XIX

Un restaurant.

Aucune ressemblance avec le cher vieux Cargo, ni avec mon nouveau quartier général, le Chardon bleu.

Un établissement nul. Il ne mérite donc pas que je rapporte son nom.

Faux luxe : terrasse en teck, parasols, voitures décapotables sur le parking, serveuses à peine vêtues.

Et clientèle imbuvable : de jeunes bouffons cheveux-courts-costume-cravate-baskets, qui ne s’écoutent pas les uns les autres et parlent trop haut, d’abord d’argent, toujours et encore d’argent et de moi je, moi je, ma future Porsche, moi je, ma piscine à venir… Qui pour un rien s’esclaffent, qui tiennent toute la place et en voudraient plus encore, qui se croient les rois du monde, sans le moindre regard pour les autres, vous existez ?, ah bon, je ne l’avais pas remarqué…

Et parmi eux, semblable à eux, leur copie conforme, aussi arrogant, aussi ricaneur, aussi dragueur de demoiselles-vestiaire : Thomas, mon frère. Celui qui se prétendait trop accablé de travail pour venir saluer sa sœur.

Il ne me reconnut pas tout de suite. Normal : il n’habitait pas la même planète que moi. La gênante révélation (« cette fille, là-bas, avec cette robe affreuse, on dirait que c’est ma sœur. Dieu m’épargne cette mauvaise rencontre ») mit de longues minutes pour franchir le gouffre qui nous séparait et d’autres longues minutes pour atteindre son cerveau. Je mis à profit tout le temps de ce voyage pour tendre l’oreille. La conversation de ces seigneurs modernes valait son pesant de cacahuètes :

~ À combien tu valorises ?

— Mon business plan les a troués.

— Click ou mortar ? Moi, j’ai choisi.

— D’accord avec toi. Ceux qui ont fait fortune, ce ne sont pas les chercheurs d’or mais les vendeurs de pelles…

— Où en est ton LBO ?

Etc. J’ai oublié le reste de cette salade verbale.

Comment plonger mon très cher frère dans le plus profond et poisseux des embarras ? Me précipiter vers lui en hurlant son prénom et l’embrasser bruyamment quatre fois, à la bretonne.

Ce que je fis.

Honte de Thomas.

Plaisir sadique de Jeanne.

Le rouge soudain de ses joues, les railleries de ses copains, la confusion de ses explications (« Ma sœur et moi, on ne s’est pas vus depuis si longtemps… vous comprenez… c’est pour ça… et en plus, nos parents sont séparés… »), autant de cadeaux pour moi. Ils me vengèrent presque d’avoir été abandonnée par lui.

Il finit par m’entraîner vers une table isolée. Et, fatigué de m’engueuler, il se calma. Mieux, et très surprenant, il parut heureux de me voir. Et, plus invraisemblable encore, il me proposa quelque chose.

— Tu veux savoir comment je suis en train de devenir richissime, tu veux visiter l’endroit ?

Une adolescente est déjà une femme : quand un garçon lui parle de sa réussite (sa réussite à lui, bien sûr), elle sait se pencher vers lui, entrebâiller la bouche, comme si l’on se devait de boire la moindre parole d’un futur milliardaire, elle sait battre des cils tel un enfant devant l’arbre de Noël, d’instinct elle sait glousser et applaudir.

— Oh oui, Thomas, j’aimerais tellement, je serais si fière !

— Jeanne, réponds-moi franchement : est-ce qu’une maladivement curieuse sait tenir sa langue ?

— Bien sûr !

— Réfléchis, réfléchis avant de répondre ! Si tu te trompes, c’est moi que tu trompes. Et alors, je suis mort. Les amis avec qui je travaille ne sont pas des tendres.

— J’en étais sûre : tu as rejoint la mafia !

— Non, Jeanne. Seulement des gens qui ont un but et qui sont prêts à tout pour y parvenir. Je te pose à nouveau la question : une maladivement curieuse comme toi…

— Oui. Sans hésitation, oui. Une maladivement curieuse n’est pas forcément une imbécile. Une maladivement curieuse a besoin de la confiance, de la confiance totale de ceux qui lui ouvrent des portes. Elle sait que, si elle perd cette confiance, toutes les portes se fermeront devant elle et resteront fermées. Fermées à jamais. Je te dis et redis oui. Oui, je saurai tenir ma langue pour l’empêcher de bavarder. Et aussi mes doigts pour leur interdire d’écrire quoi que ce soit.

— Parfait. Je vais te montrer. On y va ?

— Demain, Tom, demain quand tu veux. Aujourd’hui, je suis prise. On m’a invitée aux exercices.

— Quels exercices ? Ah oui, ces pratiques ridicules au sommet de la colline…

— Je déteste quand tu te mets à mépriser, Tom. Tes yeux rapetissent, ta bouche se tord, tes narines se pincent. Quand tu méprises, tu deviens laid.

— Libre à toi. Peut-être que demain, j’aurai changé d’avis.

Et d’un bond, élégant je dois dire, il sauta dans la voiture de ses amis (celle qui, plus tard, deviendrait une Porsche et n’était pour l’heure qu’une Peugeot 305 hors d’âge). Quand on s’appelle Tom, futur milliardaire, on ne prend pas la peine d’ouvrir une portière, n’est-ce pas ?