… Des sortes de fruits sphériques appelés « lampes » assurent l’éclairage… Ces globes émettent une lumière insuffisante, incessante.

En dessous de la voix, de la prière, tel l’accompagnement d’une guitare maladroite, on entendait grincer sur le papier le crayon de la jeune femme blonde. Thomas avait sorti un bloc et s’était mis à dessiner.

L’Explorateur finit tranquillement l’histoire de sa Bibliothèque, la bibliothèque de Babel.

S’il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre qui, répété, deviendrait un ordre : l’ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir.

Puis il nous quitta. Toc-toc de la canne sur le marbre et crissement des chaussures bicolores.

Le silence dura longtemps ; brisé par un chuchotement de mon frère.

— Et voilà, il ne reviendra plus que le mois prochain.

— Une seule visite par mois, on ne peut pas dire qu’il travaille beaucoup !

— Oh, il nous faut beaucoup plus d’un mois pour comprendre la richesse du cadeau qu’il nous offre chaque fois.

— Moi, je n’ai rien compris.

— Comprendre n’est pas toujours nécessaire, Jeanne. Il suffit parfois de voir. Regarde.

Et Thomas me montra son dessin : la traduction visuelle des paroles du vieux monsieur.

— Alors le monde est une immense bibliothèque ?

— Je crois que c’est ce qu’il a voulu nous dire.

— Il dit n’importe quoi. Nous sommes entourés d’endroits sans livres : la mer, le ciel, la montagne.

— Et tu crois qu’il ne faut pas apprendre à lire la mer, quand on veut naviguer ? À lire la montagne, si on ne veut pas être enseveli par une avalanche ? À lire le ciel, quand on vole en planeur ?

Sous ma petite poitrine naissante (futur piège à garçons), mon cœur battait la chamade. Plus étonnant : le crabe que j’avais toujours senti en moi, plus bas, en haut du ventre, le crabe de l’agacement, de l’énervement, de la colère, le nœud de sentiments très désagréables et délicieux, la jungle des sentiments que toute sœur éprouve pour son frère, ce mauvais crabe était en train de s’en aller.

— Thomas ?

— Oui, qu’y a-t-il encore ?

— Thomas, je t’aime.

— Ça va durer longtemps, tes confidences ? Allez, laisse-moi. La visite est finie. Figure-toi que j’ai du travail.