Vos proches ont disparu ?  Rejoignez-nous.

Si vous êtes déprimé par ces étranges disparitions, sachez que vous n’êtes pas seul. Venez vous joindre à ceux qui partagent votre chagrin et désirent des réponses. Ne pleurez pas seul.



Mes doigts frôlent le papier jaune sans même que je m’en rende compte. Ce n’est qu’à son contact que je réalise ce que je fais.

— Zara ? murmure Astley dans mon oreille.

Son souffle caresse mes cheveux et mon lobe.

— Oui ?

— Nick n’est plus mort, susurre-t-il.

À l’instar d’un chauffage gargouillant tranquillement pour se mettre en route, sa voix calme et basse garantit confort et chaleur. Je ne sais pas vraiment si cela est dû au fait qu’il soit mon roi et que je sois liée à lui de façon que je ne comprends pas, ou si c’est juste parce qu’il est bon.

En tout cas, il a raison, pour Nick. Je déglutis péniblement.

— Je sais. Je sais qu’il n’est pas mort.

C’est là qu’Issie prononce les mots que je n’arrive pas à exprimer :

— Mais parfois, on le dirait, pourtant, c’est ça ?

Avant que je puisse répondre, Astley renifle l’air.

— Zara…

Cette façon de prononcer mon nom me hérisse les poils. Je tends le sac de provisions à Issie, m’écarte du mur et me retourne au moment où Frank franchit la porte. Il l’ouvre si brutalement qu’elle claque contre le mur.

— Hé ! mec ! Faudrait faire attention. C’est du verre, sur cette porte, s’énerve Austin derrière nous.

Frank lui jette un regard noir.

— La ferme.

Je ne sais pas si ça vient de la voix ou du regard de Frank, mais Austin la pipelette s’arrête soudain de parler, ce qui est dommage, car il aurait pu le distraire. Je me jette devant Issie et Astley pour les protéger, mais Astley m’imite, et nous nous télescopons.

— Ouah ! Vous êtes tellement mal synchronisés que vous vous rentrez dedans ! lance Frank d’un air méprisant.

Puis il éclate d’un rire mi-humain, mi-lutin, le genre de rire qui gronde dans sa poitrine avant de nous être craché au visage et dont la démence ne fait état que de sa cruauté.

— C’est l’un d’eux, c’est ça ? lance Austin, toujours derrière nous.

Austin veut être policier. Il a suivi une formation à Vassalboro avec des policiers d’État. En cas de crise, il sait garder son sang-froid.

— Ouais, répond Issie en faisant un pas en avant.

Je dirige mon attention vers Frank.

— Tu pourrais au moins fermer la porte derrière toi.

— Toutes mes excuses.

Il la ferme d’un coup de pied avant de toiser Astley, comme s’il détaillait un morceau de viande.

— La question est : devrais-je te tuer tout de suite ? Quelle tristesse que le poison n’ait pas fait effet… C’était une sacrée perte de temps. Pourtant, l’horloge tourne, n’est-ce pas ? « Elle tourne tout le temps, tout le temps », comme dirait ta mère, Astley, fait-il en imitant la voix démente et haut perchée d’Isla.

— Oh ! je ne crois pas que ce soit la bonne question, interviens-je en avançant d’un nouveau pas. Ce serait plutôt : devrais-je, moi, te tuer ?

— Eh ben, elle ne se laisse pas démonter ! lance Austin d’un ton admiratif, alors qu’Issie et Astley prononcent mon nom d’un air craintif.

— Tu t’es endurcie, on dirait. Dommage, je préférais la petite princesse innocente qui pleurnichait d’avoir perdu son loup, crache Frank avec un claquement de langue.

Puis il bondit en découvrant ses dents. Je reçois son pied en plein ventre, mais je lui saisis la cheville et l’entraîne dans ma chute avant de le repousser. Son dos va heurter les machines à bonbons lorsque le mien cogne le sol. Les gros bocaux de verre viennent s’écraser par terre. Des vers de terre en gélatine et des chewing-gums se font la malle et envahissent le sol de la boutique. Ça me gêne. Pauvre Austin. Pauvres bonbons.

— Zara ! rugit Astley.

Mais, au lieu de m’aider à me relever, il se jette sur Frank, déjà sur ses pieds. Il bouge, et c’est comme s’il s’apprêtait à trancher la gorge d’Astley.

— Non !

Ce qui est arrivé à Nick me revient sous forme de flashs, et je hurle tout en fonçant sur Frank et en le plaquant au niveau de l’estomac. Nous allons nous écraser au bout d’une allée d’étagères. Le bois craque, et une étagère se brise. Des boîtes de maïs et d’épinards s’écroulent sur nous.

— Zara !

Astley me tire par les jambes. Il a sûrement dû surestimer mon poids, car je glisse jusqu’à la caisse, sur le sol couvert de flaques de neige fondue, et atterris dans les bottes d’Issie.

Tandis que je me redresse tant bien que mal, Astley et Frank se mettent à se battre. De toute évidence, Astley est encore très faible. Ses coups ne sont pas aussi puissants que ceux de Frank. Il est plus rapide, mais n’est pas dans sa meilleure forme. Si ça se transforme en combat de rois lutins, Frank gagnera. Je m’élance vers eux, mais Issie m’attrape par le bras.

— Ne reste pas au milieu du chemin, Zara, dit-elle.

— Mais…

Elle tient un revolver. Un revolver ! Mais où a-t-elle bien pu dénicher ça ? !

— Vise sa tête ! lui crie Austin.

— Hé ! sale lutin ! Arrête ou je tire !

Elle cherche mon approbation du regard. L’espace d’un instant, j’envisage d’arracher le revolver de ses mains tremblantes. Astley rugit de rage en recevant un nouveau coup de Frank. Je crie :

— Astley, recule !

Il obtempère sans même demander pourquoi. Il me fait confiance.

Issie appuie sur la détente.

Le bruit est assourdissant, et le coup projette Issie contre la caisse. Je l’attrape par la taille pour m’assurer qu’elle ne tombe pas.

— Je suis sérieuse : la prochaine vient se loger dans ton crâne, espèce de lutin taré ! hurle-t-elle.

— Vas-y ! lance Austin en tendant la main. Donne-moi le revolver, je vais m’en occuper, Issie !

Mais elle hésite, et Frank en profite pour se relever et épousseter son long manteau de cuir. La balle ne l’a pas touché, en tout cas pas dans un endroit critique.

— L’horloge tourne. Le temps presse. Tic. Tac. Tic.

— Quoi ?

Astley se rue de nouveau vers lui, mais Frank bondit par la fenêtre désormais brisée et s’évapore dans la nuit.

Je fixe la porte d’un regard absent.

— Je devrais le suivre.

— Non, dit Astley en secouant la tête. Il ne faisait que s’amuser. Ils adorent faire ça. Ils essaient de nous faire peur. Ça rend notre mort encore plus agréable à leurs yeux.

— S… sympa, bredouille Austin. Vaudrait mieux que j’efface la vidéo. Il y a une caméra là-haut.

Il désigne une lumière rouge clignotante au plafond avant de bondir par-dessus la caisse et de se ruer vers une porte affichant réservé au personnel. Nous l’entendons nous crier de garder un œil sur la caisse.

Issie lâche le revolver.

— Où est-ce que tu as trouvé ça ? je lui demande. Bien joué, au fait.

— C’est ma mère. Elle l’a acheté à un mec, derrière la bibliothèque.

— Sérieux ?

— Ouais.

Personne ne dit plus rien l’espace d’un instant. Je tente d’intégrer tout ce qui vient de se passer. Une femme avec une choucroute en guise de coiffure s’approche de la porte d’entrée, jette un œil à l’intérieur et fait immédiatement demi-tour. Astley s’est emparé d’un balai et s’est mis à amasser le verre et les bonbons.

— C’est plutôt sexy, un homme qui fait le ménage, murmure Issie.

Elle se tourne vers moi et me dévisage.

— Je n’arrive pas à croire que j’aie tiré !

— Je n’arrive pas à croire que tu ne m’aies pas dit que tu avais un revolver.

— Je sais… Mais maman m’a fait promettre de ne le dire à personne. C’est totalement illégal de dissimuler une arme sur soi sans avoir le permis. Et puis elle me l’a fait emporter à l’école.

Je saisis une petite pelle afin qu’Astley puisse y glisser le verre et la dévisage durement. Elle lève les mains en l’air comme pour feindre la capitulation.

— Je sais ! Je sais ! J’aurais quand même dû te le dire, mais est-ce que j’ai assuré, oui ou non ? Enfin, j’ai tout de même raté sa tête. Je lui visais la tête.

Astley a les traits déformés par l’angoisse.

— Tu avais déjà tiré avant ?

— Non.

Issie se met à ramasser les boîtes de conserve.

— Mais je me souvenais comment enlever le cran de sécurité et tout ça. Je ne suis pas idiote !

La porte s’ouvre de nouveau brusquement, et nous nous figeons tous les trois, mais ce n’est que Nick. Enfin, un Nick survolté. Il est tellement dans son monde qu’il ne nous demande même pas ce que nous faisons et nous sommes tellement surpris que nous ne lui demandons même pas comment il nous a retrouvés.

— J’ai vu le pick-up, dehors. Je surveillais les patrouilles de police sur mon ordinateur, explique-t-il.

Il porte son manteau et ses bottes.

— Une femme a encore repéré un tigre près de chez elle, sur Elm Street, au niveau de la rivière. J’imagine que ça s’est passé hier soir. La police d’État s’est déplacée.

Mon ventre se tord soudain, et je vide la pelle dans une poubelle, derrière la caisse, à côté des billets de loterie.

— Ils l’ont trouvée ?

— Non.

Je suis incapable de savoir si c’est une bonne chose. Je tends la pelle à Issie afin de pouvoir attacher mon manteau, et j’explique à Nick le fond de ma pensée.

— S’ils la trouvent, elle sera en sécurité et en dehors des bois, mais en même temps…

— Ils pourraient la faire piquer parce que c’est un animal, complète-t-il en grimaçant.

— Exactement, j’acquiesce avec un frisson. On devrait aller jeter un œil par là-bas. Je vais longer la rivière dans toute la ville. Je commencerai au parc du port, où mouillent les bateaux, puis je monterai jusqu’à la bibliothèque et la prison. Tu peux aller jusqu’à la digue ? Dans les coins un peu plus boisés ?

— Pas de souci.

Pendant qu’Austin lui raconte ce qui s’est passé, je vérifie auprès d’Astley et Issie si mon plan leur convient. Ils sont d’accord, et Astley nous rejoindra dès qu’il aura fini de nettoyer et raccompagné Issie chez elle – ainsi que son arme. Nick et moi partons ensemble, et il m’apprend que Cassidy et Dev ont prévu un nouvel entraînement en début de soirée. Deux en un jour peut paraître beaucoup, mais c’est indispensable.

— Ça fait du bien d’être dans la même équipe, je lâche en rejoignant le pick-up de Betty.

Il hoche la tête et me gratifie d’un de ses demi-sourires.

— Ouais. J’imagine qu’il y a plus important que nos problèmes de cœur, en ce moment, et que…, euh…, mon ego.

— Et le mien.

— Non, plus le mien.

Il se met à rire et fait courir sa main dans ses cheveux perpétuellement en bataille. Je me reprends aussitôt :

— Je suis d’accord. Je pense que nous devrions nous concentrer sur le fait de sauver le monde, tu ne crois pas ?

— Carrément, acquiesce-t-il en jetant un coup d’œil autour de lui.

— Mais peut-être qu’après tout ça, on pourra essayer d’arranger les choses. Peut-être que tu arriveras à me parler ?

Je déteste entendre ma voix monter ainsi dans les aigus. J’ai tellement pitié de moi dans ces moments-là.

— Peut-être, oui, dit-il en secouant la tête. Mais là, on parle déjà, Zara.

— Oh ! c’est vrai.

Mais ce n’est pas pareil. Je lui fais un signe de la main et ouvre la portière. Puis je démarre le pick-up et m’éloigne.

Je dépasse le Y, la dépanneuse où le gars affiche des messages antigouvernementaux, l’ancienne école qui sert aujourd’hui de garderie et les cabinets d’avocats. Je fouille chaque recoin des yeux, à la recherche de lutins et d’une grand-mère tigre. Il commence à être tard. Nous ne sommes pas aussi actifs en pleine journée, car, comme la plupart des prédateurs, nous aimons la nuit. Je les cherche tout de même, et elle aussi, ainsi que des signes de l’Apocalypse. Et ces signes sont difficiles à déceler. On pourrait facilement prendre Bedford pour une petite ville du Maine tout ce qu’il y a de plus ordinaire, en plein hiver. Les maisons s’alignent en rangées espacées le long des trois rues principales. La neige sur les trottoirs a été pelletée ou balayée. Tout a l’air parfaitement normal. Froid, mais normal.

Mes roues soulèvent la neige fondue. Les essuie-glaces s’activent tranquillement sur mon pare-brise et renvoient les flocons de neige voler quelques instants avant de s’écraser au sol.

Je m’arrête au feu rouge et regarde un camion transportant de l’essence traverser prudemment l’intersection. Je songe à ma grand-mère, quelque part dans le coin, en train de chasser les lutins, folle de chagrin à cause de la mort de Mme Nix. Elle a donc été aperçue près de la rivière. L’information se révèle exacte.

En rentrant sur le parking du port, je la vois immédiatement, faisant les cent pas le long des docks en métal. Un pêcheur de homards, vêtu d’un lourd manteau et d’un bonnet gris, stagne dans un canot pneumatique qui flotte à mi-chemin entre la terre ferme et un bateau de pêche. La petite embarcation blanche s’agite tandis qu’il s’acharne à redémarrer le moteur hors-bord.

Le pauvre homme doit sûrement penser qu’il a tellement abusé de la goutte avec son café qu’il en a des hallucinations.

Je m’empare d’une couverture dans le pick-up.

— Mamie ?

J’essaie de rendre ma voix le plus rassurante possible tout en avançant à pas de loup dans la neige.

Le tigre se tourne vers moi, les babines et les oreilles retroussées. Peut-être ne me reconnaît-elle pas ? Peut-être ne reconnaît-elle plus personne désormais ? L’espace d’un instant, je ressens davantage de crainte que de joie de la voir. J’ai l’impression d’être un cadavre, un tas de chair et d’os attendant d’être déchiqueté par les crocs d’un tigre. Mais ce n’est pas qu’un tigre. C’est ma grand-mère.

— C’est moi, Zara, dis-je en avançant d’un tout petit pas. J’ai apporté une couverture.

Je la tiens devant moi.

— Tu dois avoir froid, non ? j’ajoute. Et puis, si tu veux reprendre ta forme humaine, je me suis dit que tu n’aimerais pas te retrouver toute nue. Des gens pourraient te voir – le pêcheur, par exemple.

Elle renifle l’air. Sur l’eau, le moteur du canot se met en route. Elle ne paraît pas ravie. Elle émet un petit bruit et bouge légèrement les oreilles en avant. Elle doit sûrement avoir moins peur.

— C’est ça. Très bien. Personne ne va te faire de mal, dis-je.

Tout son corps est tendu, comme prêt à bondir ou à s’enfuir.

— Je suis ta petite-fille. Euh… Je t’aime ?

Le silence qui nous sépare est comme un os de poulet brisé, dentelé et fragile. Je suis effrayée, fatiguée, et je l’aime tellement, cette impressionnante prédatrice de grand-mère. C’est à cause de moi qu’elle a de la peine, parce que je voulais tellement retrouver Nick que nous sommes tombés dans un piège. Et Mme Nix en est morte.

— Je t’en prie, Betty, je murmure.

Je m’accroupis au maximum. La couverture tremble entre mes doigts.

Elle lève la tête pour plonger ses yeux dans les miens. J’essaie de me rappeler si je suis censée baisser les yeux ou non, mais le protocole félin ne me revient pas. Je décide de ne pas m’en soucier et de faire ce que ma raison me dicte. Je plonge à mon tour mes yeux dans les siens, immenses et incroyablement marron. Ses pupilles se dilatent alors et prennent la forme d’un cercle. C’est toujours ce qui se passe quand elle est sur le point de se transformer. Tout en restant accroupie, je me tourne pour respecter son intimité. Au bout d’un moment, une main vient se poser sur mon épaule et m’arrache la couverture.

— Tu as bien fait d’apporter une couverture. Personne n’a envie de voir mon vieux cul tout ridé ! lance-t-elle d’un ton bourru.

Je lui donne une seconde – impossible pour moi d’attendre plus longtemps – et me retourne.

— Mamie ?

Aucune réponse.

Je retente en disant les mots qui importent le plus dans l’immédiat.

— Je suis vraiment désolée.

— Je sais.

Elle ne me regarde pas, mais ça m’est égal. Je l’enlace tout de même.

— Tu m’as tellement manqué, dis-je à la limite du sanglot.

Elle fait un rapide hochement de tête. Le frôlement familier de son visage contre le mien me fait un bien fou.

— Je sais. Tu m’as manqué aussi.

Au bout de quelques instants, je finis par me dégager pour la regarder. Ses traits sont tirés par la fatigue et ses yeux éteints n’ont plus leur niaque habituelle. Elle sent le bois, le sang et la mort. Elle se détourne et observe le canot du pêcheur s’éloigner lentement sur l’eau.

Soudain, elle lâche :

— Toute cette histoire nous dépasse. Nous faisons face à un véritable géant, Zara.

Betty ferme les yeux. Je serre davantage la couverture autour d’elle. Ses épaules sont creuses, désormais. Elles ne sont plus aussi musclées qu’avant.

— J’ai apporté tes bottes. Enfin, elles étaient dans le pick-up. Ne bouge pas, tu es pieds nus dans la neige, lui dis-je comme si elle ne le savait pas.

Je cours vers le pick-up, sors les bottes et lui rapporte tout en pensant : Ne disparais pas une nouvelle fois. Ne disparais pas une nouvelle fois.

Dès que je pose les bottes par terre, elle y glisse les pieds sans se soucier de les lacer. Elle se relève, mais elle ne se tient pas aussi droite qu’avant. Elle n’a plus les épaules suffisamment larges pour affronter le monde.

La neige tombe sur le port. Seuls deux ou trois bateaux de pêche sont encore amarrés. Même le bateau du capitaine de port a été halé dans une remorque couverte, sur le parking, près de son bureau.

La voix de Betty tranche le silence, aussi froide que la neige fondue.

— Trop de bonnes personnes sont mortes.

Elle frémit, et Betty n’est pas le genre de personne à frémir, et je parierais un million de dollars qu’elle se souvient de ce qui s’est passé ici – que Mme Nix est morte lors d’une explosion, qu’anéantie par le chagrin, Betty s’est métamorphosée en tigre, a dévoré un lutin et a disparu pendant des jours.

Nous demeurons ainsi encore un instant, même si elle tremble. Et je lui raconte tout ce qui s’est passé depuis qu’elle s’est transformée. Elle est déjà au courant de certaines choses dont elle a été témoin sous sa forme animale. Elle sait que j’ai ramené Nick. Elle sait que ma mère est repartie. Je lui explique le reste, que Nick se comporte comme un crétin la plupart du temps, je lui parle des visions de Cassidy, de l’armée que nous essayons de former. Je m’attends à ce qu’elle me reproche ce dernier point, car elle a toujours été contre le fait de révéler aux gens normaux l’existence des lutins et des garous, mais elle se contente d’écouter en silence. Elle ne me gratifie ni de ses remarques pleines de sagesse ni de ses commentaires sarcastiques.

Pendant ce temps-là, le pêcheur attache le canot à son bateau, grimpe à bord et démarre le moteur, qui s’éteint aussitôt en pétaradant. Les jurons qu’il crache parviennent jusqu’à nos oreilles. Betty sourit.

— Certaines choses ne changent pas, dit-elle. Lorsqu’il réussira à allumer son moteur, il faudra qu’il le laisse tourner deux ou trois minutes avant de pouvoir partir.

Je hoche la tête, même si cette histoire de pêcheur est le cadet de mes soucis. J’entoure de mon bras la taille de Betty.

— Tu n’as plus le droit de me quitter, je lui souffle.

Elle ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais une ambulance débarque sur le parking, son gyrophare allumé, mais pas sa sirène. Keith saute du siège conducteur.

— Betty ! braille-t-il en souriant, mais il paraît soucieux. Betty ! Mon Dieu, mais qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Je vais bien, répond-elle en le repoussant.

— Ça fait des jours qu’on te cherche ! Et je te retrouve au port à peine vêtue d’une couverture. Tu vas tout sauf bien, à mon avis !

Il insiste pour qu’elle aille s’asseoir à l’arrière de l’ambulance et elle lui demande ce qu’il fait ici. Il la dévisage l’espace d’un instant tout en lui donnant une autre couverture et en lui prenant sa tension.

— Ce pêcheur, là-bas, a signalé la présence d’un tigre sur le parking. D’après Josie, il était sûrement 10-44.

Je dois paraître perdue, car Betty lâche dans un soupir :

— C’est le code pour « fou ».

Les urgentistes utilisent des codes « 10 » pour communiquer avec la police ou les ambulanciers par radio.

— La police recherche un félin. Je…, euh… Il vaut mieux que vous le sachiez, Keith.

Il me lance un rapide coup d’œil et hoche la tête tandis que le bateau s’éloigne vers la baie. Je le vois à travers la portière ouverte de l’ambulance.

— Tes organes vitaux ne semblent pas avoir été endommagés.

Keith prend une profonde inspiration, s’assoit sur l’un des bancs encastrés et dit :

— Mais où étais-tu donc passée, Betty ?

Elle plante ses yeux dans les siens et ment sans ciller.

— Je ne me souviens pas.

Silence. Le bruit du bateau s’évanouit au loin.

— Rien du tout ? insiste-t-il.

Elle secoue la tête.

— Rien du tout. J’ai repris connaissance sur le port, aussi nue qu’un nouveau-né.

— Et toi ? me demande-t-il.

— Zara a senti qu’elle me trouverait ici, dit Betty. Elle est comme ça. Elle a un sacré flair, cette petite, elle marche à l’instinct.

Keith ferme la portière pour faire barrage au froid et plante son regard direct dans celui de Betty. Sa boule à zéro est couverte d’un bonnet de laine, mais il a l’apparence d’un gars à qui on ne la fait pas.

— Tu vas me dire ce qui s’est passé, et tu vas me le dire maintenant, Betty White.

— Te dire quoi ? demande-t-elle d’une voix innocente en croisant les bras.

— Tu es ce fameux tigre, pas vrai ? lance-t-il en la pointant du doigt.

— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

— Parce que je suis un hamster.

Il déballe ça d’un air tellement impassible que je ne sais pas quoi penser. Je n’arrive pas à voir s’il plaisante, et mamie non plus, visiblement, car elle le saisit par la manche et aboie :

— Ne te moque pas de moi !

— Dis-moi juste que tu n’es pas celle qui a causé la disparition de tous ces gamins ! lance-t-il en croisant les bras sur sa poitrine.

— Tu sais très bien que ce n’est pas moi ! crache-t-elle. J’étais avec toi quand on a reçu l’appel pour le bus de Sumner.

Ça saute aux yeux qu’elle est à deux doigts de le traiter d’idiot, mais elle se contient. Keith paraît soudain songeur. L’« accident » était vraiment une attaque de lutins sur un bus plein d’élèves du Lycée de Sumner. Ça a été un bain de sang.

— Tu as raison, dit-il enfin. Mais je pense tout de même que tu es ce tigre.

— Tu es malade, rétorque Betty en ajustant sa couverture. Zara, dis-lui qu’il est malade.

— Vous êtes malade, je répète d’une voix plate et monocorde qui, je l’espère, montre que je ne prends aucun parti.

— Je ne crois pas, non.

Il tend une autre couverture à Betty.

— Tu étais dehors, en plein froid, nue comme un ver. Ta température interne est stable, alors que tu devrais être en hypothermie. Tes pieds devraient être bleus. Ça fait des jours que tu as disparu. Tu devrais avoir des engelures. Et pourtant, tu frissonnes seulement, et juste un petit peu. Ce n’est pas un comportement humain normal.

— Et, donc, tu penses que je suis un tigre.

— Non, je sais que tu es un tigre.

— Et comment le sais-tu, Monsieur-je-délire ? demande Betty.

Il ouvre la portière et désigne un poteau téléphonique.

— Il y a une caméra, là-haut, Betty. Josie surveille régulièrement. On t’a vue te transformer.

— Eh  merde !, lâche Betty, visiblement contrariée, ce qui est assez étonnant de sa part.

Mais ce qui est également étonnant, c’est le calme et l’ouverture d’esprit de Keith, qui vient tout de même d’apprendre que sa collègue est un être humain qui se métamorphose en imposant félin. Franchement, chapeau. Il ne cille même pas.

— Ce n’est pas grave, mamie, je tente de la rassurer en lui caressant le genou. Ce ne sont que Josie et Keith. Tes amis. Ils ne diront à personne qu’ils t’ont vue.

Je gratifie Keith d’un regard glacial dans l’espoir qu’il saisisse qu’au moindre signe de panique qui le pousserait à la dénoncer, je le tuerais.

— Je le sais bien, Zara. Ce n’est pas ça qui m’embête, dit-elle en cachant son visage entre ses mains.

— Alors, qu’est-ce que c’est ? demande Keith.

— Que vous m’ayez vue toute nue.

Keith étouffe un juron et ferme la portière en secouant la tête comme pour faire comprendre qu’elle est siphonnée. C’est peut-être le cas. Peut-être le sommes-nous tous, mais impossible pour Keith et moi de retenir notre rire plus longtemps.

Betty prend une longue douche, et je commande des pizzas que nous gobons en deux bouchées. C’est tellement bon de l’avoir de nouveau parmi nous, même si ses yeux sont voilés et qu’elle paraît plus vieille et plus fragile.

— Pourquoi est-ce que tu n’es pas revenue, mamie ? je murmure.

Nous sommes assises sur le divan, une boîte de pizza vide devant nous.

Des larmes poignent au coin de ses yeux. Après quelques instants, elle finit par se tourner vers moi.

— Je pensais que je serais plus utile en tuant qu’en passant le plus clair de mon temps dans une ambulance. Je ne sais pas. C’est juste que… quand elle est morte… Tu n’imagines pas à quel point j’ai eu du mal à ne pas garder ma forme animale. Je voulais demeurer sauvage et tuer sans avoir à réfléchir. Et c’est toujours le cas.

Je ferme la boîte de pizza en soupirant.

— Ça doit être agréable de ne pas avoir à réfléchir.

— Oui, mais c’est pour les trouillards, dit-elle après une courte pause. J’étais une trouillarde.

— Tu souffrais.

— Dans ces moments-là, on est censé se battre, et non se laisser aller ! lance-t-elle avec une pointe de mépris dans la voix.

— C’était peut-être ta façon de te battre. Ce n’était ni la bonne ni la mauvaise, mais juste la façon de Betty White.

Nous avons eu notre lot d’émotions pour la soirée. Nick et moi sommes censés patrouiller ensemble ce soir encore, mais, comme il n’est toujours pas rentré à dix-huit heures, je déblaye l’allée et les marches pour la huit millième fois et m’apprête à partir seule. Mais, soudain, tout se passe très vite. Ça commence par cette horrible odeur de pourriture et de mort, et ça se poursuit avec un coup sur ma tête et ma chute dans la neige.