Questions/réponses Internet

Trey D.

Les lutins risquent-ils de mettre fin à notre monde ? Ma ville subirait une sorte d’invasion de lutins, et nous allons nous regrouper pour apprendre comment les combattre. Euh…, vous avez des idées, ou ON EST FOUTUS ?

Meilleure réponse – choisie par les votants : Enfermez ces petites créatures dans des bouteilles, comme les lucioles. En tout cas, ça a marché pour Peter Pan et Wendy. Et autre petit conseil : arrêtez les sels de bain.

Il y a une heure

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La douche m’a fait un bien fou, et Astley est désormais debout. Je me prépare et pars chez Issie afin qu’on aille ensemble à l’entraînement. Nous sommes en retard, car Issie prend un temps colossal à choisir la tenue adéquate aux « cours de guerre contre les lutins ». Sa façon de gérer des situations terribles, c’est de les ignorer. Au lieu de se soucier de l’empoisonnement d’Astley, elle se soucie de ses fringues. C’est certes une étrange méthode de survie, mais ça semble plutôt bien marcher pour elle parce que, eh ben, au final, elle survit.

— Il me faut quelque chose d’à la fois joli et pratique pour se battre, m’explique-t-elle lorsque nous montons enfin dans la voiture. Ça le fait, là, tu penses ?

Elle porte un pantalon de yoga et un t-shirt rouge qu’ils vendaient chez Gap il y a quelque temps, lorsque c’était encore la mode de se soucier de la faim dans le monde et de ce genre de choses. Elle remonte la fermeture éclair de son manteau et redresse son bonnet arc-en-ciel. De mon côté, je porte mon pantalon de jogging noir préféré et un vieux t-shirt de rock.

Sur le chemin de l’auberge de jeunesse, Issie babille au sujet de Devyn, de la nouvelle lubie de sa mère – la laque serait une arme efficace contre les criminels – et de la façon que nous pourrons obtenir nos équivalences universitaires à la fin de l’année si le lycée part à vau-l’eau. Une fois Issie garée, je prends le carton de manuels Comment survivre à une attaque de lutins sur les sièges arrière. Maintenant que je suis un lutin, c’est plus facile de transporter toutes sortes de choses.

En sortant de la voiture, Issie plisse le nez et coince ses mèches derrière ses oreilles. Un fil bleu pend de son bonnet arc-en-ciel et se mêle à ses cheveux.

Je le glisse sous son bonnet. Mais, dès que nous montons sur le trottoir, le petit fil bleu retombe et se remet à pendre solitairement. Nous entrons et tournons à gauche. Le gymnase se trouve à une extrémité de l’entrée et est précédé d’un grand bureau d’accueil. La femme juste derrière nous lance :

— Vous vous joignez à la fête ?

De l’autre côté, il y a un vestibule menant à la salle de musculation et aux vestiaires. Issie saisit la poignée du gymnase et s’immobilise.

— Put… commence-t-elle à jurer.

Je jette un coup d’œil par-dessus son épaule pour voir ce qui se passe, prête à lâcher mon carton au cas où il y aurait des lutins ou d’autres créatures terribles et dangereuses à l’intérieur. La surprise me saisit à mon tour.

— Issie…

— Je sais !

— C’est quoi, tous ces gens ?

Je tremble. Je sens tous mes membres vibrer.

— Je sais !

— Nous ignorions peut-être qu’il y avait un match de basket aujourd’hui ?

— Bon. Hypothèse rejetée. Personne n’est dans les gradins. Et il n’y a pas de ballon. Aucun arbitre. Aucune pom-pom girl. Aucune odeur de popcorn. Je crois qu’ils sont là pour nous.

Pour nous. Je déglutis péniblement.

— Bon, très bien. C’est une bonne chose. Répète après moi : c’est une bonne chose.

— C’est une bonne chose, murmure Issie.

— Le fait que la terre entière connaisse l’existence des lutins est une bonne chose, j’ajoute en m’efforçant de me convaincre.

Je lève les yeux vers les paniers de basket vides. Les filets pendent de leurs petits anneaux orangés en attendant de recevoir des ballons, en attendant qu’il y ait enfin de l’action. Je prends sur moi et déclare à haute voix, pour toutes les deux :

— Nous pouvons le faire.

— Absolument, répond Is malgré son apparence confuse.

Je scrute la foule.

— Nick vient ?

— Je crois.

— Très bien. C’est parti.

J’avance dans la salle à grands pas, comme si j’avais fait ça toute ma vie, comme si je ne m’inquiétais pas pour Astley, comme si j’étais une meneuse. Je soulève le carton.

— Votre attention, s’il vous plaît ! On va commencer !

Tout le monde s’arrête de parler, hormis Austin, qui en règle générale ne s’arrête jamais de parler. La foule commence à s’approcher de moi. Il y en a des grands, des petits, des maigres, des pas si maigres et des simplement minces. Il y a des jeunes, d’autres plus vieux, mais, d’après moi, ce sont tous des lycéens. Certains sont couverts de boutons. Certains portent des lunettes. Certains semblent plutôt perdus. Certains semblent plutôt angoissés. Et certains, tels Jay et Callie, semblent furieux et déterminés. Jay me fait un signe de tête, que je lui rends.

Cassidy me prend le carton des mains et me sourit. C’est un sourire grave, mais tout de même un sourire. Je l’imite. C’est tellement bon de la voir là, avec nous, de notre côté. Elle porte un survêtement dans le plus pur look vintage années 1970, tout de coton orange. Avec toutes ses tresses, on dirait une chanteuse de reggae. Peut-être tente-t-elle de se forger une nouvelle identité ? Je ne peux pas lui en vouloir.

Je sors l’un des manuels.

— Nous avons ramené des livres, mais il n’y en aura pas assez pour tout le monde. Il va falloir partager.

Dans une véritable bousculade, les gens viennent se servir dans le carton. Certains me remercient même, ce qui est pour le moins étonnant. Anne Kat lève les yeux vers moi en serrant son manuel contre elle. Elle porte un t-shirt blanc et un jean. Elle a les mains qui tremblent.

— C’est vrai, toute cette histoire, Zara ? demande-t-elle.

— Oui, c’est vrai.

Elle se mordille la lèvre, hoche rapidement la tête et me tourne le dos. J’ignore totalement comment elle va pouvoir se battre. En cours de sport, ses lunettes tombent chaque fois qu’elle se met à courir. Elle se fraye un chemin dans la foule et disparaît derrière les plus grands et les plus costauds.

Tout en s’emparant d’un manuel, Paul nous dit, à Is et moi :

— Il y a du monde, hein ?

— Tu en as parlé à tout le lycée ou quoi ? demande Issie.

Il hausse les épaules et, d’un geste automatique, pose la main sur sa coupe de surfeur.

— En gros, oui.

— Terrible.

Sur la pointe des pieds, Issie tend quelques manuels et en donne un à Tara Bogue.

— S’il vous plaît ! Venez prendre vos manuels ! C’est ici que ça se passe !

Sa façon de parler comme un bonimenteur me fait glousser. Elle m’imite. Je me tourne vers elle et lui murmure :

— Je n’arrive pas à croire que nous entraînons les gens à se battre contre des lutins.

— Ne me le fais pas dire !

Elle se penche en arrière pour donner un manuel à Tonisha Walsh, qui se met à le lire sur place.

— Sérieux, qui aurait pu imaginer une chose pareille ?

Elle doit percevoir le doute sur mon visage, car elle s’empresse d’ajouter :

— Tu vas très bien t’en sortir, Zara. Ne t’inquiète pas.

— On va s’en sortir, oui, dis-je en faisant un clin d’œil à Cassidy, mais je me demande toujours où peut bien être Nick.

Elle soulève le carton et crie :

— Il n’y en a plus. Nous en sortirons plus pour demain. Aujourd’hui, il va falloir partager.

Les autres se rassemblent en groupe, certains restent seuls. Leurs lotions pour le corps, leurs savons parfumés et leurs déodorants sentent le lilas, le talc et le musc. Certains feuillettent déjà le manuel. Il paraît tellement minuscule qu’on pourrait penser qu’il ne contient pas assez d’informations pour assurer leur sécurité. Je souffle sur les cheveux qui me barrent le visage, mais ils reprennent aussitôt leur place. Je les coince alors derrière l’oreille et détermine que le moment est venu de prendre les choses en main, de se préparer à la guerre.

Je m’éclaircis la gorge. Tout le monde me fixe. Jay Dahlberg croise les bras sur sa poitrine. Après s’être légèrement balancé en arrière, il décide de venir à mes côtés. Je résiste à l’envie de lui tenir la main. Je me contente de lui serrer amicalement l’épaule. Il se détend légèrement et je le lâche. Quelqu’un lance son manteau dans le panier de basket. Il balance quelques instants avant de s’écrouler par terre.

Je me tourne vers la foule et déclare :

— Bien, l’heure est venue d’apprendre à botter le cul des lutins !

Issie et moi expliquons d’abord rapidement qui sont les lutins malfaisants et ce qu’ils sont capables de faire. Puis nous nous mettons à l’échauffement, qui consiste à traverser le gymnase en courant et apprendre à faire volte-face. Je leur fais faire des abdos et des pompes. Tout est une question de coordination et de force dans les bras, et, malheureusement, beaucoup d’entre eux n’ont rien de tout cela. Les joueurs de basket se débrouillent. Oui, c’est à peu près tout.

Apparemment, chaque année, les élèves de quatrième du collège de Bedford organisent une fête médiévale. Les garçons fabriquent des armes en mousse et se les vendent. Tous les garçons qui m’entourent aujourd’hui ont emporté chacun, pour l’entraînement, deux ou trois épées en mousse grise. Nous passons en simulation de combat, et je les observe sauter, plonger et parer tout en leur donnant des conseils quand c’est possible.

— J’oublierai de préciser cela dans mon dossier d’entrée en fac, dis-je tandis que Callie donne une raclée à Paul avec son sabre en mousse.

Dans un moment de distraction, Paul me regarde et me lance :

— Tu crois qu’on survivra jusque-là ?

Callie en profite pour lui planter son coude dans le ventre. Il tombe à genoux et se protège la tête de ses mains.

— Je me rends ! Je me rends !

Callie sautille de joie, et Nick traverse le gymnase à grands pas. Il vient sûrement tout juste d’arriver.

Il se penche vers moi en croisant les bras. Après quelques balbutiements, il finit par lâcher :

— Les vrais lutins ne seront pas aussi faciles à battre.

J’acquiesce tout en regardant Callie aider Paul à se relever.

— Je sais.

— Et des épées de mousse ne sont pas de vraies armes, ajoute-t-il.

Quelqu’un simule un cri.

Quelqu’un d’autre hurle : « Meurs, saleté de lutin ! »

— Je sais. Nous allons avoir de vraies armes.

— Et comment ?

Nick se gratte le crâne, juste au-dessus de l’oreille.

— Je connais un site Internet qui peut nous en envoyer sous deux jours. On y trouve des haches, des épées, des arbalètes et tout ce qu’il faut.

Nick hoche la tête.

— D’accord. Désolé d’être en retard. Je chassais.

— Je sais.

Je n’ajoute pas qu’il sent la mort, ce qui est une bonne chose, car, jusqu’à aujourd’hui, il était toujours rentré sans aucune odeur sur lui, comme s’il s’était figé sur place, dans les bois, comme s’il n’était pas parti chasser du tout. Je repense à sa paralysie, lorsque les géants nous sont apparus. Peut-être la mort l’a-t-elle changé ? Peut-être a-t-il perdu en courage ? Mais je n’insiste pas, je ne lui demande rien, comme j’aurais pu le faire avant. Je le laisse tranquille.

— Et au niveau des armes sérieuses ? demande-t-il.

Je ne comprends pas immédiatement de quoi il parle.

— Des flingues ?

— Oui.

— Seuls ceux qui savent chasser sont bons, je lui explique en regrettant qu’il n’ait pas été là au moment où nous en avons discuté avec Dev. Pas besoin de les entraîner, donc. Ils ne peuvent pas les emmener à l’école, et la loi veut qu’ils les conservent dans leur voiture lorsqu’ils se déplacent.

— Je ne suis pas certain que la loi ait encore beaucoup d’importance, ironise Nick.

— Ouais… Enfin, de toute façon, impossible d’obtenir une arme à feu en dessous de dix-huit ans et sans vérification des antécédents. Ça prend du temps. Et puis ça ne s’avère pas être l’arme la plus efficace contre les lutins, à moins d’avoir des balles en fer. Attends. En quoi sont faites les balles ?

Il hausse les épaules.

— Peu importe. Elles peuvent au moins les ralentir.

— C’est vrai.

Nous restons là un moment, puis je décide soudain que c’en est trop. Tout le monde sait parer les attaques, mais c’est trop lent. Trop… humain. Je grimpe sur les gradins et hurle :

— Hé !

Personne ne fait attention à moi.

Je fais une nouvelle tentative en me servant de mes mains pour amplifier ma voix.

— Hé !

Rien.

Issie roule les yeux et grimpe jusqu’à moi en manquant de tomber. Elle a du mal à évaluer l’espace entre chaque marche. Je la rattrape par le bras, et elle se redresse et murmure :

— Laisse-moi faire, d’accord ?

— Pas de souci. Bonne chance.

— HÉ ! S’IL VOUS PLAÎT ! ZARA AIMERAIT VOUS PARLER !

Sa voix puissante est tout sauf ce à quoi je me serais attendue de la part d’Issie la chuchoteuse.

— Ouah ! Is, je murmure tandis que tout le monde se tourne vers nous. J’ignorais que tu avais ça en toi.

— Ça s’appelle la projection. Cours de technique vocale, en primaire.

Elle me gratifie d’un grand sourire et s’assoit aussitôt.

— Et puis je voulais tester le rôle de la « responsable à la grosse voix ».

Elle est tellement chou que je n’ai qu’une envie : la serrer dans mes bras. Mais tout le monde me regarde et attend. C’est moi qui mène désormais. Moi. Ça fait bizarre. Je m’éclaircis la voix.

— Bon, vous vous débrouillez tous très bien, mais les lutins sont plus rapides que les humains. Ils sont aussi plus malins. Ce sont les prédateurs, et vous, vous êtes les proies. Il faut vous y préparer.

— Qui a dit que nous n’étions pas prêts ? demande Austin avec son air d’athlète effronté et son épée en mousse le long du corps.

Ce n’était pas le genre de réaction que j’attendais. Je me hérisse. Issie murmure « Oh ! oh ! » et je me lance aussitôt en bas des marches en un seul bond avant d’atterrir avec souplesse et félinité. J’entends quelqu’un haleter de surprise. J’avance alors furtivement vers Austin.

— Tu es prêt ? je lui demande.

— Tu n’as même pas d’arme, se moque-t-il de moi en faisant ricaner certains de ses camarades.

— Les lutins n’en ont pas besoin.

— Frimeuse ! lance Brianne Cox.

— Je ne lui donne pas deux minutes dans un combat, dit Paul.

— Non. Je l’ai vue se battre, l’autre soir. Elle est carrément douée, insiste Callie.

Je décide de les ignorer.

— Très bien ! lance Austin en brandissant son épée du haut de sa carrure d’athlète d’un mètre quatre-vingt-quinze.

— Contrôle-toi, Zara ! me crie Cassidy.

En moins d’une seconde, je glisse jusqu’à lui. Il soulève son épée pour me l’abattre sur le crâne, mais mon crâne n’est déjà plus là. Je suis derrière lui. Il se tourne, mais je m’empare de son bras armé, le tords et en profite pour lui donner un coup dans les genoux. Je m’assure seulement de ne pas frapper trop fort, car le but n’est pas de le blesser.

Le coup lui suffit à perdre son équilibre et à chuter. Je lui arrache alors l’épée des mains, la lance en l’air et la rattrape. Lorsqu’il touche le sol, je suis en train de pointer sa poitrine avec l’arme.

Il bredouille un juron. De la sueur perle sur son front.

— La vache… Mais comment tu as fait ça ? lâche Cierra, à la limite de l’idolâtrie.

Les joues empourprées, je me recule. Je le regarde se hisser sur ses pieds tout en ne sachant pas quoi répondre. Il ne sait plus où se mettre. Je sens désormais la peur chez lui aussi. Elle a une odeur de steak ; j’en frissonne. Je lui relance son épée.

— C’est comme ça que se battent les lutins, dis-je en ignorant la question de Cierra. Ils ne se battent pas à la loyale. Ils se battent à mort. Ils se battent pour s’amuser. Ils ne se battent pas comme vous.

Je recule en écartant les cheveux qui me barrent le visage.

— Elle n’est même pas essoufflée, murmure quelqu’un.

Je lance un coup d’œil à Issie en me mordant les lèvres. Elle saisit le message et frappe dans ses mains.

— Allez, on se bat pour de vrai cette fois. N’ayez pas peur des bleus. Vous avez des épées en mousse. Vous ne pouvez pas vous faire très mal.

Je retourne dans les gradins et m’empare du manuel d’entraînement sur lequel nous avons travaillé hier soir. Il est temps de passer aux exercices. Nous les faisons se mettre en ligne et je leur crie des directives : « Plonge en avant », « Tends plus le bras », « Ressaisis-toi ». Je les fais recommencer, encore et encore, jusqu’à ce qu’ils soient tous courbaturés. Je leur crie :

— Lorsque vous voulez tuer à l’épée, tout est une question de savoir fermer la distance et de parer sans cesse les attaques ! Et si vous voulez survivre, tout est une question de savoir garder cette distance tout en ne lâchant pas le prédateur des yeux. Vous allez donc apprendre à plonger en arrière, maintenant. Choisissez un partenaire. L’un attaque, l’autre se défend.

Je marque une pause, le temps qu’ils se mettent deux par deux. Ils se déplacent lentement, déjà épuisés après si peu d’entraînement.

— Allez, c’est parti. À gauche, vous vous défendez. À droite, vous attaquez. On plonge. On plonge. Levez vos épées ! Levez vos épées, j’ai dit ! Ne vous quittez pas des yeux. Plus vite. Plongez. Parez. Plongez.

— Zara.

Cassidy m’attrape par les épaules et tire mes cheveux pour former une queue de cheval. Ça me fait mal et, à la fois, ça me fait du bien qu’on s’occupe de moi.

— Tu as de la visite ! lance-t-elle.

Elle pointe d’un coup de coude la porte du gymnase tout en fixant mes cheveux à l’aide d’un élastique. Je lève les yeux et découvre Astley, dans toute sa blonde majesté. Ses bras appuyés contre le chambranle de la porte forment une croix, et ses lèvres sont pincées. Il sécrète une odeur de douleur.

— Il n’a pas l’air content.

— Tu lui as dit qu’on s’était lancés là-dedans ? me demande-t-elle.

— Non, il était occupé à mourir. Et moi, j’étais occupée à l’aider à vivre. Tu sais ce que c’est, les priorités…

Elle me tapote l’épaule et me pousse vers la porte. Je passe sous le panier de basket et observe ses boucles faites de je ne sais quelle façon. Il n’y a qu’un fil, mais il est tordu dans tous les sens jusqu’à ressembler à un tas de diamants. Il a un but. Nous autres, nous sommes comme ce filet : nous avons un but. Et, vu la tête d’Astley, lui aussi en a un.

Nick me rattrape en trois enjambées, me touche l’épaule et me souffle :

— Ça va aller ?

— J’ai l’impression qu’il est furieux.

— Bien, ricane-t-il. Bien.

Je pourrais traverser le gymnase en deux secondes et le rejoindre plus rapidement qu’il n’en faudrait à un humain pour prendre une inspiration. Nous le savons tous les deux. Mais je n’en fais rien. J’avance vers lui lentement tout en me rappelant la première fois où je l’ai vu. Ça ne fait pas si longtemps que ça. Je courais le long du chemin de fer désaffecté qui traverse la voie d’accès au lycée. J’avais tourné à gauche, vers Bedford Building Supply et les bois, où il y a des pistes de cross. La neige recouvrait tout, mais j’avais des chaussures à pointes pour éviter de glisser. Il était attaché à un arbre, blessé, à deux doigts de mourir. Je savais que c’était un lutin, mais je l’avais quand même détaché. Je lui avais aussitôt accordé ma confiance.

Astley, désormais les mains sur les hanches, porte de nouveau sa veste cargo. Il a enfilé un jean sombre taille basse et il paraît…, il paraît ultra-furieux, pâle et plutôt mal en point.

— Qu’est-ce qui se passe ici ? lance-t-il.

Je m’arrête tout près de lui afin de le soutenir s’il vient à chanceler.

— Nous nous entraînons, et toi, tu devrais être en train de te reposer.

Il ignore ma remarque.

— Vous vous entraînez pour quoi ?

— Pour combattre les lutins.

L’atmosphère me paraît soudain chargée d’électricité. La colère qui s’échappe d’Astley est rougeâtre, âpre, et je peux presque la sentir. Son visage se durcit, mais il ne lève pas la voix. Il se contente de lâcher à toute vitesse :

— Tu ne peux pas faire ce genre de choses sans m’en parler auparavant.

— Pourquoi ?

— Parce que ça a d’énormes implications, Zara.

Il détourne les yeux. Un muscle tressaute dans sa mâchoire.

J’attends qu’il continue, mais il n’en fait rien. Il y a une alarme à incendie sur le mur. Je résiste à l’envie d’aller briser le verre, de tirer le levier et d’entendre la sonnerie rugir, tellement j’ai envie de fuir cet endroit et cette horrible tension.

— Et… ? dis-je plutôt.

Il pousse un grognement, me tourne le dos et part dans le couloir. Je décide de le suivre. En un éclair, il monte l’escalier menant à l’étage du dessus et il redescend en un bond, faisant une nouvelle fois étalage de la vitesse et de la puissance des lutins, malgré le fait qu’hier encore, il était sur le point de mourir.

— Je n’ai aucune envie que tu viennes me consulter chaque fois que tu veux faire quelque chose, Zara. Mais ça ? C’est énorme. Le haut conseil nous sanctionnera. Tu as révélé notre existence à tous ces humains. Tu n’as aucune idée des implications. Cela fait des siècles que nous nous cachons, Zara, des siècles ! En une journée, tu as ruiné tout ce dur travail.

Il marque une pause et tangue légèrement.

— Voilà ce qui arrive quand je me fais empoisonner.

— Les temps ont changé, je réponds.

Ma lèvre saigne. J’ai dû la mordre trop fort. Je l’essuie avec ma main. Mon sang est de la même couleur que l’alarme incendie. J’inspire profondément, soulagée. Chaque fois que je vois mon sang, je suis folle de joie qu’il ne soit pas bleu. Il attrape ma main et l’enveloppe complètement de la sienne.

— Astley, tu n’es pas toi-même, dis-je en tentant de retirer ma main.

Mais il ne me lâche pas. L’espace d’un instant, nous restons ainsi. L’espace d’un instant, aucun de nous ne fait un geste. Je tente de lui intimer mentalement de se calmer, d’être bon. Ses yeux finissent par s’adoucir, et son étreinte se desserre. Je sais que je pourrais retirer ma main, mais je ne le fais pas. Je fais en sorte de contenir ma colère et de réchauffer ma voix, et je me mets à m’expliquer.

— Je n’ai pas dénoncé les lutins. Ils l’ont fait eux-mêmes, avec l’incident du bus de Sumner. Ils l’ont fait en kidnappant et en tuant le fils Beardsley et en kidnappant Jay. Ce n’est pas moi qui ai fait ça. C’est mon père. C’est Frank. C’est ta mère. Pas moi. Je me dois de protéger ces gens. C’est mon devoir, Astley. Il n’est pas seulement question d’empêcher l’Apocalypse. Il est question que chacun puisse se défendre, se battre et savoir ce qui tue leurs amis. Comment pourrais-je ne pas faire ça ? Comment peux-tu même m’en vouloir ?

— Je ne peux pas, dit-il en inspirant.

J’aperçois furtivement ses dents, au coin de sa bouche, et il paraît terriblement jeune, soudain, jeune et vulnérable. Il lève sa main libre et se gratte derrière l’oreille. C’est là que je remarque ses yeux.

— Tes yeux sont verts.

Je tente de comprendre.

— Ils changent de couleur. Ils étaient comme ça quand je t’ai connu, mais ensuite…

— Ils ont été bleus, puis argentés. Oui.

— Pourquoi ?

— Ça dépend de toi, de mes réactions vis-à-vis de toi, de mon énergie.

J’attends qu’il m’en dise plus, en vain. Les cris des autres, dans le gymnase, résonnent dans le couloir.

— Ils semblent si innocents, finit-il par dire. Ils ne peuvent pas comprendre la réelle étendue de notre férocité, de notre faim.

— Je sais.

Il me lâche la main et vient me caresser la joue avant même que je puisse réagir. Puis il se retourne brusquement et se dirige vers la porte du gymnase. Je ne bouge pas. Je me contente de regarder les différentes expressions qui lui traversent le visage, les sentiments qui s’en écoulent sous forme de couleurs. La résignation est bleue. Sa douleur est d’un jaune profond. Le désespoir est d’un brun très foncé qui vire au noir.

— Tu ne fais que les préparer à se faire massacrer.

Il revient alors vers moi, ayant soudain regagné toute sa puissance. Nick avait utilisé le même mot : « massacre ». Ses épaules semblent s’être élargies et ses traits sont fermes.

— Je m’excuse d’avoir dit ça. Tu ne serais pas ma reine, si tu ne te souciais pas de ton peuple, et je me dois de reconnaître que les humains sont toujours tes semblables, tout autant que les lutins.

Je ne dis rien. Il lève de nouveau la main pour effleurer mon visage, mais je m’écarte suffisamment pour qu’il le remarque.

— Il va falloir que tu apprennes à me faire confiance. Je t’en prie, parle-moi avant de prendre des décisions avec des implications aussi colossales.

Puis il part en franchissant les portes d’entrée vitrées, laissant derrière lui une traînée de poussière dorée. Je m’accroupis et la touche du bout du doigt. La poussière scintille et colle à ma peau. Je me frotte les mains tout en me relevant, mais elle ne quitte pas mon doigt. Je m’empresse d’envoyer un texto à Becca et Amélie pour leur demander de le trouver et de le protéger. Il ne devrait pas être en train de se balader alors qu’il vient tout juste d’échapper à la mort. Il donne l’impression de pouvoir s’écrouler à tout moment.

Issie ouvre brusquement la porte du gymnase. Nick et Cassidy sont sur ses talons. Ils ont tous un visage tendu, dans l’expectative.

— Ça n’avait pas l’air d’aller ! lance Nick. Il t’a encore contrariée, je parie ?

Issie hoquette. Je pose les yeux sur Nick et Cassidy, et derrière eux se trouvent tous les autres. Ils me dévisagent. Jay Dahlberg est à leur tête. Les mâchoires serrées, il lâche :

— C’en était un, pas vrai ?

Je hoche la tête.

— Oui, mais il n’est pas mauvais. Laissez-moi vous expliquer.

Ils attendent.

— Tous les lutins ne sont pas mauvais. Ceux qui ne savent pas contrôler leurs appétits le sont. Ils se mettent alors à torturer les gens et à se nourrir de leur énergie. Je ne sais pas vraiment quel genre d’énergie. J’imagine que c’est leur force vitale ou…

— Leur âme, m’interrompt Nick. Ils se nourrissent des âmes des gens en les tourmentant. Visiblement, plus la personne a peur et a mal, plus ils obtiennent d’énergie et de plaisir. Ils se servent en principe de jeunes hommes. Mais une fois que la situation devient incontrôlable, ça peut être n’importe qui. Et c’est exactement ce qui est en train de se passer.

Un murmure traverse la foule. Certains semblent effrayés, d’autres, furieux.

Je reprends la parole.

— Mais tous les lutins ne sont pas comme ça. À vrai dire, ça dépend énormément de leur roi. Ils sont en quelque sorte liés à la stabilité émotionnelle de leur roi. Et les rois mettent leur stabilité émotionnelle entre les mains de leur reine. Ils sont tous liés entre eux. Ce n’est pas de la télépathie. Je dirais plutôt que c’est comme s’ils formaient une espèce d’entité à plusieurs facettes.

Ils me regardent désormais tous d’un air absent. Craignant de les avoir perdus, je rajoute aussitôt d’un ton plus autoritaire :

— En tout cas, celui que vous venez de voir, Astley, n’est pas d’ici, et c’est un bon roi. Lui et ses semblables essaient de nous aider à maîtriser les mauvais lutins.

— Et comment tu sais qu’il est bon ? demande Jay.

— Je le sais, c’est tout. Il fait preuve de beaucoup de volonté pour nous aider.

— Et il est stable ? s’enquiert Austin en se rapprochant.

— Super stable, répond Issie.

Elle fait un signe de tête en souriant.

— Très, très stable.

— Alors qui est sa reine ?

J’ignore qui a posé cette question. Je n’ai pas vu. J’ouvre la bouche pour répondre.

Nick le fait à ma place.

— C’est Zara. Zara est un lutin désormais. Et c’est sa reine.

Une foule de questions s’ensuit, ainsi que de nombreux arguments pour les réconforter, et ce qui était censé être un entraînement devient un cours d’introduction sur les lutins ainsi qu’un vrai interrogatoire pour moi. Cassidy et Is répondent à beaucoup de questions à ma place. Nick renvoie les gens au manuel, et tout le monde finit par retourner dans le gymnase. Je repense à ce que m’ont dit Nick et Astley, que je les préparais à se faire massacrer, mais je suis obligée de me dire qu’il vaut mieux qu’ils sachent. N’est-ce pas ? Il n’y a plus le choix.

Nick, qui tient la porte d’une main, se tourne vers moi et me fait signe de les rejoindre, de venir me préparer à la guerre avec eux.

J’obtempère.

Après une longue journée à essayer d’entraîner nos amis et leurs camarades, nous nous efforçons de comprendre pourquoi la mère d’Astley a tenté de l’empoisonner, en dehors de ce qui paraît évident : elle veut sa mort.

— Je veux connaître le pourquoi, je ne cesse de répéter.

Nick, Cassidy, Issie et moi sommes en train de nettoyer le gymnase. Les autres sont pratiquement tous partis. Des bouteilles d’eau traînent ici et là, parmi des bouts de papier.

— Parfois, on ne découvre jamais le pourquoi, dit Nick en jetant un mouchoir dans la poubelle. Dans ce cas-là, il faut oublier le pourquoi, se concentrer sur la situation concrète et aller de l’avant.

Je me demande s’il parle de la tentative de meurtre ou bien de nous.