Transcription d’un appel au service d’urgences

Le garçon : J’entends mon nom. Dans les bois, près de la route, quelqu’un prononce mon nom.

Service d’urgences : Où es-tu ?

Le garçon : Vous avez entendu ?

Service d’urgences : Petit, il faut que je sache où tu es pour pouvoir t’envoyer de l’aide.

Le garçon : Shore Road, près de Water Street. Je suis à pied. Oh !… J’entends…

Service d’urgences : Allo ? Allo ?

J’ai du mal à trouver mes amis dans la foule qui grouille, en bas, mais, soudain, je vois un chemin se former, dans ma direction, parmi tous ces gens. Nick s’efforce d’avancer au milieu des morts, les autres sur ses talons.

J’entends le filet de voix d’Issie crier : « Pardon ! Désolée ! Excusez-nous. »

Je ne peux m’empêcher de sourire. Soudain, Astley doit en avoir assez, car il bondit de la foule comme une flèche et atterrit sur le balcon à côté de Hel et moi. Il parvient à se poser sur un pied et chancelle un peu, mais il ne tombe pas.

Une fois qu’il a retrouvé son équilibre, il pose les yeux sur Hel, avec qui il échange des salutations formelles, puis il lâche :

— Nous geler était franchement déplacé !

Elle hausse un sourcil.

— Il fallait que je parle seul à seul avec Zara. Oses-tu me confronter dans mon propre royaume, roi des Étoiles, et soutenir que ma façon de faire est injustifiée ?

— Oui. Non. C’est juste que…

— Tu peux constater que la reine va bien et que vous êtes dégelés. Ne me fais pas regretter mon hospitalité ! lance-t-elle comme un avertissement.

Puis elle s’éloigne un petit peu et demande à un homme de venir l’assister. Dès qu’elle a disparu, Astley me prend dans ses bras et me soulève du sol en me faisant tourner.

— Tu as été brillante ! s’extasie-t-il. C’était un discours digne d’une reine.

— Pas de pyjama-lapins cette fois, je plaisante.

— J’étais si fier de toi que j’en ai presque oublié d’en vouloir à Hel, dit-il en m’embrassant le crâne avant de me reposer.

Tandis que Nick, Issie et Amélie se rapprochent, je lui attrape le bras et murmure :

— J’ai vu mon père.

Il écarquille les yeux.

— Lequel ?

Je lui explique que c’était mon beau-père, celui qui m’a élevée, et son sourire s’élargit tellement que son visage peut à peine le contenir.

— Mais c’est merveilleux !

Emporté par la joie, il me fait de nouveau tourner, et je ris avec lui, me laissant envahir par le bonheur avant que les autres n’arrivent. Ils grimpent l’escalier à toute vitesse, et, lorsqu’ils sont enfin là, nous partageons un court moment de gêne. J’ai les pieds plantés au sol. Issie rayonne de bonheur malgré le fait qu’elle était gelée il y a encore peu de temps. Nick semble à la fois furieux et désemparé.

— Franchement ! lance-t-il en brisant le silence alors qu’il observe les alentours, je n’imaginais pas du tout Hel comme ça.

— Moi non plus ! gazouille Issie. Je le voyais beaucoup moins gelé à l’extérieur, avec des démons, des fourches et des flammes de l’enfer partout. C’est tout de même vachement mieux.

Amélie hausse un sourcil.

Soudain, la voix de Hel résonne, bien plus impérieuse que tout à l’heure. Elle semble être composée de plusieurs couches de profondeur.

— J’espère que c’est une agréable surprise.

Issie est bouche bée. J’imagine que voir une femme gigantesque à moitié zombie de loin n’est pas aussi traumatisant qu’en être toute proche. Issie bégaie, mais elle tend la main.

— Vous devez être Hel. Ra-ravie de-de vous rencontrer. Moi, c’est Issie.

— Je suis enchantée de te rencontrer, Isabelle.

Hel lui serre la main en souriant. À son crédit, le frémissement de dégoût d’Issie est à peine perceptible. Hel salue les autres et se tourne vers moi.

— Il est temps pour vous de repartir.

Je hoche la tête. J’ai un nœud à l’estomac. Bizarrement, je me sens en sécurité, ici. Et, à vrai dire, je pense qu’elle va me manquer.

— Si cela ne vous dérange pas de nous donner des provisions, dit Astley, nous vous en serions très reconnaissants. Votre pays est froid, et notre groupe compte des humains.

Avec un sourire, Hel nous fait signe de la suivre. Elle nous amène dans la longue salle aux miroirs et aux fenêtres, et nous rassemble autour d’un vitrail qui la dépeint sur une terre gelée, en train de plonger la main au-dessus d’elle, dans une terre chaude.

— Tenez-vous les mains, ordonne-t-elle.

Je saisis celle d’Astley et celle de Nick, car ils sont tous les deux autour de moi, et, l’espace d’un instant, je me sens mal. Mais cette sensation passe parce que le monde se met à miroiter et à vibrer, et, soudain, c’est comme si tous mes atomes avaient explosé avant de se reconstituer aussi brusquement.

Nick lâche un juron. Astley me serre la main plus fort. Tout est soudain baigné d’une lumière blanche aveuglante. Qui disparaît brutalement. Je résiste à l’envie de me frotter les yeux et garde les mains dans les leurs tandis que le monde réapparaît devant nous.

Nick grogne et lâche la main d’Issie et la mienne. Il regarde tout autour de nous, à l’affût d’une quelconque menace.

— Attendez. On est… commence Issie.

Nous sommes de nouveau en Islande, juste à côté de notre refuge. L’air est glacial, et je me sens soudain épuisée, perdue et stimulée par ce qui vient de se passer.

— Nous nous sommes téléportés ! conclut Issie. Comme dans Star Trek ou Harry Potter. Non ! Comme dans Doctor Who, dans cet épisode avec les Sontariens et le jeune génie, ou n’importe quel épisode de Doctor Who, en fait, si on prend en compte le Tardis ! La vache ! C’est le truc le plus cool que j’aie jamais fait ! Wouuuuu !

Elle sautille sur place, visiblement galvanisée. Me voyant rire, elle se jette sur moi, me serre dans ses bras et répète :

— C’est le truc le plus cool que j’aie jamais fait !

Nick laisse tomber sa vigilance et sourit.

— Le monde peut s’arrêter, mais au moins Issie s’est fait téléporter.

— Attendez que je le raconte à Devyn ! Il va être ultra-jaloux ! Il se mettra à expliquer comment fonctionnent les lois de la physique, et blablabla, que la téléportation est absolument impossible, mais il sera quand même ultraaaaaaaaa-jaloux ! lance-t-elle tout sourire en me lâchant. J’aurais aimé qu’il puisse le faire aussi.

— Il peut déjà voler, Is, dis-je. Et se transformer. Ce sont des choses plutôt impossibles, normalement.

— Oui, c’est vrai. Je le lui dirai la prochaine fois qu’il me sortira la carte « le voyage dans le temps est impossible ».

Je redresse son bonnet, tout de travers, et annonce tout haut :

— Retournons à l’aéroport. Il est temps de rentrer à la maison.

Sur le chemin de l’aéroport, je leur raconte ce qui s’est passé avec Hel, l’importance de la magie et de l’armée, son insistance pour que nous nous montrions proactifs et non réactifs vis-à-vis des lutins de Frank, ce qui signifie que c’est à nous de lancer les hostilités.

— Mais comment s’y prendre ? demande Issie.

— On pourrait les appâter, j’explique. Nous les faisons se réunir dans un endroit particulier, où ils penseront obtenir quelque chose qu’ils désirent, quelque chose qui n’est pas protégé. Puis nous les attaquons.

— Et si c’est ce qu’ils attendent de nous ? lance Astley.

Il remue sur son siège, décolle sa ceinture de sécurité de sa poitrine, attrape son téléphone dans sa poche arrière et se réinstalle.

— Eh bien…

De toute évidence, je n’ai pas encore envisagé toutes les éventualités, mais ce n’est pas grave.

— Si nous engageons un combat, nous pouvons éliminer les lutins de Frank, sauver Bedford une fois pour toutes et nous concentrer davantage sur cette histoire d’Apocalypse.

— Et c’est quoi, l’appât ? grogne Nick.

— Moi.

— Pas question ! crie-t-il. Pas question.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, dit Astley, plus calmement.

— Et pourquoi servirais-tu d’appât ? demande Amélie. Tu es humaine, désormais.

J’explique que Frank voudra tout de même de moi. Il tentera de me retransformer afin que je devienne sa reine. Il s’en fichera, si je meurs lors de la transformation. Il veut juste essayer.

Durant tout le trajet, nous débattons de ce qu’il faut faire ou non. Le ciel est noir, mais il fait bon dans la voiture grâce à notre chaleur corporelle et notre agitation. Au bout d’un moment, je m’appuie sur mon siège, ferme les yeux et laisse les autres cogiter. Je sais que mon plan est fiable. Je sais aussi qu’il est dangereux, mais ça m’est égal. Je relève suffisamment la manche de ma parka afin de pouvoir toucher la montre de mon père. Elle me donne de l’espoir et de la force. Lorsque je lève les yeux, je vois mes amis. Je les écoute débattre, et, même si ça peut paraître gnangnan, je me sens déborder d’amour pour eux. Peu importe l’issue, ça en vaut la peine. Ça vaut la peine de les sauver. Je n’ai pas le moindre doute là-dessus.

Dès que nous traversons une zone qui a du signal, j’appelle Betty.

— Putain de merde ! jure-t-elle par-dessus le bruit de la sirène de l’ambulance. Mais où étais-tu, enfin ? Qu’est-ce qui se passe ?

J’expire, j’inspire et me blottis davantage contre Issie.

— Eh bien, pour commencer, je suis de nouveau humaine.

— Très, très humaine, confirme Issie en voulant me planter un baiser sur la joue, mais elle atterrit dans mes cheveux.

— Très, très humaine, je répète.

Puis je lui raconte tout le reste. Lorsque j’ai terminé, nous sommes à mi-chemin, et Betty souffle d’une voix calme :

— Nous allons donc lancer les hostilités.

— Oui.

Je jette un œil à mes amis. Ils paraissent déjà fatigués, ils ont les traits tirés, et le stress a creusé les joues d’Issie, durci les lèvres de Nick, dessiné des cernes sous les yeux d’Astley, et poussé Amélie à triturer ses dreadlocks.

— Eh bien ! lance Betty. J’imagine qu’il va falloir fournir un peu plus d’armes à nos ados.

Lorsque je raccroche, nous laissons un silence reposant s’installer. C’est un des hommes d’Astley qui conduit, et il me paraît fiable malgré son costume et sa grosse moustache démodée. Il a un tatouage sur la nuque. C’est une langue que je ne connais pas.

Je pose les yeux sur Nick et Astley. Nick est assis devant, à côté du conducteur, et Astley est juste derrière lui, avec Amélie. Issie et moi sommes au fond de la camionnette, et Issie s’est endormie, la main serrant son téléphone portable. Je redirige mon regard vers Astley. Je pourrais le toucher en tendant simplement le bras si je le voulais. Je pourrais tirer sur son bonnet, attirer son attention, lui demander ce qu’il pense de moi maintenant que je suis de nouveau humaine, et quelles sont nos chances, d’après lui, de survivre à tout ça.

C’est maintenant ou jamais, à vrai dire. Le temps nous est compté, et je ne peux pas faire marche arrière et retourner à mon ancienne vie – une vie sans neige, sans mort ou sans Apocalypse imminente, une vie sans lutins, sans métamorphes et sans dieux. Je dois trouver un moyen de stopper la fin du monde. Et j’y arriverai.

Je coince mes cheveux derrière mes oreilles, redresse mon bonnet et pousse une espèce de soupir. Derrière les vitres, le paysage s’étend à perte de vue. Ça fait déjà quelque temps que nous roulons. J’écarte les doigts et observe ma peau humaine. Elle est pâle. Elle est faible. Comment puis-je stopper la fin du monde si je n’ai aucun pouvoir magique ? Cette idée me perturbe. Le doute s’insinue dans mon ventre et y creuse un trou. Soudain, Astley se retourne.

— Tu vas bien ? murmure-t-il.

Un haussement d’épaules est la meilleure parade que je puisse trouver pour ne pas avoir à répondre. Astley frotte ses joues mal rasées et, soudain, il détourne les yeux et les plante derrière moi.

— Nous sommes suivis.

Je me retourne pour regarder.

— Ne te retourne pas ! s’écrie-t-il, mais c’est trop tard.

Il se penche en avant et prévient le conducteur, mais nous ne pouvons rien faire. Nous sommes sur une longue bande d’asphalte entourée par les plaines. Il n’y a aucune sortie. Nulle part où tourner.

— Peut-être qu’ils ne nous suivent pas, je suggère. Tu envisages tout de suite le pire. Pourquoi auraient-ils besoin de nous suivre ?

— Afin de nous intimider, répond Amélie, les dents serrées.

Elle entrouvre davantage la bouche pour continuer :

— Ou peut-être qu’ils savent que nous sommes allés à Hel et que nous avons plus d’informations pour pouvoir les arrêter.

— À peine assez, dit Nick, qu’Astley est enfin parvenu à réveiller en le secouant.

Il grogne légèrement.

— On a à peine assez d’informations.

— Ou alors, il veut te retransformer, dit Astley en plissant les yeux. Tout de suite, tant que nous sommes plus faibles et loin de nos camarades.

— Où sommes-nous ? je m’enquiers auprès du conducteur, qui ne cesse de jeter des coups d’œil au rétroviseur.

— Ils accélèrent, nous prévient-il.

Nous accélérons aussi.

— Ils ne se laissent pas distancer, dit-il.

Nous accélérons encore.

— Ils ne se laissent toujours pas distancer, répète-t-il.

Astley sort son téléphone et compose un numéro à la hâte.

— Tu appelles qui ? lui demande Amélie.

— La police. Je vais leur signaler la présence d’un conducteur dangereux. J’espère qu’ils vont se déplacer.

J’imagine que c’est ce qu’il fait, car il arrête de parler notre langue. Au bout d’une minute, il referme son téléphone.

— Ils vont se déplacer.

— Oui, mais quand ? demande Amélie.

Un miroir à la main, elle tente de garder un œil sur la voiture noire, derrière nous. C’est un quatre-quatre qui nous a tout l’air d’être robuste.

— Parce qu’ils sont…

La camionnette est soudain secouée violemment vers l’avant et fait une embardée. Ma ceinture de sécurité s’enfonce dans mes côtes. Les jurons fusent. Issie se réveille en marmonnant, déconfite. Je tente de la rassurer et lui explique ce qui se passe, mais, au même moment, la camionnette est de nouveau secouée et se met à zigzaguer, tandis que le conducteur s’efforce d’en garder le contrôle.

— Je déteste ces satanés lutins, et je déteste cette satanée Apocalypse, et je déteste cette satanée Islande, grogne Nick en se tournant vers nous. Quelqu’un aurait un revolver ?

Non, personne.

— Mais comment ça se fait ? lance-t-il d’une voix à la limite de l’hystérie. Nous sommes en mission pour sauver le monde et personne n’a de revolver !

Sa voix monte d’un nouveau cran dans les aigus. Je préviens les autres :

— Il se transforme ! Merde, merde, merde !

La voiture nous percute de nouveau. L’arrière de la camionnette est désormais bien plus proche d’Issie et moi. La vitre du pare-brise tremble. Je détache la ceinture d’Issie et la fais s’installer sur la rangée de devant.

Elle s’assoit et s’attache. Un loup grogne sur le siège passager. Il se tourne et lance un regard noir à Amélie et Astley.

— Pas eux ! je hurle. Pas eux. Gentils lutins, Nick. Gentils lutins !

Son grognement s’amplifie, et il balance la gueule vers le conducteur. Est-ce qu’il est en train de se ranger sur le bas-côté ? Oui, c’est exactement ce qu’il est en train de faire en souriant. Et soudain, je comprends qu’il est avec eux, que c’est un infiltré.

— Attaque-le ! je hurle. Attaque-le ! Le méchant est juste là ! Attaque-le !