XX
L’île entière marchait. Jamais je n’avais vu tant de gens marcher. Sauf peut-être le 11 août 1999, lorsque la France était sortie de chez elle, lunettes noires sur le nez, pour regarder l’éclipsé du Soleil, cette drôle de nuit au milieu du jour. Tout le monde marchait. Même les vieux, tant bien que mal, courbés sur leurs cannes ou poussés dans d’invraisemblables carrioles. Même les malades ou les bébés, portés dans les bras. Ils marchaient vers le sommet de la colline, le genre d’endroit que Nécrole avait, sous peine de mort, interdit. Je me joignis au mouvement, bientôt rejointe par Dany le roux.
— Personne ne manque le rendez-vous, on dirait ?
— Personne, sauf les morts. Et encore, si on avait de meilleurs yeux, je suis certain qu’on les verrait parmi nous.
— Ces pèlerinages sont fréquents ?
— Chaque grande marée.
— Mais alors pourquoi vous éloignez-vous du rivage ? Et pourquoi montez-vous sur cette colline ? Chez moi, en Bretagne, c’est plutôt le bord de l’eau qui nous intéresse.
— Nous sommes des Subjonctifs, Jeanne, pas des pêcheurs de crevettes.
— À propos de Subjonctifs, je viens de rencontrer des hommes d’affaires.
— Ceux qui travaillent avec ton frère ?
— Comment savez-vous ça ?
— Je sais beaucoup de choses. Alors, ces hommes d’affaires ? Que veux-tu apprendre sur eux ?
— Ce sont aussi des Subjonctifs ?
— Les Subjonctifs sont des êtres humains comme les autres, Jeanne. Il y en a qui rêvent pour eux-mêmes, seulement pour eux-mêmes. Et puis d’autres qui monnaient leurs rêves. C’est la vie, Jeanne.
*
* *
Les derniers mètres, l’ascension devenait rude. Les plus jeunes aidaient les plus âgés. Les rires s’étaient tus, de même que les conversations joyeuses. Les visages un à un se tendaient. J’avais fait un peu de théâtre, dans l’ancien temps, à l’école. Cette gravité soudaine, cette crispation des lèvres et des yeux ressemblaient au trac qui précède le lever de rideau.
Et soudain, la vue coupait le souffle : surplombant la baie du Miroir, un vaste amphithéâtre naturel tapissé d’herbe et de ces fleurs blanches, fragiles et bienveillantes, appelées camomilles. On dit que, bouillies dans l’eau, elles libèrent une substance qui apaise les yeux. Mais, pour une plus grande douceur de la vue, peut-être suffit-il de respirer leur parfum ?
L’installation fut longue. Chacun s’asseyait ou s’allongeait, selon sa préférence, dans une atmosphère respectueuse et recueillie : « Pardonnez-moi, je vous en prie, je peux me déplacer si vous préférez… »
Et puis l’on se tut. Les regards convergèrent vers la mer qui montait lentement. Peu à peu, elle emplissait la baie qui, de minute en minute, méritait mieux son nom : cernée par les collines, l’étendue d’eau formait un cercle parfait.
Dont la teinte variait constamment, du bleu profond au gris pâle, selon la fantaisie des nuages : une glace parfaite pour que s’y mire un géant.
Et puis rien.
Je pensais que quelque chose allait se passer. Que quelqu’un allait se lever pour instruire, raconter, questionner. Donner le départ d’une gymnastique. Je ne sais pourquoi, j’imaginais quelque chose de très délicat, se rapprochant du taï chi, la gymnastique très lente qu’on pratique en Chine. Rien de cela. Les Subjonctifs demeuraient immobiles. Un spectacle grandiose allait forcément débuter, un défilé nautique, une bataille navale, une parade qui justifie le déplacement de tous ces gens… Mais non. Rien non plus sur l’eau. Rien que le vide. Une pirogue était passée, petite griffure blanche sur l’étendue bleu-gris. Poussée par son moteur, elle avait vite disparu, comme honteuse de troubler ce calme parfait.
— Les exercices… Ils vont commencer bientôt ?
Dany se tourna vers moi, stupéfait :
— Voyons, Jeanne, tu n’as pas compris ?
— Et… ils vont durer encore longtemps ?
— Voyons, mais tant que la mer sera haute ! Et maintenant, laisse-moi tranquille. Un Subjonctif qui manque ses exercices peut en mourir.
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* *
C’est alors qu’elle est arrivée. Une maigre silhouette de femme surmontée d’un plumeau en guise de coiffure. Vêtue d’un tailleur de ville, maculé de graisse. Et pieds nus. La jambe droite de cette femme saignait. Le soleil avait brûlé le reste de sa peau jusqu’à l’incandescence. Mme Jargonos pleurait.
Je me précipitai. Je faillis la prendre dans mes bras. Je me rappelai à temps qu’il est strictement interdit par le règlement de prendre dans ses bras une inspectrice de l’Éducation nationale française.
— Comment êtes-vous arrivée ?
Elle me considéra d’un œil absent.
— Il est parti.
— Peut-être, peut-être ! Mais comment avez-vous réussi à traverser le détroit ?
— Il est parti.
— C’était vous dans la pirogue ? Malgré les requins ?
— Il est parti.
— D’accord, d’accord, j’ai compris, votre amoureux est parti. Ce genre de chagrin arrive à tout le monde. Mais pourquoi prendre tant de risques pour venir jusqu’ici ?
— Je veux qu’il revienne.
Et sans plus prêter attention à moi, elle alla s’asseoir parmi les autres et, comme les autres, regarda droit devant elle, sans s’occuper du reste.
La mer ne montait plus. Jamais je ne l’avais vue si sage, parfaitement immobile et ronde. Et tout à fait silencieuse : aucun ressac, pas la moindre ride.
Mais quel était ce murmure qui soudain m’entourait ? On aurait dit que tous les regardeurs de mer s’étaient en même temps mis à prier. Un chuchotement géant, un chantonnement sourd, semblable à celui des églises.
Mes oreilles mirent longtemps à reconnaître les paroles car aucune prière n’était semblable aux autres. Il fallait défaire le nœud pour retrouver chacun des fils. Au début, je m’emmêlais, croyant entendre :
Je cherche que tu sois heureuse.
Il est juste un ami qui veuille m’écouter.
Ah, s’il se pouvait que mes parents m’offrissent une Game Boy pour Noël.
Peu à peu, je m’habituai, reconstituai les phrases (Je cherche un ami qui veuille m’écouter), j’appris à circuler dans cet entrelacs de vœux.
Si j’osais, je souhaiterais que ma fille ressuscite.
J’aimerais tant ne pas douter que mon fils ait son bac le mois prochain.
Dans ce fouillis de mots, comment reconnaître ceux de Mme Jargonos ? Je ne voulais pas la gêner dans sa détresse, je ne voulais pas m’approcher trop.
Enfin je repérai le parler sec, inimitable entre tous, cet impératif perpétuel, cette manière de ne parler qu’en donnant des ordres : Je veux qu’il revienne, vous m’entendez, je le veux. Qu’il revienne au plus vite et je lui pardonne. Mais la diction n’était plus si sûre. Elle hésitait, elle bégayait, elle butait sur des silences qui étaient comme des sanglots : S’il vous plaît… oh, s’il vous plaît… qu’il revienne !
Les supplications de l’ex-orgueilleuse serraient le cœur.
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Souvent, depuis que j’avais été embauchée par le cartographe, depuis que je passais mes journées en planeur, souvent je repensais à mon travail précédent, ma grande enquête sur l’amour. Et voici que je la retrouvais. Le subjonctif est le mode du doute et de l’espérance. Le subjonctif est le mode de l’amour.
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* *
Alors je me souvins d’une leçon, l’une de ces leçons qui ne vous sont pas données à l’école mais dans la vie, par la vie. Thomas et moi, nous venions avec nos parents de faire un petit voyage en bateau, le tour de l’île de Bréhat : une heure de secousses, une heure d’embruns glacés sur la figure. Je posai les pieds, soulagée, sur la terre enfin ferme.
— Papa, dis-moi franchement, pourquoi aller en mer quand on n’y est pas obligé ? Il faut être fou, non ? Pourquoi tant de gens disent-ils bêtement aimer la mer ?
— Parce que la mer est le grand miroir. Nous marchions encore sur le quai. Je me penchai. Et dans Peau agitée je ne distinguai rien, que de l’écume.
— Drôle de miroir, ce miroir dans lequel on ne se voit pas !
— Petite sotte : la mer ne réfléchit pas les visages. La mer est le miroir de nos rêves.
— Donc quand je regarde la mer, je vois mes rêves ?
— Si tu regardes bien et si ton rêve le mérite. Aujourd’hui, cette leçon me revenait en mémoire avec une clarté presque agressive. Je venais de comprendre que la mer est le Grand Subjonctif.