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— Et maintenant, cap au 190, sur l’île des fous !
— Quel genre de folie ?
— Pour ça, nous te réservons la surprise. Et tu ne seras pas déçue, foi de cartographe. Alors, Jean-Luc, que nous dit la météo ?
— Des turbulences, comme toujours là-bas.
Quelle était donc cette folie des habitants assez grave et puissante pour désordonner l’air ? Décidément, cette nouvelle destination me mettait la puce à l’oreille. D’autant plus que le paysage s’annonçait somptueux : une chaîne de petites montagnes très aiguës qui plongeaient à pic dans la mer.
Mes deux compagnons avaient repris leur éternel débat d’anciens jockeys : qu’y a-t-il de plus noble, de plus glorieux, l’obstacle ou le trot, le courage de sauter des haies et des rivières ou l’intelligence nécessaire pour garder dans l’allure une tonne de muscles ? Ils m’avaient oubliée. Je m’endormis. Mieux vaut prévenir mon futur mari (encore à rencontrer) : quand on m’oublie, je m’endors. À l’instant même et n’importe où : à table, en classe, sur la plage… Quand je n’existe plus pour les autres, je préfère le sommeil. Au moins lui me prend dans ses bras et m’offre, rien que pour moi, le cinéma des rêves. S’il ne veut pas vivre avec une marmotte, ce futur mari, qu’il n’oublie jamais de faire attention à moi. À bon entendeur, salut !
Un hurlement me réveilla, bientôt suivi par des dizaines d’autres :
— Faites demi-tour !
— Atterrissez tout de suite !
— Annoncez vos noms !
— Prends garde à toi, pilote !
Je rouvris les yeux. Le cartographe me souriait :
— Tu voulais connaître la folie de ces gens ? La voilà. Ils n’arrêtent pas de donner des ordres.
Du matin jusqu’au soir. Et à n’importe quel sujet. Leur maladie, c’est l’impératif. Ils se prennent tous pour des empereurs. On a cherché à les soigner. En les arrosant d’eau glacée grâce à des avions-citernes ; en versant dans leur rhum de puissants calmants. Peine perdue. Personne n’est jamais parvenu à modérer leur frénésie de commandement. Quant à moi, pardon, mais je ne supporte pas.
Avant de prendre son carnet à dessin, il s’enfonça dans les oreilles, sans doute jusqu’au milieu du cerveau tant il poussait fort, deux billes de cire.
— Descends, si tu l’oses !
Maintenant que le planeur s’était approché, je pouvais distinguer la source de tout ce vacarme : une sorte de bal costumé. Du bas en haut de chacune des mini-montagnes, des dizaines d’hommes et de femmes, des vieillards comme des enfants, s’étaient déguisés en personnages d’autorité. Juges emperruqués. Médecins bardés d’armes (seringues, bistouris, stéthoscopes). Policiers caressant, l’air farouche, leurs matraques. Curés, mollahs et rabbins brandissant leurs livres saints. Soldats en tenue de combat. Instituteurs à l’ancienne, blouse grise et longue règle à la main…
Et chacun le doigt tendu nous criait des ordres, s’aidant de tous les moyens possibles : porte-voix, entonnoirs, tuyaux, manches à air. Et les rares qui gardaient la bouche fermée n’étaient pas moins autoritaires. Ils écrivaient fébrilement dans la poussière ou agitaient des panneaux.
— Fous le camp, cartographe !
— Viens déjeuner ; le vieux, et surtout, amène la fille !
D’autres, au moyen de torches, lançaient des signaux lumineux. Tantôts brefs, comme des points, tantôt plus longs, comme des traits : - . . - - . .
— Voilà qu’ils cherchent à nous aveugler, maintenant !
— Mais non, voyons ! Ils nous parlent ; pour être plus précise, ils me parlent. En morse.
— Parce que tu sais le morse, Jeanne ? Là, tu nous en bouches un coin !
— Taisez-vous, que je me concentre. Point, trait, point, point. Point, trait. « La… »
On pourrait s’étonner de ma science. « À table, les enfants ne parlent qu’à leur tour et leur tour n’arrive jamais. » Telle était la règle familiale. Alors pour continuer nos conversations interminables, Tom et moi, nous tapotions doucernent, fourchette contre verre, rond de serviette contre salière. Pauvres parents ! Ils avaient bien fait de ne pas apprendre ce langage. À nous entendre, ils seraient morts mille fois : de honte, de colère, d’effroi, de désespoir… Tous les sentiments qui accablent un père ou une mère quand ils constatent que leur éducation ne sert à rien de rien.
— Alors, Jeanne, que te disent-ils, ces charmants cocos ?
— Vous allez me faire rougir !
— N’oublie pas que tu es en mission scientifique, Jeanne. Tu dois raconter le monde, tout le monde, tel qu’il est.
— « La fille, montre-nous tes seins. »
— J’en étais sûr, tous des obsédés.
— Et aussi : « Enlève ta culotte. »
— Ah, les sauvages !
— Et encore…
— Non, Jeanne, ça suffit !
*
* *
En grand pilote, malgré turbulences et trous d’air, Jean-Luc tournait et tournait encore autour de la montagne.
— Alors, mademoiselle Jeanne, ils vous plaisent, nos Impératifs ?
Je suivais, fascinée, cette agitation, les mines sévères des Impératifs, leurs fronts plissés, leurs colères subites qui dégénéraient vite en bagarres féroces car les ordres se contredisaient, bien sûr. Comment un Napoléon peut-il accepter d’être commandé par un autre Napoléon ?
Le policier et le juge en étaient venus aux mains et, agrippés l’un à l’autre, roulaient maintenant dans la pente. S’ils ne se relevaient pas à temps, ils tomberaient dans la mer. Vu les regards noirs qu’ils se lançaient, le mollah et la doctoresse n’allaient pas tarder à faire de même. Le cartographe hurla :
— Tu en as assez vu ?
Je hochai la tête. Il me sourit.
— J’étais sûr que ça ne te plairait pas. Mais enfin, il fallait en passer par là. À survoler cette île, on apprend bien des choses sur la réalité du monde. Allez, Jean-Luc, on abandonne ces gens à leurs batailles et on rentre chez nous.
— Patron, patron, nous avons oublié quelque chose î
– Et quoi donc, s’il te plaît ?
— Je partage votre détestation de l’impératif, mais tout de même…
— Où avais-je la tête ? Merci, Jean-Luc ! Au temps pour moi ! Un cartographe ne doit pas avoir de parti pris. Allons saluer les seuls êtres civilisés de ce caillou maudit.
Le planeur vira sur l’aile, abandonna ces montagnes inhospitalières. Avant de revenir au-dessus d’une crique où tout ne semblait que paix. Une mer transparente. Du sable blanc. Et ces palmiers en forme d’éventail qu’on appelle « arbres du voyageur » car l’assoiffé peut toujours trouver de l’eau potable entre leurs feuilles. Comme par miracle, les turbulences avaient cessé. Il faut dire qu’en dessous de nous, le ton avait changé.
Plus personne n’ordonnait. Un groupe travaillait à la construction d’une pirogue. Et chacun, sans énervement, y allait de son conseil, de sa suggestion technique : Ne creuse pas trop vers l’avant, c’est là que frappent les vagues. Aiguise mieux ta scie, ce sera plus facile.
À genoux sur le sol, deux hommes priaient : Mon Dieu, sois remercié pour tant de beauté ! Mon Dieu, prends-nous dans Ton amour !
Plus loin, une très jeune fille suppliait un joueur de football (chaussures Adidas, maillot du Real) : Ne me quitte pas, laisse-moi une chance !
— Alors, Jeanne, tu les entends ?
— C’est aussi de l’impératif.
— De l’impératif doux. Tout existe, Jeanne.
Au milieu de la place du village, une toute petite femme vêtue d’une robe noire chantait. La voix montait vers le ciel, droite et fière comme un feu les jours sans vent.
Allez venez, Milord,
Vous asseoir à ma table,
Il fait si froid dehors…
Qu’est-ce qu’un milord ? Et quel était ce froid dont parlait la dame, alors qu’il faisait si chaud ?
Laissez-vous faire, Milord,
Et prenez bien vos aises,
Vos peines sur mon cœur ;
Et vos pieds sur une chaise…
Drôle d’histoire ! Mais aucun doute, c’était aussi de l’impératif amical, celui-là, un impératif bienveillant.
J’aurais bien voulu connaître la fin : qu’arrivait-il au milord ? Mais le cartographe piaffait.
— Cette fois, on rentre, Jean-Luc. Au bercail !
— On va essayer, patron.
— Comment, essayer ? Nous ne sommes pas sûrs de pouvoir regagner notre île ?
La peur qui m’avait laissée tranquille depuis quelques heures était revenue : le même animal invisible avait de nouveau posé ses pattes sur le haut de mon ventre, là, entre les côtes. Et recommençait à y enfoncer ses griffes.
— Un planeur n’a pas de moteur, Jeanne. Il dépend du bon vouloir des courants d’air.
— Ne t’inquiète pas, Jeanne. Notre Jean-Luc connaît les nuages comme sa poche.
— À propos, le nom de notre île à nous, Indicatif d’où peut bien venir ce mot ? Indicatif, comme indicateur de police, le voyou qui trahit ses complices ? Comme indicateur de chemin de fer, la brochure qui donne les horaires des trains ? Qui donc a ainsi baptisé les morceaux de notre langue ?
— Je ne sais pas, Jeanne, mais calme-toi !
— Indicatif ! On ne pourrait pas choisir des mots plus clairs, de temps en temps ?
— Ne critique pas toujours tout, Jeanne ! L’indicatif c’est aussi une musique, celle qui annonce, à la radio, ton émission préférée. Et savais-tu qu’en Afrique l’indicateur est un oiseau qui attire l’attention de sa famille sur la présence d’un nid d’abeilles ? Grâce à lui, tout le monde va pouvoir profiter du miel.
*
* *
Nous tournions et tournions encore au-dessus de notre île de l’Indicatif. Sans doute pour trouver le bon air, celui qui nous prendrait dans sa main et nous déposerait doucement sur le sable du terrain d’aviation. Nous survolions la région du Passé et sa douce brume habituelle. Nous survolions la région du Futur et son brouillard beaucoup plus dense, impénétrable. Cercle après cercle, nous nous rapprochions de notre destination, l’endroit où nous vivions, la région du Présent. Déjà, je pouvais distinguer la plage et ses cinq bars, dont le cher Cargo et la mairie, maison des mariages ; et l’énorme croix rouge peinte sur le toit de l’hôpital des mots.
Mais quelles étaient ces taches vertes et noires, un peu partout, semblables aux moisissures qui envahissent le fond des assiettes oubliées ? Quelle malédiction, quelle maladie de peau avait frappé notre île ? À bien y regarder, le vert, c’étaient des jeeps, des camions et même deux chars, canons pointés sur l’avenue Toussaint-Louverture. Et le noir des soldats. Ils avaient l’air de fouiller une à une toutes les maisons. Dans quel drame allions-nous atterrir ?