XXII
— C’est là que tu travailles, Tom ? On dirait un paquebot prêt à lever l’ancre.
— Tu as deviné, Jeanne : c’est un bateau. Quand nous aurons mis au point notre invention, ce bateau offrira des voyages comme on n’en a jamais connu, jamais imaginé.
Rien de commun avec le CNRS. Ces bâtiments-là étaient luxueux, flambant neufs et mieux gardés qu’une réserve de lingots d’or. Hautes murailles surmontées de barbelés, miradors, caméras, hommes armés accompagnés de chiens… Décidément, les Subjonctifs ne cessaient de surprendre. On les croyait tous hippies ou surfeurs et voici qu’ils avaient aussi des comportements militaires. Quel trésor défendait-on avec autant de soin ?
Thomas approcha son index d’une petite vitre.
— Tu vas voir. On va reconnaître automatiquement mon empreinte.
Une porte s’ouvrit. Nous traversâmes des bureaux et encore des bureaux. Tous déserts.
— On n’a pas l’air de beaucoup travailler dans ton usine.
— Ce n’est pas là que l’important se passe. Regarde.
Nous avions débouché sur une terrasse.
Et là, je n’en crus pas mes yeux : des blouses blanches, une bonne dizaine, semblables à celles des dentistes, se baignaient.
Dans quelle maison de fous m’avait entraînée Thomas ?
— Et ils pataugent comme ça toute la journée ? Ils ne seraient pas plus à l’aise en maillot de bain ?
— Idiote ! J’en étais sûr : tu ne méritais pas que je t’emmène.
Je présentai mille excuses pour mon humour misérable et attendis sagement ses éclaircissements.
— Nos ingénieurs découpent la mer.
Il avait pris un air grave, solennel, que je ne lui connaissais pas.
Devant nous, les blouses blanches continuaient leur étrange activité. Elles plongeaient dans l’eau un cadre de bois, le retiraient après quelques minutes, le brandissaient à bout de bras, l’examinaient attentivement, et le replongeaient. On aurait dit des chercheurs d’or maniant leur tamis. Mais l’or de ces savants subjonctifs devait être d’un genre bien particulier.
— Jeanne, si tu ne m’écoutes pas…
— Excuse-moi.
— La mer porte en elle tout le Possible.
— Ça, j’y ai mis le temps mais j’ai fini par le comprendre.
— Or regarder la mer n’est pas toujours simple. Tout le monde n’a pas une colline ou un planeur à sa disposition.
— Exact.
— Donc nous allons découper la mer en petits carrés.
— Impossible ! Une fois découpé, ton carré, tu ne pourras pas le redresser : il coulera, il se videra…
— Pauvre de moi d’avoir une telle sœur ! Quand je pense qu’elle se dit curieuse ! Aucune culture scientifique ! As-tu déjà entendu parler des cristaux liquides ?
— Comment un cristal, la chose la plus résistante, peut-il devenir de l’eau ?
— Enfin une question intelligente ! Eh bien c’est justement ce que nos ingénieurs ont réussi à inventer : un état intermédiaire de la matière entre le solide et le liquide. Il suffit d’un courant électrique pour passer de l’un à l’autre. Exactement comme tu passes de l’indicatif (c’est certain, c’est transparent) au subjonctif (c’est souple, c’est flou).
J’étais furieuse, avouons-le. Furieuse de trouver passionnant ce que Tom racontait. Attention ! Danger ! Péril ! Il ne faut jamais, jamais montrer à un frère qu’on le trouve passionnant ! Sinon il en abuse, il vous écrase en ricanant, pendant des siècles. J’inspirai fort, pour me calmer.
— Admettons ! Admettons que, par un coup de baguette magique, le liquide puisse se cristalliser. Qu’obtiendras-tu avec tes carrés de mer ? Des écrans, rien de plus que des écrans. Qu’aurez-vous donc inventé, toi et tes amis ? La télévision existe depuis plus d’un demi-siècle, Tom, de même que les ordinateurs.
Tom grimaça. Une grimace que je connaissais trop : les yeux s’écarquillent en même temps que les coins de la bouche tombent. Signes irréfutables d’un douloureux cocktail de sentiments. Étonnement et accablement : comment peut-on avoir une sœur aussi bête ? Il haussa les épaules, me tourna le dos. Je sentais bien qu’il hésitait : me planter là ? Me livrer aux requins ? Changer de nom, rompre tout lien avec notre famille ? Il inspira fort. Revint vers moi.
— Nos « écrans », comme tu les as baptisés, nos écrans à nous ne transmettent pas des émissions toutes faites, ni des jeux imbéciles, ni des problèmes mathématiques déjà résolus. Ce sont des morceaux de mer, Jeanne, je te le rappelle.
— Et alors ?
— Et alors, ils vont nous montrer nos rêves.
— Comme un film ?
— Comme un film. Et un jour, un jour très prochain…
L’émotion l’avait submergé. Ses yeux brillaient, ses mains tremblaient.
— Un jour prochain, ma sœur, nous pourrons entrer dans nos rêves. Nous ferons de ces « écrans » de véritables portes vers tous les univers possibles.