Rapport hebdomadaire : du 14/12 au 21/12

Patrouille/Unité : Patrouille J

Informations pour les postes concernés : 14/12 : L’agent David Seacreast a enregistré une déclaration de vol à Brooklyn au sujet de métal dérobé dans une maison de location. L’enquête se poursuit. L’agent Jennifer Roberts a enregistré un avis de personne portée disparue à Bedford concernant un jeune homme de quinze ans vu pour la dernière fois à l’auberge de jeunesse. Le FBI a repris l’enquête.

— Tu veux encore des spaghettis ?

Le ton brusque et inattendu de Nick me fait bondir de ma chaise. Tout en le regardant passer une main dans ses cheveux de jais trempés par la neige, je tente de masquer ma surprise et fais comme si tout était normal. Mais c’est un gros mensonge. Même le temps n’est pas normal. Une telle surabondance de neige n’est pas quelque chose d’ordinaire dans l’est du Maine, même en décembre. Mais nous risquons l’Apocalypse, et ce « charmant » déluge neigeux en est l’un de ses signes avant-coureurs. C’est pour cela qu’il y a une sorte d’étrave fixée à l’avant du pick-up de ma grand-mère, que j’ai des ampoules aux mains à force de pelleter et que les cheveux de Nick sont trempés par la neige (que la chaleur de la maison a fait fondre).

— Ça ira, merci, dis-je.

L’espace d’un instant, j’ai l’impression que nous formons un vieux couple de mariés qui s’est disputé au sujet du budget courses, mais les choses ne sont pas si simples. Nous ne sommes ni vieux ni mariés.

C’est mon ex-petit ami, enfin je pense. Nous ne nous sommes jamais officiellement séparés. Désormais, nous vivons une relation embarrassante chargée de toute cette tension sous-jacente. Il enroule des spaghettis autour de sa fourchette et émet une sorte de grognement pour conclure la conversation.

L’une des conditions fixées par ma mère pour que je reste dans le Maine au lieu de la suivre en Caroline du Sud, où elle doit terminer son contrat, était que Nick reste avec moi, dans la maison de ma grand-mère qui a disparu. En des circonstances ordinaires, une mère (en particulier une sudiste – en particulier ma mère) ne laisserait jamais deux adolescents dans la même maison sans personne pour les surveiller la nuit, mais les circonstances sont tout sauf ordinaires. Laissez-moi vous expliquer pourquoi :

1. D’abominables lutins de taille humaine menés par un roi lutin nommé Frank/Beliel ont lancé une attaque contre nous. Ils sont également aidés d’Isla, l’horrible mère d’Astley. Astley est un roi lutin pacifique. Eh oui, ça existe.

2. Frank et ses lutins maléfiques kidnappent des jeunes garçons et les tuent après les avoir torturés et vidés de leur âme.

3. Ils viennent tout juste de se mettre à kidnapper des jeunes filles.

4. Ce même lutin diabolique a tué Nick et l’a envoyé dans un lieu mythique nommé Walhalla, où seules les créatures féeriques peuvent aller.

5. J’ai dû me transformer en lutin pour m’y rendre.

6. Nick déteste les lutins.

7. Du coup, Nick me déteste, maintenant, même si je l’ai sauvé.

Nick ne m’a pas officiellement dit qu’il me détestait, mais, en vérité, il ne me dit pas grand-chose. Même pendant que je vous parle en poussant mes spaghettis au bord de mon assiette, il détourne les yeux. Il fixe son repas si intensément qu’il me donne l’impression de mémoriser le moindre spaghetti. Ce silence palpable et douloureux fait crépiter l’atmosphère.

Je repousse mon assiette jaune poussin et me force à observer son jeune visage déjà rude : la barbe naissante sur ses joues, les traces sombres sous ses yeux et la ligne que forme sa bouche jusqu’à dissimuler ses lèvres. Je fais tourner ma fourchette et la pose sur mon assiette, m’armant de courage pour ce qui peut suivre. Mais, honnêtement, rien ne pourrait être pire que ce silence.

— Tu sais, lui dis-je. Tu peux me détester et me parler quand même.

Il lève les yeux et croise les miens l’espace d’une microseconde.

— Par exemple, tu détestais Ian, mais tu lui parlais. Je détestais Megan et je lui parlais, j’ajoute en faisant allusion aux deux horribles lutins qui s’étaient fait passer pour des lycéens humains avant de se faire tuer dans cette guerre qui ne cesse d’enfler. La haine et l’impolitesse ne vont pas forcément de pair.

Ouille ! Je n’arrive pas à croire que j’ai utilisé l’expression « de pair ». Voilà que je me mets à parler comme ma mère.

Ma fourchette en bambou perd l’équilibre et glisse de l’assiette dans un claquement sonore ; je la ramasse. Je pourrais tuer Nick avec cette fourchette, pour vous donner un aperçu de ma force. Enfin, pas vraiment le tuer, parce que c’est un redoutable loup-garou, mais je pourrais lui faire mal. Si seulement j’en avais envie.

— Je ne te déteste pas, Zara. Je déteste cette situation. Je déteste le fait qu’à ton arrivée, tu étais une fille normale, déprimée et pacifique qui se battait pour les droits de l’homme et la paix, et que, maintenant, tu sois… ça. Tu passais tes nuits à pourchasser le mal. Maintenant, tu tues sans ciller, c’est une véritable routine. Je déteste ce que tu es devenue.

Sa voix fissure la tension ambiante et dissipe mes idées décousues. Avant même que je puisse lui répondre, il se lève et se dirige vers l’évier avec son assiette.

Je tente de contrôler ma montée d’adrénaline, de ne pas pleurer, de ne pas me laisser envahir par la rage provoquée par sa remarque.

Il vide son assiette en céramique en la raclant avec sa fourchette en métal.

— Je vais ranger. Va te préparer. C’est à nous de patrouiller ce soir.

Je le sais, ça. Je sais que c’est au tour de notre équipe de débusquer des lutins, mais ça ne me remonte pas le moral pour autant. Je n’aurais jamais imaginé craindre de passer du temps seule avec Nick, mais c’est pourtant le cas. J’aimerais qu’Astley soit là. Je suis sûre que lui ne dirait pas qu’il déteste ce que je suis, si je redevenais humaine d’un coup de baguette magique. D’abord, qu’est-ce qui est aussi détestable dans ce que je suis aujourd’hui ? Je suis un lutin. Une machine à tuer qui porte des jeans arborant des symboles de paix. Qui protège ses amis et cette ville en train de virer à l’anarchie. Quelqu’un qui mange un peu trop souvent des spaghettis.

Mais c’est ma vie, désormais, et ça me va très bien. J’aimerais juste que ce soit également le cas de Nick. C’est lui, la vraie machine de guerre, ici, le massacreur loup-garou, et le fait que je puisse désormais protéger les autres avec lui semble le déranger. C’est sûrement parce que je manque de testostérone. Toute cette histoire commence franchement à m’agacer.

— Il nous faudrait plus de monde pour patrouiller, je lance pour la énième fois depuis deux jours.

— Ce serait trop dangereux. Les humains ne peuvent pas se battre contre les lutins.

— On pourrait former une armée, les entraîner. J’en ai beaucoup parlé avec Devyn.

— Ça reviendrait à les envoyer au massacre.

Il ne sert à rien de discuter. Nous avons déjà essayé, en vain. Je me lève et fixe les larges épaules de Nick, tourné vers l’évier. Tandis qu’il ouvre le robinet, leurs muscles suivent le mouvement de ses bras. L’eau s’écoule, emportant avec elle les morceaux de spaghettis qui finiront broyés dans le compacteur de déchets. Tout disparaît si facilement. Les choses bien tangibles peuvent soudain s’évanouir en un claquement de doigts. Grand-mère Betty me manque. Elle s’est enfuie, s’est transformée en tigre et a disparu. À chaque patrouille, je la cherche, mais elle n’est jamais là. Et Nick me manque aussi. Il est là, lui, mais il est constamment sur les nerfs. Rien à voir avec l’ancien Nick.

En allant poser mon assiette sur le plan de travail, à côté de lui, je lui souffle :

— En tout cas, j’ai l’impression que tu me détestes.

— Tu te trompes, répond-il en s’emparant de mon assiette pour la passer sous l’eau chaude.

Trois mots. Il vient de me gratifier de trois petits mots plutôt rassurants.

J’imagine que je n’aurai pas droit à plus, alors je lance :

— Je vais me préparer !

Il hoche la tête.

Tu te trompes.

Voilà ce qu’il m’a dit. En principe, lorsque les gens s’accrochent à trois petits mots, ces mots sont « Je t’aime », mais, pour moi, c’est « Tu te trompes ». C’est plutôt triste, je m’en rends bien compte. Mais, tout en m’habillant pour sortir, je m’accroche toujours à ces mots comme si c’était tout ce qui me reliait à un éventuel bonheur futur.

D’abord, il nous faut déblayer l’allée à cause de la neige qui ne cesse de s’accumuler. Une fois que c’est fait, nous lançons le pick-up en direction du lycée et de l’auberge de jeunesse. Dans le plus grand silence, nous passons devant la première église baptiste, qui est en vérité une caravane, l’église ayant brûlé durant l’été et n’ayant pas encore été reconstruite. C’est assez difficile de reconstruire une église lorsque les gens ne cessent de disparaître. Les roues du pick-up fendent la neige fondue devant les entrepôts entourés d’une immense barrière de barbelés, puis la supérette Bedford Falls, où on trouve ces délicieux petits pains, la station-service où un policier fait le plein de sa voiture de patrouille et toutes ces petites maisons recouvertes d’aluminium et de bardeaux. À travers les carreaux des fenêtres, les lumières illuminent la nuit et le paysage neigeux. Tout est silencieux. La plupart des gens ont trop peur de quitter leur domicile la nuit tombée, désormais. Avant, il y avait un couvre-feu pour les mineurs, mais la situation a tellement empiré que pratiquement plus personne ne le viole.

Je gare le pick-up de ma grand-mère sur le parking du lycée sous le regard silencieux de Nick. Notre destination : la voie ferrée, qui mène dans la forêt, où nous avons déniché les plus gros groupes jusqu’ici. Les lutins de Frank doivent sûrement vivre dans le coin.

Ce soir, Astley et Becca chasseront en ville, ainsi qu’une autre équipe de lutins menée par Amélie et Garret. Comme ils sont très discrets, ils ont bien moins de risques de se faire repérer que moi accompagnée d’un loup géant, raison pour laquelle je nous ai choisi la forêt comme terrain de chasse. Sur le moment, ça me paraissait sensé, mais, dans l’immédiat, je me sens d’autant plus seule de devoir affronter tous ces arbres et ce ciel lourd de neige.

Nick se transforme en loup aussitôt sorti du pick-up. Je prends ses affaires et les pose sur le siège avant de verrouiller la voiture. Il se lance alors vers la voie ferrée, et je n’ai plus qu’à le suivre. Il ressent toujours le besoin d’être le loup alpha, mais, ce soir, je suis trop triste et angoissée pour m’arrêter là-dessus, pour une fois. À peine suis-je sortie du pick-up que je sens quelque chose. Je ne reconnais pas cette odeur. On dirait de la chair en décomposition, mais ce n’est pas ça. Il y a un effluve de vanille, également. Je ne bouge plus, transie de peur. C’est quelque chose de nouveau, quelque chose de puissant. Je fais lentement un tour complet sur moi-même afin d’inspecter les environs. Je retiens ma respiration et j’ai l’impression d’être observée. Puis je reprends ma position initiale. L’odeur finit par se dissiper et je me dépêche de rattraper Nick.

Sous le ciel sombre et nuageux, la neige gronde comme en pleine mission de glaciation du monde. J’ai toujours le sentiment que quelque chose ne va pas ce soir, même si l’odeur de pourriture a disparu.

— Faites que ce soit un lutin mou du genou, je marmonne. Que je puisse le battre facilement…

Je me raidis tandis que le loup à mes côtés dresse les oreilles, lève la tête et se met à grogner. Je tends la main vers son cou afin de sentir ses poils se hérisser, mais il se dégage, comme chaque fois ces derniers jours. Mon cœur se serre. D’une certaine façon, c’est la seule forme sous laquelle il peut se rapprocher ne serait-ce qu’un peu de moi.

Cela ne fait que quatre jours que j’ai sorti ce loup-garou du Walhalla, quatre jours qu’il a perdu tout souvenir de ce que j’y ai fait pour le sauver, et presque une semaine que je me suis transformée en lutin. En l’espace d’une semaine, mon cœur a été maintes fois brisé. D’ailleurs, il doit me détester, car j’en suis presque au point de préférer mourir plutôt que de voir Nick me repousser une fois de plus. Non, pas ce soir. Pas question de me complaire dans l’autoapitoiement parce que mon petit ami ne m’aime plus. Et pas question de mourir non plus.

Distraite par Nick, j’ai déjà trop hésité. Il faut que je me ressaisisse.

De ma main gantée, je sors mon couteau de l’espèce de gaine attachée à la ceinture de mon jean et m’adosse contre l’arbre. Il ne me reste plus qu’à attendre en respirant le plus discrètement possible.

Nick ne bouge pas non plus. Il attend dans un silence de loup. L’aube n’apparaîtra que dans plusieurs heures. La route la plus proche est à un peu plus d’un kilomètre derrière nous. Il n’y a plus que nous et les bois. C’est le moment idéal pour que Nick écoute ce que j’ai à lui dire. Lorsqu’il est loup, il ne peut pas parler, mais il comprend.

Non, pas question de me laisser distraire.

Il faut que je me concentre. Nick donne un coup de patte au sol, mais il reste à sa place.

La peur d’être seul s’appelle l’autophobie.

Je refuse d’être autophobe.

Mes pensées et mon esprit se doivent d’être calmes.

Calmes.

Calmes…

— Nick ! je lance. Je sais que tu m’en veux parce que je suis un lutin et que ça te rappelle…

Il pousse un grognement d’abord léger et tout bas. Je le dévisage en lui intimant silencieusement de se taire et de se contenter de m’écouter, mais soit il n’est pas télépathe, soit il ne m’écoute pas ; je parierais pour les deux à la fois. Je m’accroupis et lui tapote gentiment le flanc.

— Hé ! je sais que tu n’as pas envie d’en entendre parler, mais il faut vraiment que tu m’écoutes.

Il me jette un coup d’œil afin de voir ce que je veux. Je dresse un doigt contre mes lèvres et lui fais signe de se taire. Il grogne de nouveau, et c’est à ce moment-là que je comprends qu’il ne fait pas cela pour me dissuader de parler, ce qui serait clairement malpoli. Il grogne parce qu’il sent quelque chose.

Je pousse un gémissement. C’est malin, je me suis encore laissé distraire.

— Qu’est-ce que c’est ? je murmure dans un souffle imperceptible pour des oreilles humaines, mais je sais que Nick m’entend, lui. Combien sont-ils ?

Soudain, je le sens de nouveau. Quelque chose de massif avance dans les bois, derrière nous. Ses pas émettent un bruit râpeux, un peu comme celui du papier qui se consume. Le corps de Nick se raidit. D’un coup, un autre bruit provient de notre gauche. Encore quelque chose qui se faufile parmi les arbres. Je tente de déceler une odeur, mais j’arrive seulement à déterminer que ce n’est ni celle d’un lutin, ni celle d’un humain, ni celle d’une bête sauvage, ni ce que j’ai senti plus tôt sur le parking. Je me redresse et avance le plus délicatement possible sur la neige. L’air charrie une odeur de brûlé, de givre, de chien mouillé et de pin. Du feu. La chose qui se dirige vers nous sent le feu.

Nick et moi nous tournons en même temps. J’observe les bois, derrière mon arbre. Une lueur orangée approche. Elle sent la mort, la flamme, la rage. Elle prend la forme d’un homme, mais en deux fois plus grand. Il avance obstinément à grands pas vers nous. L’une de ses mains tient une épée envahie par les flammes. Il se rapproche. Il n’est plus qu’à une petite dizaine de mètres.

Mais qu’est-ce que c’est ?

Ce n’est pas un lutin. Je ne sais pas encore grand-chose à notre sujet, mais je suis certaine que nous ne pouvons pas prendre cette forme. Nous ne sommes pas si grands. Nous ne sommes pas composés de feu, mais, à l’instar des humains, de chair, d’os et d’appétits.

Je déglutis et saisis Nick par le poil afin de l’empêcher de se jeter sur l’homme. Il ne se dégage pas, car il a sûrement conscience que, dans le cas contraire, il nous ferait courir le risque de subir une attaque. Il pousse alors un nouveau léger grognement tandis qu’un autre géant apparaît à la suite du premier. Celui-ci n’est pas en feu, mais il est aussi imposant. Des cheveux bleus pendent sur son visage. Les muscles de ses avant-bras nus, plus larges que mes cuisses, saillent à chacun de ses mouvements. Les bottes qui lui sanglent les jambes semblent être composées de fourrure. Sa peau est aussi blanche que la neige, et un casque dissimule la plus grande partie de son visage. Il soulève en grognant une sorte de hache à deux tranchants couverte de glace.

Les bois eux-mêmes se hérissent.

Ces choses-là sont bien pires que des lutins.

Bien.

Pires.

Les monstres ne m’effraient pas… Les monstres ne m’effraient pas…

Les monstres ne m’effraient…

Mais la peur s’empare de moi, tel un coup de poing provenant de mes entrailles et essayant de s’extirper. Une seconde passe. C’est la seconde la plus longue de l’univers. Les muscles de Nick se tendent comme chaque fois qu’il s’apprête à charger. Je m’accroupis et l’enserre de mes bras pour l’empêcher de s’élancer. Il semble se débattre plus ou moins pour la forme et cède pile au moment où le premier géant, l’enflammé, brandit son épée vers le congelé. Leurs armes se percutent dans un bruit presque aussi fracassant que le tonnerre, mais en plus métallique. De la vapeur s’élève du point d’impact.

Je crois que j’ai la bouche grande ouverte, car le froid me fait soudain mal aux gencives et de la neige tombe sur ma langue. Le géant orangé brandit de nouveau son épée et charge. Le givré lève sa hache et dévie le coup. Le métal s’entrechoque dans un nouveau nuage de vapeur. L’un d’eux, l’enflammé, rugit soudain, et les arbres se mettent à trembler. Au-dessus de nos têtes, une branche prend feu et, après un petit bruit sec, commence à grésiller. En un instant, elle est submergée par des flammes gigantesques.

Je chancelle en arrière tout en tirant Nick avec moi. Et il se laisse faire. Il n’aurait jamais fait ça avant. Il aurait foncé dans le tas ou se serait au moins mis en avant pour me protéger. Mais là, j’ai l’impression qu’il est aussi terrorisé que moi. Le feu grésille au-dessus de nous et sur notre gauche, et, soudain, l’air est bien plus étouffant. La branche finit par se détacher de l’arbre et tombe dans la neige avant de se consumer. Elle est noire et toute tordue.

C’est là que je comprends : ce sont de vrais géants, et pas seulement des hommes géants. Le poitrail impressionnant des deux guerriers est entouré d’une cotte de mailles gigantesque. Leurs armes ne cessent de s’entrechoquer, et leurs mailles semblent résister jusqu’à ce qu’ils… chargent tous les deux. L’épée fend l’épaule et le cou du géant de glace, mais celui de feu présente ainsi son torse dans lequel la hache vient s’enfoncer. Le géant de feu s’effondre dans un nuage de vapeur qui s’élève vers le ciel. Aussitôt, le géant de glace tombe sur les genoux et s’écroule sur le dos. Du sang surgit de son cou en bouillonnant.

Tout est silencieux hormis les halètements et les râles d’agonie du géant de glace. Nick se met à gémir, alors, je décide de le lâcher.

— D’accord, mais fais attention.

Il s’élance vers le géant de feu, qu’il renifle méticuleusement avant de l’abandonner. Il doit être mort. Il ne bouge plus. Je ne l’entends pas respirer. Mais qu’en est-il de l’autre ?

— Lutin, souffle le géant de glace. Zara White, reine des Étoiles et des Bouleaux.

C’est mon nom. Il connaît mon nom. Je regarde Nick, qui s’est précipité auprès du géant de glace et qui renifle sa hache et sa blessure. Dans l’air encore étouffant, je l’entends pousser un léger gémissement. J’avance vers eux en oubliant le froid qui m’en empêchait jusque-là. Le géant est étalé de tout son long sur la neige. Par endroits, sa barbe est gelée ; à d’autres, elle est roussie.

— Nous allons vous chercher de l’aide, dis-je en lui serrant la main.

J’ai l’impression de toucher du métal glacial. Ma peau y reste presque collée. Ses yeux de glace sont vides, sur le point de s’éteindre. Ses muscles se relâchent peu à peu. Nous savons tous les deux qu’il est trop tard pour l’aider. Et puis, quel genre d’aide pourrais-je obtenir ? Une ambulance ? Pour un géant de glace ?

Je me repositionne de façon à pouvoir soulever légèrement sa tête du sol, mais le sang ne fait que jaillir davantage. Finalement, c’est sûrement pour le mieux, car mourir d’une mort lente et douloureuse est horrible.

— Comment connaissez-vous mon nom ? finis-je par demander.

Il ne me répond pas. Je le supplie :

— Qu’est-ce que je peux faire ? Dites-moi comment vous aider !

Sa respiration s’affaiblit. Plus loin, le corps du géant de feu grésille dans la neige. Soudain, les lèvres de celui de glace remuent, et chaque mot qui en sort semble lui demander un effort insoutenable.

— Loki s’échappera de la grotte. Vous mourrez…, devez… l’arrêter.

Je mourrai ? Est-ce qu’il parlait spécifiquement de moi ?

— Loki ?

Je cherche des réponses dans ses yeux vides.

— Loki, le dieu nordique ?

Il hoche imperceptiblement la tête. Sa voix est si faible que je dois me pencher vers lui et dresser l’oreille pour l’entendre.

— Le Ragnarok aura lieu. Je suis là pour prévenir… le roi… Il ne doit pas…

— Il ne doit pas quoi ? Quoi ? j’insiste d’une voix suppliante qui déchire la nuit, mais il n’y a rien à faire.

Sa tête tombe sur mes genoux. Il ne bouge plus. Je n’obtiendrai plus jamais de réponse de sa part.

— Merci, je murmure.

De ma main libre, je lui ferme lentement les yeux. L’espace d’un instant, c’est comme si j’étais pénétrée par son pouvoir et sa volonté glaciale. Abasourdie, je ne bouge plus. Je suis de nouveau transie.

Puis ce sentiment disparaît.

Je ne sais pas quoi faire. Dois-je le laisser ici ? Et l’autre ? Nick gémit et donne des coups de patte au sol. J’essuie ma main sur la neige afin d’en retirer le sang et ouvre mon téléphone portable. Pas de signal. Évidemment. Je prends alors une décision.

— Nous allons revenir. Nous allons trouver de l’aide pour déplacer les corps et nous les enterrerons. Ils peuvent bien rester ici l’histoire de quelques minutes, non ? je demande à Nick.

Il halète, ce que je décide de prendre comme un « oui ».

Délicatement, je dégage la tête du géant de mes genoux et la pose par terre, puis je lui embrasse la joue.

— Bon passage.

C’est tout ce que je trouve à dire. Derrière moi, à côté du corps de l’autre géant, la neige grésille toujours sous la branche qui se consume. Il se passe quelque chose. Au moment où je me retourne, le géant s’embrase. Nick glapit et recule vivement en glissant sur la neige.

Puis, aussi soudainement, le feu disparaît, emportant le géant avec lui. Il ne reste plus qu’une grosse trace noire sur le sol. Lorsque je me retourne vers le géant de glace, il n’est plus là. Il n’y a plus qu’un tas de neige. Je tends la main pour tenter de le sentir, mais tout n’est plus que vapeur.

— Ça, c’est carrément bizarre, je marmonne en m’efforçant de reculer dans la neige. On se croirait dans la quatrième dimension ! Rassure-moi, je n’ai pas halluciné ?

Nick fait rouler ses yeux de loups, ce qui est plutôt impressionnant, bien qu’agaçant.

— Super ! je lance. Merci de ton soutien.

Il se contente d’un rapide jappement en guise de réponse.

— Tu as de la chance que je ne comprenne pas le loup...

Il nous faut une vingtaine de minutes pour revenir au parking, entre le Lycée de Bedford et le terrain de softball. Nick conserve son apparence de loup tout le chemin afin que je ne le harcèle pas pour savoir si nous avons été victimes d’hallucinations ou si nous avons bien vu des géants. Je ne peux pas lui demander pourquoi je le vois si rarement sous son apparence humaine depuis qu’il est revenu, malgré le fait que nous vivions sous le même toit. Le voir à l’école ne compte pas vraiment étant donné qu’il m’y évite et n’y déjeune même pas. Sous cette forme, je ne peux pas lui poser une seule foutue question, ce qui explique sûrement pourquoi il préfère demeurer un loup silencieux.

Lorsque nous arrivons à la voiture, il repart aussitôt. Il ne me gratifie même pas d’un petit jappement affectif, comme les chiens des films de Disney. Enfin, ce n’est pas un chien, et nous ne sommes pas dans un Disney. Sinon, les lutins seraient franchement différents. Nick se contente de repartir dans les bois sans se retourner.

— C’est ça, je marmonne en ouvrant le pick-up. Ça m’a fait plaisir de te voir, moi aussi. Ça te dit qu’on aille se faire une pizza ? Parce que j’en ai ma claque des spaghettis. Tu pourrais aussi me remercier de t’avoir ramené dans le monde des vivants, non ? Enfin…

J’ajoute un soupir à ma tirade, même si c’est assez cliché. Je soupire parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. Je soupire parce que soupirer au sujet de Nick est tout ce qui me reste dans l’immédiat. C’est tout ce que j’ai : un soupir.

Je m’installe dans la voiture et démarre aussitôt, car, si un lutin malfaisant m’attaque en mode furtif, il faut que je puisse filer en un éclair. Mais lorsque je décide de laisser libre cours à mes pensées un instant, ce ne sont ni les lutins malfaisants ni Nick qui me viennent en tête. C’est ce qui s’est passé dans les bois : le combat.

Les images de l’épée plantée dans le cou du géant de glace et de celui de feu en train de s’embraser s’efforcent de marquer mon esprit au fer rouge. Frissonnante, je décide alors d’envoyer un texto à notre ami Devyn, car Devyn est un petit génie de la recherche et, occasionnellement, c’est aussi un oiseau. Il est trop tard pour appeler.

« Des géants ? Un en glace. L’autre en feu. Signe du Ragnarok ? »

Dans la mythologie nordique, le Ragnarok est cette ancienne prophétie annonçant la fin des dieux et des humains que je n’aurais jamais prise au sérieux il y a un an, mais maintenant…, maintenant… Eh bien, j’ai rencontré Odin et Thor, et je suis allée au Walhalla. Difficile de ne pas prendre quoi que ce soit au sérieux, désormais.

L’air chaud commence à jaillir dans la voiture. Je retiens mon souffle. Je me sens de nouveau observée. Je ressens comme une présence mauvaise qui n’a rien à faire là. Sur mes bras, les poils se hérissent contre le tissu de ma chemise. Pas besoin de relever mes manches pour comprendre que j’ai la chair de poule.

— Astley ? je murmure.

Je trouve cela assez pathétique qu’à chaque montée d’angoisse, j’espère qu’Astley n’est pas loin, ou Amélie, son lieutenant qui sait mettre de sacrées raclées.

— Betty ?

Peut-être que ma grand-mère rôde dans le coin afin de me protéger ? Peut-être qu’elle m’a trouvée alors que je la cherchais.

Elle ne répond pas. Personne ne répond, ce qui est une bonne chose. Les lutins malfaisants ne sont pas renommés pour leur silence.

Je résiste à la panique et à l’envie d’appeler Astley ou Issie pour le soutien physique de l’un et moral de l’autre. Je me concentre plutôt sur ma propre puissance. Je suis une reine des lutins. Je suis puissante, désormais. Il ne faut pas que je l’oublie.

Je prends une grande inspiration et enclenche la marche arrière. C’est alors que l’odeur réapparaît, violente, bien réelle, une odeur de pourriture, comme des souris mortes dans un grenier étouffant de chaleur, mais en vingt fois plus puissante.

À deux doigts de vomir, je couvre ma bouche de ma main gantée et quitte le parking avant de diriger la voiture vers la sortie du quartier. Mais, soudain, je change d’avis et freine. S’il y a quelque chose de mort dans le pick-up de ma grand-mère, il vaut mieux que je retire cette saleté avant de rentrer à la maison.

— Pourquoi moi ? je grommelle.

D’accord, je suis une guerrière, mais je ne suis pas si bonne que ça pour chercher des choses mortes, en particulier dans ma voiture. Au moment où je détache ma ceinture pour jeter un œil derrière les sièges, mon téléphone émet un bip. Il ne m’en faut pas plus pour crier. L’icône de ma boîte de réception m’indique que j’ai un nouveau message de Devyn.

Je le lis tout en retenant mon souffle.

Il ne contient que deux mots : « Pourquoi ? » et « Oui ».

Je ne réponds pas tout de suite. Je ne peux tout simplement pas. Je ferme les yeux, me cale contre l’appuie-tête et prie. L’odeur a disparu ainsi que le sentiment d’être observée. Je n’ai plus la chair de poule, mais je suis tout de même transie à l’idée de notre avenir incertain. Je monte le chauffage au maximum et prends la direction de la maison.

Une fois là-bas, je réponds enfin. « Il faut qu’on parle de Loki. » Je l’envoie à toute l’équipe.

En sortant de la voiture, je remarque les empreintes de loup tirant vers les marches du perron. Nick est déjà rentré. Lorsque je claque la portière, il apparaît sur le seuil, un sac par-dessus son épaule. Il a repris son apparence humaine et arbore l’air triste qui va avec.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Les mots sont sortis avant que je puisse les en empêcher. Il se rapproche de moi tout doucement. C’est comme si je regardais un film au ralenti. La neige tourbillonne autour de nous, de minuscules flocons s’accrochent dans ses cheveux et lui parsèment les joues. Sa voix est rauque et fatiguée.

— Zara…

Il ne prononce que mon prénom, mais cela suffit à me fendre le cœur, car il l’emplit de douleur et de regret.

Je fais un pas vers lui, lève la main et lui couvre la bouche. Dans mon ventre, je sens une boule de chagrin menacer de m’envahir.

— Ne dis rien.

Il ne peut pas. Il ne peut rien dire parce que je ne peux pas entendre quoi que ce soit de mal, de…

— Tu sembles si différente, murmure-t-il.

Ses lèvres remuent sous mes doigts et forment des syllabes blessantes.

— Tu n’es plus la Zara d’avant.

Je laisse retomber ma main. Elle n’a rien fait pour l’empêcher de dire ça. Ma métamorphose ne m’a pas empêchée de le perdre. Je dresse de nouveau la main pour caresser son visage en guise d’au revoir, mais ses mâchoires se raidissent. Je laisse alors ma main en suspens, ne sachant pas quoi faire.

— Tu m’as promis que tu m’aimerais toujours, quoi qu’il arrive, dis-je en lui rappelant le moment précédant tout juste sa mort. Tu t’en souviens ?

Il mordille sa lèvre inférieure l’espace d’un instant avant de répondre d’une voix brisée et faible.

— Je me souviens, Zara, mais…

Mon cœur s’effondre.

— Mais quoi ?

— Tu n’es plus toi. La Zara que j’aimais, la Zara humaine a disparu.

Je me retourne brusquement, car je ne peux pas le regarder en face et je ne peux pas le laisser me regarder, voir mon visage se décomposer ou mes yeux s’emplir de la rage qui monte en moi. Je couvre mon visage de mes mains tremblantes et je cède l’espace d’un instant au chagrin. Je le laisse m’entraîner dans un endroit sombre et désolé. Je connais très bien cet endroit ; je l’ai côtoyé à la mort de Nick, à celle de mon père, de Mme Nix, à la perte de mon humanité. Je sais très bien qu’en y restant trop longtemps, on n’en sort que très difficilement. Le chagrin refuse de vous quitter.

Hors de question de replonger là-dedans. Je n’en ai pas le temps. Alors, je m’efforce de reprendre mes esprits avant d’y rester piégée à jamais.

— Je suis toujours moi, Nick, gémis-je. Même Devyn l’admet, maintenant. Je suis d’une espèce différente, mais je suis la même personne. Mon âme – la partie Zara – reste la même. Seul mon corps est différent.

Je tire sur ma peau de façon un peu trop théâtrale.

— Voilà la seule chose qui a changé.

Il avance d’un pas vers moi et s’arrête.

— Non. Non, ce n’est pas exactement vrai.

Je m’intime de ne pas bouger, de ne pas aller vers lui.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il y a plus que ça, Zara.

Il lève les yeux vers le ciel, comme s’il cherchait l’aide des étoiles.

— Ton odeur est différente. Elle n’est pas aussi désagréable que celle des lutins, pour je ne sais quelle raison, mais ce n’est pas la tienne.

Je me mets alors à éclater d’un petit rire acerbe.

— Donc, tu ne m’aimes plus parce que je n’ai pas la même odeur ? C’est quoi, cette excuse minable ? Tu veux que j’aille chez Sephora m’acheter une lotion pour le corps à la lavande, comme ça tout sera comme avant ?

— Ne sois pas ridicule, Zara.

Il pousse un toussotement qui ressemble presque à un jappement.

— Ce n’est pas une excuse minable. Nous nous sommes renseignés, tu te souviens ? Les lutins n’ont pas d’âme.

— Moi, j’en ai une, dis-je en croisant les bras sur ma poitrine.

Je tape du pied par terre comme ma mère lorsqu’elle est furieuse.

Des rafales s’abattent sur nous. Avant, un vent pareil aurait pu me balayer, mais maintenant que je suis un lutin, je peux y résister. Je m’arc-boute jusqu’à ce que le pire soit passé sans lâcher Nick du regard.

— J’ai une âme, Nick.

Je me dois d’insister, c’est trop important.

C’est ridicule, ridicule et affreux. Je suis là, dans ce froid glacial, en train de dire au garçon censé être mon petit ami que j’ai une âme alors que c’est lui qui est revenu d’entre les morts. J’avoue que la situation ne manque pas d’une certaine ironie.

Des larmes coulent de ses yeux, des yeux qui refusent de se baisser et de croiser les miens. Il ne détache pas le regard du ciel neigeux.

— Je dois y aller, finit-il par dire.

— Tu nous laisses tomber, c’est ça ? glapis-je.

Je déteste ma voix lorsqu’elle trahit ma faiblesse comme ça, mais je ne peux pas contenir mes émotions plus longtemps.

— J’ai changé pour toi. J’ai changé parce que je devais te sauver. J’ai changé parce que je t’aimais. Et tu ne crois même pas que j’ai une âme. Tu ne m’aimes plus, j’ajoute d’une voix brisée.

— Zara…

Ses traits s’adoucissent un tout petit peu.

— Je n’ai jamais dit que je ne t’aimais plus.

Mon cœur s’emballe aussitôt.

— C’est vrai ?

— Oui, dit-il en secouant la tête. C’est juste que… Arrr…

Plutôt que de finir sa phrase, il s’agrippe les cheveux et les tire jusqu’à ce qu’ils forment une masse difforme. En des circonstances normales, je le recoifferais immédiatement.

Il effectue ce qu’Issie appelle le geste du capitaine Kirk, c’est-à-dire qu’il me prend les épaules – pas trop fort, mais suffisamment pour s’assurer d’avoir toute mon attention. C’est ce qu’avait l’habitude de faire Kirk dans tous ces vieux épisodes de Star Trek des années 1960. Peu m’importe qui a inventé ce geste. Le simple fait que ses mains me touchent les bras me ravit, que son visage soit à mon niveau, qu’il ait fini par accepter de me regarder. Qu’il ait fini par accepter de me parler.

— Zara.

Sa voix est profonde, passionnée, et plus basse que d’habitude.

— Il faut que tu comprennes que tu n’es pas la même. Il n’y a pas que ton odeur. Tu tues des choses. Tu tues. Tu es… liée… à ce roi, désormais.

— Astley ?

Je revois les deux branches représentant nos âmes et la façon dont elles sont vraiment liées. Est-ce possible que Nick soit au courant ? Ou ne fait-il que le ressentir ?

Il hoche la tête.

— Devyn m’a dit comment il était apparu comme par magie lorsqu’on t’a tiré dessus dans le bar. Il savait que tu étais en danger. Toi et moi ? Nous n’avons jamais eu une telle connexion. Pas comme ça.

— C’est seulement parce que c’est mon roi.

— Exactement !

Je recule d’un pas, me tourne, puis me force à lui refaire face, à le regarder droit dans les yeux. Il a l’air si grand et si fort.

Ses bottes fauves campent fermement ses pieds au sol, mais il n’est plus aussi sûr de nous. Issie, ma meilleure amie, est peut-être complètement timbrée, mais elle est sacrément calée lorsqu’il s’agit de psychologie humaine, et elle avait raison : il est jaloux.

— Ne mélange pas tout, Nick. Astley est mon roi, c’est juste…

C’est alors que je réalise que je ne peux pas vraiment expliquer quoi que ce soit. Je ne sais même pas si je dis la vérité. Je n’arrive pas à imaginer un monde sans Astley. Il a le pouvoir de m’apaiser. Et il m’accepte telle que je suis.

— Oui, nous sommes liés. Mais c’est le cas avec tous ses sujets.

— Tu te rends compte de ce que tu viens de dire ? Tu viens de te définir comme son sujet. La Zara que je connaissais n’aurait accepté d’être le sujet de personne. Elle aurait préféré mourir.

C’est vrai, je songe en déglutissant.

Nick vient poser sa main sur mon menton.

— Il te contrôle, en quelque sorte, n’est-ce pas ?

Je baisse les yeux et murmure :

— C’est mon roi. Je n’aurais pas pu te sauver sans lui. Il…, il m’a aidée.

— Ça ne change rien.

Je relève les yeux vers Nick, en train de se mordiller les lèvres.

— Je déteste le fait que tu aies dû faire ça pour moi, Zara, que tu sois l’une d’entre eux.

— Tu n’as pas vu de lutins au Walhalla ? Tu n’en as pas rencontré de bons ? dis-je en secouant la tête.

— Tu sais que je ne me souviens de rien. Pourquoi tu me le demandes ?

— Ça serait plus simple si tu te souvenais, je lâche sèchement.

Si c’était le cas, il saurait que nous avons déjà vécu cette situation, que nous nous sommes embrassés, que… Et Astley dans tout ça ? Je ne sais plus quoi penser.

— Tellement plus simple, je marmonne.

— De toute évidence, oui.

— Et si je t’assure que certains des lutins devaient être bons s’ils étaient au Walhalla ? j’insiste en montant la voix à chaque mot. Je suis l’une d’entre eux. Et Astley aussi.

À ce nom, Nick a un mouvement de recul, ce qui est des plus énervants, mais aussi compréhensible.

— Comment en es-tu si sûre, Zara ? Comment sais-tu qu’il n’a pas ses propres raisons de te manipuler depuis le départ ? Comment le sais-tu ?

— Je le sais parce que ça doit être vrai, je murmure.

— Parce que ? insiste Nick.

— Parce que si ça ne l’est pas, je ne sais pas comment je survivrai. Je ne peux pas survivre sans âme, Nick. Je ne peux pas survivre si je ne me crois pas foncièrement bonne. Avec des défauts, évidemment, mais bonne.

Le chagrin gagne de nouveau du terrain. Mais il n’est pas seul, cette fois ; il est mêlé de désespoir et de toutes sortes de sentiments terribles qui me donnent des frissons. Nick me caresse la joue avec son pouce.

— J’ai changé aussi, Zara. J’ai changé, répète-t-il comme s’il s’en rendait compte au même instant, et ses yeux noirs trahissent la peur qui en découle.

— Comment ça ?

Il secoue la tête, ouvre sa Mini et y jette son sac. La pelle appuyée contre le perron tombe dans la neige.

— Nous ne pouvons plus faire comme si nous étions encore en couple. Nous avons… Nous avons trop changé.

— Nick ? j’implore une nouvelle fois. Alors, tu pars ? Tu me laisses toute seule ?

— J’ai envie de rester un peu seul. Je serai de retour dans quelques heures, demain matin au plus tard.

Tout en pliant son long corps pour entrer dans la petite voiture, il ajoute avec un rire sarcastique :

— Tu n’es pas seule.

— Si. Sans toi, je suis seule.

Il glisse la clé dans le contact.

— C’est la chose la plus ridicule que Zara White ait jamais dite.

Puis il ferme la portière.

Puis il recule.

Puis il s’éloigne de la maison, derrière les arbres, vers la route principale.

Puis il disparaît.

Encore une fois.

Je pousse un grognement furieux à peine humain, mais la neige l’étouffe. Tout en rentrant à la maison, j’attrape la pelle et la plante dans une congère. Tout comme moi, il va falloir qu’elle attende ici que quelqu’un veuille bien de nouveau d’elle.