XXIV
Combien de semaines ou de mois suis-je demeurée chez les Subjonctifs ? Impossible de compter. La seule chose que je sais, la seule, c’est que je me rendais souvent à l’usine de mon frère. Les ingénieurs m’accueillaient avec chaleur : tiens, voilà de nouveau notre voyageuse intrépide ! Ils me montraient l’un de leurs écrans magiques, leur dernière création. Et je crois bien que j’y plongeais. Comment expliquer autrement la précision de mes souvenirs ?
J’ai exploré je ne sais combien de mondes, un jour je vous raconterai : je me suis promenée sous l’eau, en compagnie du commandant Cousteau, et dans le cerveau humain, les yeux rivés à une microcaméra. Je me suis invitée dans les coulisses d’un défilé de haute couture et dans un stand de Formule 1, je me rappelle, c’était à Monaco. Surtout j’ai travaillé en Amérique, pour le cinéma. Demandez à l’équipe de Matrix. Sur le plateau, j’ai rendu beaucoup de services. Vous souvenez-vous des enfants surdoués qui attendent, dans le salon de l’oracle, les élus potentiels ? J’ai été leur baby-sitter. Et la pilule qui permet de rejoindre les lapins jusqu’au fond du terrier ? C’est moi qui l’ai peinte en rouge. Et, bien sûr, j’ai profité de ma présence à Hollywood pour continuer ma grande enquête sur l’amour. Où trouver meilleur terrain d’observation ? Les actrices et les acteurs vivent (ou font semblant de vivre) dans la passion perpétuelle.
Alors comment voulez-vous que je connaisse, avec exactitude, le temps que j’ai passé dans l’île où les cristaux sont liquides ? Chaque univers a ses horloges qui avancent à leur fantaisie. Aucune minute n’est pareille. Et quant aux mois, certains durent des années !
*
* *
— Jeanne, je n’en peux plus ! Jeanne, moi, je rentre à la maison ! Jeanne, tu m’accompagnes ? Ce n’est pas Dieu possible, un sommeil aussi lourd. Jeanne, tu es morte ?
Je finis par me réveiller.
Notre pilote tombait bien. Tous ces voyages, tous ces rêves accomplis, commençaient à me donner le tournis.
— Jeanne, décide-toi ! Je ne vais pas t’attendre mille ans !
J’ai beaucoup de défauts infiniment agaçants, comme toutes les filles, mais, avis aux amateurs, j’ai deux qualités rares : je décide vite (« Bonjour, Jean-Luc ! Je viens ! ») et je m’habille comme l’éclair (« Tourne-toi, je suis prête ! »).
— Je ne vois pas le cartographe. Il part avec nous ?
— Il reste. Il est tombé amoureux.
— À son âge ?
— Amoureux du subjonctif. Une île qui change sans arrêt de forme ne peut que fasciner un cartographe.
Dehors, surprise : notre planeur, réparé de neuf et repeint, brillait doucement sous la lune. Un câble reliait son nez à deux mules qui, sans doute intimidées, pissèrent devant nous, sans se gêner, à gros bouillons. Sur un signe de mon ami jockey, le drôle d’attelage s’ébranla. Les animaux tiraient. Nous, nous portions les ailes pour éviter qu’elles ne raclent le sol.
— Sans avion pour nous aider, comment allons-nous faire pour décoller ?
— Nous allons nous lancer de la colline. La hauteur devrait suffire.
La terreur me coupa la parole. Je cherchai à gagner du temps.
— Pardon, mais pourquoi partir en pleine nuit ? Nous faisons quelque chose de mal ?
— Tu commences à connaître les Subjonctifs, Jeanne… Si nous attendons le jour, ils viendront tous assister au départ. Ils chargeront notre planeur de tous leurs rêves. Et alors là, impossible de voler !
Que répondre à quelqu’un qui a raison ?
Enfin nous atteignîmes le sommet. Bien trop bas sommet à mon goût.
— Vite, Jeanne, vite, embarque !
À peine avais-je réussi à me glisser dans le corps blanc de notre oiseau que je vis surgir, derrière le hublot, le visage roux bien connu.
— Alors, Jeanne, on nous quitte sans dire au revoir, comme une voleuse ?
— Je… je ne voulais pas déranger…
— Les Subjonctifs t’ont déçue ? Nous ne t’avons pas bien accueillie ?
— Au contraire, au contraire.
— Alors pourquoi cet abandon ? Tu commençais à devenir une amie, Jeanne, nous avions mis de grands espoirs en toi, pour faire renaître le CNRS ou aider au laboratoire de ton frère.
Le noir de la nuit virait au gris. Jean-Luc trépignait : « Dépêche-toi, Jeanne, le vol à voile dépend des fenêtres de la météo. Quand elles se ferment, on reste prisonniers du sol. » J’étais condamnée à répondre vite, au risque de blesser :
— L’indicatif me manque, Dany. J’aime trop le réel, la vraie viande saignante, la musique vivante offerte par les musiciens suants et rigolards d’un orchestre, les fiancés qu’on peut toucher. Je préfère les choses qui se passent vraiment. Pardon, Dany, je suis une jeune très vieille dans mes goûts.
— Pas la peine de t’excuser, Jeanne. Tu reviendras. Tu as vu ce qui s’est passé avec ta Mme Jargonos ? Tôt ou tard, tout le monde revient au subjonctif. Et puis…
Pour rester à notre hauteur, il devait courir. Il commençait à s’essouffler. Il ne devait plus être si jeune, après tout.
— Et puis, Jeanne, où que tu habites… défends le subjonctif… Le subjonctif… c’est le pays du rêve… Que serions-nous… Jeanne, Jeanne… sans le secours de ce qui n’existe pas ?
*
* *
De plus en plus vite, les petites roues du planeur dévalèrent la pente. Puis je mourus : nous avions quitté le sol et donc nous tombions. Quelques longues secondes après, je ressuscitai : lentement, mètre par mètre, Jean-Luc réussissait à reprendre de la hauteur. Il était temps : l’île entière accourait. Il me sembla voir arriver vers nous un nuage multicolore : l’ensemble de tous leurs espoirs. Jean-Luc avait raison : s’ils nous avaient rejoints, plus possible de voler. Par chance, nous étions maintenant hors d’atteinte. Nous balançâmes des ailes. Politesse habituelle des aéronefs pour dire merci. Et bonne chance.
Ma dernière image du subjonctif fut celle de Thomas. Il n’agitait pas la main, comme tous les autres. Il avait trouvé une bien plus douce et fraternelle manière de me dire au revoir. Il s’était assis sur un rocher, il tenait dans ses bras sa vieille guitare, celle que je croyais perdue. Bien sûr je n’entendais rien. Mais j’avais bien compris le message. « Tu vois, Jeanne, je m’amuse avec les cristaux. Je vais peut-être devenir riche. Mais je n’ai pas oublié le principal : il n’y aura jamais rien de plus liquide, de plus libre, que la musique. »