XVI
Une boule de feu.
Juste au-dessus de moi.
Décidément, les dieux me poursuivaient de leur hargne. D’abord l’accident et maintenant un incendie. Ou la foudre.
Dans la boule rouge, peu à peu, parurent deux yeux, deux yeux bleus. En dessous, des lèvres qui s’étiraient pour sourire.
— Ça y est, notre invitée se réveille.
Le flou se dissipait, comme une brume matinale chassée par le vent. J’y voyais de nouveau clair. La boule rouge n’était pas du feu mais un jeune homme roux. Ébouriffé comme la plus inextricable des jungles. Une jungle rouge.
— Bienvenue dans l’île ! je m’appelle Dany.
— Comment… vont-ils… mes deux amis… jockeys ?
— Des jockeys ? Nous aurions dû le deviner, vu leur taille. Aucun problème pour le pilote.
— Normal. Les obstacles, il connaît.
— Il offre déjà sa tournée au Chardon bleu, vous verrez, c’est notre quartier général.
— Et l’autre ?
— Le dessinateur ? Il ne voulait pas lâcher son crayon. Il avait raison. Vu l’état de sa main droite, je doute qu’il puisse encore s’en servir. Mais ses jours ne sont pas en danger.
Je souris à mon tour. J’ai toujours aimé cette expression : « ses » jours, ça fait croire qu’on est propriétaire de « sa » vie.
Tout de suite après, je me rappelai ma mission :
— J’ai un frère dans l’île, je suis sûre qu’il est là. Et aussi le frère de la Nommeuse. Je dois les voir au plus vite !
— Calme-toi ! Ou tu vas t’évanouir pour de bon. Comment s’appellent-ils ?
— Thomas, c’est mon frère. L’autre, c’est Jorge Luis, un très très vieux. Vous les connaissez ?
Dany leva les bras au ciel :
— Eh bien dis donc ! Tu as une drôle de famille. De drôles de cocos, ces deux-là, chacun dans son genre. Et très amis, d’ailleurs. Ne t’inquiète pas, ils sont bien dans l’île.
— Je veux les voir !
— Chaque chose en son temps ! Repose-toi d’abord un peu. Je vais les prévenir.
Une heure plus tard, j’avais rejoint le fameux Chardon. Moins un café qu’un grenier, un doux désordre de toutes les choses qui font rêver les enfants : vissés aux murs, dix vieilles locos de trains électriques, une chaise à porteurs, un tigre empaillé, une collection de papillons géants, la maquette du premier Pen-Duick, trois costumes de Batman, à trois âges de la vie… Etc. Chaque regard tombait sur son lot de trésors. Et, parsemée, comme égarée, dans cette forêt magique, la foule la plus diverse que j’aie jamais rencontrée, des costumes trois-pièces et des jeans, des robes du soir et des survêtements, des crânes rasés et des catogans, des gamins et des vieillards. Un catalogue joyeux de tous les êtres humains.
Abreuvés comme il convient, Jean-Luc et moi fêtions notre bonne fortune. Tout est bien qui finit bien. Nous voici chez des amis… À voir si jubilant mon compagnon, un soupçon me prit. Se pourrait-il… ? Jean-Luc, un Subjonctif ? Appartenait-il secrètement à cette tribu radieuse que Nécrole jugeait si redoutable ? Avait-il sciemment provoqué l’accident ?
On nous fêtait, nous pressait de questions :
— Quelle chance, des voyageurs !
— Pour une fois qu’on s’intéresse à nous !
— Et en plus ils sont jeunes !
— Qui vous a donné l’idée de venir ?
— On parle encore de nous dans l’île de l’Indicatif ?
— Moi, je croyais que notre subjonctif était mort, bien mort, enterré et oublié.
— Tu vois qu’il ne faut jamais désespérer.
On se battait pour nous inviter. Ce soir, vous couchez chez nous. Non, chez nous, il y a des chevaux. Chez moi ! J’ai une piscine !
Mon sauveur roux s’approcha. Tout le monde l’appelait. Dany, tu prends un verre ? Dany, j’ai quelque chose à te dire ! Il semblait le chef, même si « chef » n’était pas le mot qui convenait. D’une telle bande, nul n’aurait pu obtenir le plus petit soupçon de discipline. Sans doute n’était-il seulement que l’emblème, le drapeau vivant, celui qui parle plus fort et plus drôlement que les autres.
— Maintenant, je vous enlève Jeanne. Elle doit aller dormir.