VIII
Le terrain d’aviation n’était qu’un morceau de plage planté d’une paillote et d’une pompe à essence rouge. Une avionnette attendait, son hélice déjà frémissante. Mais le cartographe se dirigea vers un long cercueil blanc pourvu de deux ailes blanches démesurées. Un planeur.
Le type même d’engin de mort qu’adorent les garçons. Je m’étais juré de ne jamais leur confier ce que j’avais de plus cher au monde, avec mes parents : moi-même. Je frissonnais.
— Pas question de monter là-dedans. J’aime trop la vie.
— Libre à toi. Je te raconterai.
Quelle curieuse digne de ce nom peut accepter de manquer un spectacle ?
Un autre petit, tout petit homme sortit de la paillote. Il se frottait les paupières. Sans doute l’avions-nous réveillé. D’une drôle de démarche sautillante, il approcha. Il marchait pieds nus mais portait une blouse en soie, grise avec une croix rose.
— Qui est-ce ?
— Jean-Luc, notre pilote. Il a été jockey, comme moi. Mais lui, il n’arrive pas à oublier son ancien métier. Il porte la casaque de son dernier propriétaire.
— Il n’y a donc que des jockeys, dans les planeurs !
— Quand on n’a pas de moteur, il faut être très léger. Surtout quand on monte à trois. Alors, tu te décides ?
Je n’hésitai pas longtemps. Je dois vous avouer que le fond de ma nature, c’est la couardise. Je tremble pour un rien. Mais comme ma curiosité l’emporte toujours sur ma peur, je me trouve embarquée dans les aventures les plus folles. Je m’avançai.
— Bravo, Jeanne ! Je n’ai jamais douté de toi. Bon. J’espère que tu n’as pas trop petit-déjeuné.
— Rien qu’une mangue. Je ne voulais pas vous faire attendre.
— On va vérifier. Allez, monte sur la balance.
Celle-là, je ne l’avais pas remarquée : une planche carrée, surmontée d’un cadran rond, comme une horloge. Sauf qu’elle indiquait le poids au lieu de l’heure. Nous nous tenions tous les trois, moi entre les deux anciens jockeys. Je les dépassais d’une bonne tête.
— Ne respire plus.
L’aiguille, très vite, dépassa 100, elle hésita, s’arrêta juste avant 120.
— Tu n’as rien dans tes poches ?
À contrecœur, je jetai les bouteilles de sable dont je fais collection et ne me sépare jamais.
— Cent dix-huit.
— Qu’en penses-tu, Jean-Luc ?
— Avec la météo d’aujourd’hui, ça devrait aller.
— Alors en route.
— Nous n’emportons pas de parachute ?
— Inutile, Jeanne, nous volerons très bas. Et la plupart du temps au-dessus de la mer. Mais je dois t’apprendre quelque chose. Un code. Pour t’y retrouver.
— Je vous écoute. Je déteste me perdre.
— Pour les aviateurs, le ciel est découpé comme un cadran de montre. Devant nous, c’est midi ; derrière, six heures.
— Compris.
— On va vérifier. Comment appelles-tu ta droite ?
— Attendez une seconde… Voilà : trois heures.
— Bravo !
— C’est drôle : pour savoir « où », on répond « quand ».
— Tu as raison. Peut-être que, dans Pair, le temps et l’espace se marient.
*
* *
Bientôt, remorqué par l’avionnette, notre planeur quitta le sol. Et l’instant d’après, libérés de notre laisse, nous glissions dans l’air.
Je ne vais pas vous mentir : je ne suis jamais parvenue à me tranquilliser pendant ce premier vol. Ça tanguait, ça vibrait, ça sautait trop. Et j’avais beau coller mon front contre la bulle de Plexiglas, je n’apercevais rien qu’une bataille de couleurs bleues, l’indigo du ciel contre le mauve de la mer. Sans garantie. C’était peut-être l’inverse. Où se trouvait le haut et où le bas, comment savoir ?
De son énorme besace, le cartographe avait sorti un bloc et commençait à tailler son crayon.
*
* *
— Mon Dieu, que se passe-t-il encore ?
Je tremblais.
Le planeur s’était mis à monter, monter, comme soulevé par un ascenseur de gratte-ciel, vertigineusement rapide.
Les deux jockeys se moquèrent.
— Ah, ah, on dirait que notre Jeanne n’est pas très rassurée.
— Ne craignez rien, mademoiselle, ce n’est qu’une ascendante, un courant d’air chaud.
— Et d’ailleurs, tu peux le remercier, le courant d’air, regarde le spectacle qu’il nous offre.
Notre oiseau blanc s’était stabilisé. Lentement, prudemment, je me penchai. De si haut, je voyais des îles. Je comptai sur mes doigts, pour plus de sûreté. Cinq îles, sauf erreur.
— Jeanne, je te présente l’archipel de la Conjugaison.
— La conjugaison, quelle horreur ! C’est tout ce que je déteste !
— Ne dis pas de bêtises, Jeanne. Les verbes sont une peuplade tout à fait attachante. C’est justement mon travail de ce mois-ci : dessiner le plan de la conjugaison.
— De toute la conjugaison ?
— La conjugaison tout entière. Il faut avouer que plus personne n’y comprend rien ! Accepterais-tu de devenir mon assistante ? Mes yeux ne sont plus assez perçants.
— Et mon enquête, que va-t-elle devenir ?
— Ta grande enquête sur l’amour ? Quelques petits voyages ne pourront que la nourrir. L’amour est une promenade, Jeanne.
*
* *
Aujourd’hui, tout le monde me félicite. J’ai mon prénom dans les manuels, « Jeanne qui a codessiné la conjugaison », « Jeanne la grammairienne-aviatrice », etc., etc. La vérité, c’est que je n’ai jamais répondu à la proposition du cartographe. Le planeur vibrait tellement, j’avais l’impression qu’il allait décrocher mon cœur. Comment prononcer un seul mot, même l’un des plus brefs, les trois lettres de « oui », quand votre cœur se décroche ?
Le cartographe dut prendre mes grimaces pour un acquiescement.
Et voilà comment, bien malgré moi, je suis devenue célèbre dans l’Éducation nationale.
Une fois de plus, je manquai m’évanouir : le planeur plongeait vers la première des îles.
— Allez, Jean-Luc, au boulot !
— Au boulot, patron !