VII
Rien de tel qu’une bonne soirée pour enchaîner sur une bonne nuit. La veille, mon frère m’avait, rareté des raretés, invitée à dîner (brochette de mérou, bouchées au coco). Ensuite, nous étions allés déranger Ella, la ronde postière. Merci à elle : en cas d’urgence, elle ouvrait son bureau, quelle que soit l’heure. Et personne mieux qu’elle ne savait séduire les téléphones de l’île. Des pièces de musée, pourtant, de grosses boîtes à manivelle.
« Jeanne et Thomas, vous avez votre mère, cabine une. Crachez vos chewing-gums et articulez. La ligne est mauvaise. » « Maintenant, vous avez l’Amérique, je veux dire votre père. Cabine deux. Demandez-lui de nous envoyer du jazz. »
Comment ne pas bien et longtemps dormir, après avoir parlé avec ses parents ? On les sent si proches, même si des kilomètres et des kilomètres de mer nous en séparent.
*
* *
— Enfin ! Bonjour, Jeanne, je commençais à m’inquiéter. Tu aimes le sommeil, on dirait. Tu viens ? Il ne faut jamais faire attendre la météo.
Étant donné la manière dont il frappait à la porte, un effleurement, une caresse, j’aurais tout aussi bien pu ne jamais l’entendre et rester jusqu’à midi dans mes songes.
Il se tenait là, mon nouvel ami, le petit cartographe, vêtu comme la veille. Même tricot rayé, même bermuda rouge. Il portait accroché dans le dos un grand carton à dessin, deux fois large comme lui.
— Allez, je t’emmène au terrain d’aviation. Habille-toi chaudement, il peut faire froid là-haut. As-tu ton PA ?
— Mon quoi ?
Je le fis deux fois répéter, avant de répondre, au hasard, que ma santé était parfaite : j’avais consulté un médecin l’avant-veille.
— Ton PA, Jeanne, ton permis d’altitude. Sans lui, pas de vol.
— Il faut un permis, maintenant, pour prendre l’avion ? Mais voyons, je ne veux pas piloter !
— Ce permis n’est pas seulement obligatoire pour l’avion. Il l’est aussi pour monter au sommet de nos collines.
— Vous plaisantez ?
— Ordre de notre président à vie Nécrole.
— Déjà, le mois dernier, il ordonnait de brûler tous les bateaux. Maintenant, il impose un permis d’altitude ! Cette fois, ça y est. Il a perdu la tête !
— Pas du tout, Jeanne. Notre dictateur est de plus en plus logique. Qu’est-ce qu’un bateau ? Un être libre. Un bateau peut aller partout : il n’y a pas de route sur la mer.
— Je comprends.
— Un bateau est forcément un ennemi des dictateurs qui détestent les libertés, toutes les libertés.
— Pour les bateaux, vous avez raison, Nécrole est logique. Mais l’altitude, interdire l’altitude… ?
— D’après toi, quel cadeau peut nous offrir l’altitude, l’altitude d’un avion ou celle d’une montagne ?
— Je ne sais pas moi, la vue, une meilleure vue, une vue plus large, plus générale…
— Bravo ! Eh bien ce genre de vision, les dictateurs ne le supportent pas. Le point de vue peut entraîner la critique. Et, pour eux, aucune critique n’est acceptable.
— Je comprends maintenant pourquoi les soldats interdisent la route des collines, vous savez, celle qui mène au Doigt et aux Deux-Mamelles !
— Tout juste ! Les amoureux y venaient pour rêver. Et certains, entre deux baisers, ne pouvaient s’empêcher de voir ce qu’on ne voit jamais : les taudis, les terrains d’entraînement des policiers, les trop nombreuses prisons. Quelques-uns de ces certains-là se montrèrent assez impolis pour s’indigner. On ne les a plus revus.
— Alors c’est fichu. Je suis cataloguée comme rebelle. Jamais je n’aurai mon PA.
— Ne t’inquiète pas. Je connais quelqu’un à la direction des Autorisations. Un géographe amateur, comme moi. Entre passionnés, on s’aide. Je vais arranger l’affaire.
Il avait dit vrai. Une heure plus tard, j’avais dans ma poche le précieux document.
*
* *
Il avait du mal à marcher. À cause de son trop grand carton. Le vent de face l’empêchait d’avancer. Dans les rafales, il se mettait de profil. Sans se départir de son sourire.
— Ça souffle, hein ? Tu veux bien m’aider, Jeanne ?
Je sentis ses doigts prendre les miens. Sa petite main se perdait dans la mienne. J’étais tout émue. J’empêchais un adulte de s’envoler.
— Vous avez toujours été cartographe ?
— J’ai commencé jockey, comme tous les petits hommes. Rien d’original. C’est toujours ce qu’on nous propose.
— Le métier ne vous a pas plu ?
— Je n’avais pas le don. Ou pas de chance avec mes montures. En tout cas, j’étais toujours derrière. À force, on se lasse de n’avoir pour horizon que le cul d’un peloton. Sans parler du parfum. On n’a pas idée comme ça pète, dix chevaux dans l’effort.
— Alors comment l’idée des cartes vous est-elle venue ?
— Un jour, par hasard, à la maison. J’étais monté tout en haut d’une échelle pour changer une ampoule. J’ai regardé en bas. Il m’a semblé voir pour la première fois mon meilleur ami, ce cher et vieux et crasseux et si râpé tapis rouge. Sur lui, depuis l’enfance, j’avais tant bavé, rampé, couru, dormi, joué aux billes ou aux soldats. Je le savais pas cœur, millimètre carré par millimètre carré, la moindre tache, la plus infime boule de chewing-gum collée là vers le coin nord, depuis des siècles, entre deux brins de laine, l’un rouge et l’autre bleu. Mais soudain il s’offrait à moi dans son ensemble. Je l’entendais me dire : « Eh bien, tu en as mis du temps pour me connaître ! Alors, que penses-tu de mon dessin ? » Je dégringolai, me précipitai dans ma chambre, revins avec du papier, un crayon. Et passai le reste du jour arc-bouté sur mon échelle branlante, le dos coincé contre le plafond, et pourtant de plus en plus heureux, à tenter de reproduire ce que je voyais.
~ Parce que ça donne vraiment du bonheur, dessiner une carte,… ?
— Tu n’auras qu’à essayer toi-même. Moi, dans ces moments-là, il me semble que j’apprivoise le monde. Il se fait plus doux, plus calme, il rentre ses crocs, ses épines, il ronronne, tout content de s’installer sur ma feuille.
— Vous avez raison, j’essaierai.
— Et après, tu verras, tu dormiras mieux que jamais. Rien ne berce comme les lignes.