VI

Une fois de plus, je m’étais rendue au Cargo pour mon enquête. Une fois de plus, après m’être bien essuyé les doigts (rien de meilleur que les tapas, mais rien de plus graisseux), j’avais sorti mon carnet bleu, mon cher allié, mon confident. Je m’exhortais en moi-même, pour résister au sommeil : « Qu’est-ce que l’amour ? Ma petite Jeanne, c’est peut-être la nuit ou jamais. Ne les perds pas des yeux. Tu vas enfin découvrir le grand secret. »

 

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*   *

 

— Pardonnez-moi, mademoiselle, mais vous n’arriverez à rien.

Qui me parlait ? Qui me parlait de si bas ? À qui appartenait cette voix d’adulte qui me venait par en dessous ?

— J’ai essayé, moi aussi, des dizaines de fois. Et je suis petit : d’habitude, je me faufile partout. Mais avec les amoureux, rien à faire : leur monde est im-pé-né-tra-ble.

Qui me tenait donc ce discours, tellement voisin de celui de M. Henri ? Cette fois, je baissai franchement les yeux et finis par l’apercevoir.

Un gamin. Un vieux gamin ridé. Sûrement pas plus d’un mètre cinquante et sûrement plus de quarante ans. Une barbichette lui donnait l’air du diable. Un diable miniature. Vêtu d’un tricot rayé et d’un bermuda rouge.

— Mais qui êtes-vous ?

— Le cartographe de l’archipel.

— Vous pouvez répéter ?

— Je dessine la terre vue de haut.

— Vous vous moquez de moi ?

Je l’avoue, jamais je n’aurais dû me montrer si vive, à la limite de l’impolitesse. Mais comment imaginer qu’un quasi-nain puisse surplomber quoi que ce soit ?

— Si mon métier vous intéresse, je passe vous chercher demain.

— Pourquoi tant de gentillesse ?

— Parce que, d’après ce que je vois, nous souffrons, vous et moi, de la même maladie grave : la curiosité. Vous savez que le mot « curieux » vient du latin cura : le soin ? Soyons fiers de notre défaut : être curieux, c’est prendre soin. Soin du monde et de ses habitants. Je serai demain matin chez vous.

Le temps d’ouvrir la bouche pour le remercier, il avait disparu.