XXI

Pendant les « exercices », j’avais remarqué trois individus plutôt particuliers, trois gaillards hirsutes, des forces de la nature. Ils s’étaient installés à l’écart de la foule. Et au lieu de murmurer, comme nous tous, ils avaient sorti qui un carnet, qui un cahier, qui une enveloppe et griffonnaient, griffonnaient à perdre l’âme. J’avais suivi, fascinée, les mouvements frénétiques de leurs poignets.

— Qui sont ces trois sauvages ? demandai-je à Dany, comme nous redescendions.

— Nos invités permanents. Ils reviennent chaque fois. Et rien ne nous rend plus fiers que leur visite.

— Mais qui sont-ils ?

— Les trois plus grands écrivains de la mer, depuis que la mer et les livres existent.

— La regarder, je veux bien. Mais comment peut-on écrire la mer ?

— Va leur demander. Tu as de la chance, ils ont l’air de bonne humeur.

Je m’approchai.

— Bonjour, messieurs ! Votre pêche a été bonne ?

— Ça, on peut le dire, cette baie du Miroir est d’un généreux !

— Je dirais même inépuisable.

— D’ailleurs, on va fêter ça.

Et de la poche d’un vieux caban déchiré, l’un des hirsutes sortit une bouteille de rhum.

— Tu en veux, jeune fille ?

— Pourquoi pas ?

— Méfie-toi, c’est du raide.

Il avait raison. Il suffit que je me rappelle la scène et ma gorge brûle !

En tout cas, merci l’alcool : il m’avait donné toutes les audaces. J’osai leur demander ce qu’ils avaient péché ce jour-là.

— Oh, l’indiscrète !

— Je dirais même l’impudente.

— Allez, pour une fois qu’une jeunesse s’intéresse à nous !

Ils s’étaient soudain radoucis. Ils me regardaient presque tendrement.

— Moi, dit le premier, j’ai vu une baleine blanche.

— Ah bon, où était-elle ? Je n’ai rien aperçu qui fasse penser à une baleine.

— C’est mon métier de voir, jeune fille, ce que les autres ne voient pas.

— Moi, dit le deuxième, j’ai traversé le plus terrible des typhons.

— Un typhon ? Mais jamais la mer n’avait été si calme !

Le troisième barbu ne voulait rien me dire. Il fallut toutes les moqueries de ses camarades pour qu’il me glisse dans l’oreille :

— Moi, j’ai vu un vieil homme. Il péchait un espadon géant. Et les requins le dévoraient. Ne le répète à personne.

— Pourquoi tant de précautions ?

Il montra ses camarades.

— L’un d’eux m’aurait volé l’histoire.

Plus tard, j’ai appris les noms de mes trois griffonneurs. Qui croira qu’un certain jour de grande marée, dans l’île du Subjonctif, j’ai trinqué avec Herman Melville, Joseph Conrad et Ernest Hemingway ?