Rapport hebdomadaire : du 14/12 au 21/12
Patrouille/Unité : Patrouille J
Informations pour les postes concernés : 15/12 : L’agent David Seacreast a enregistré une déclaration d’activité suspicieuse sur Surry Road. Le plaignant, un mineur, a déclaré avoir entendu quelqu’un chuchoter son nom dans les bois, près de chez lui. L’agent Seacreast a déclaré n’avoir trouvé aucune empreinte mais avoir entendu des rires dans les bois. Possible émetteur radio dans les arbres dans le but de faire une mauvaise blague ? L’enquête se poursuit.
Je m’écroule sur le lit, épuisée. La maison a une odeur différente, sans personne d’autre que moi à l’intérieur. Elle n’a pas cette odeur de vie, ces bonnes émanations de mauvaise nourriture, de spaghettis brûlés, de fourrure de tigre. Il y a deux mois, ma mère m’a envoyée vivre ici, dans le Maine. J’ai grandi à Charleston, en Caroline du Sud, où le monde est bien plus chaud et bourré de fleurs, mais lorsque mon père – mon beau-père, pour être exacte – est mort, j’ai pas mal déprimé, et ma mère m’a envoyée ici pour vivre avec sa mère à lui, grand-mère Betty, qui est urgentiste. En vérité, ma mère m’a envoyée ici parce qu’elle craignait que mon père biologique, un roi lutin, me pourchasse et tente de me kidnapper. Elle l’avait vu à Charleston. D’après elle, je serais plus sûre avec Betty parce que Betty est un tigre-garou. Je sais, c’est bizarre, mais ces deux derniers mois, je me suis plutôt habituée à tout ce qui est bizarre.
Du bout du pied, je pousse de mon lit mes comptes rendus pour Amnesty International ainsi que les quelques enveloppes timbrées que ma mère m’a achetées à la poste avant de partir. Le tout tombe par terre pour former un tas confus de papiers.
Je sais que c’est égoïste, mais j’aimerais que ma mère apparaisse à la porte vêtue d’un pantalon de pyjama écossais et d’un t-shirt des Flogging Molly pour papoter avec moi. Mais elle ne peut pas, et, comme elle va se coucher tôt, j’appelle Issie.
— Ça n’a pas été trop dur, ce soir ? demande-t-elle.
— Pas de lutins, à part moi, évidemment. Mais l’étrangeté était au rendez-vous.
— C’est quoi, cette histoire, avec Loki ? murmure-t-elle.
Sa mère n’apprécie pas qu’elle soit au téléphone si tard. J’ignore sa question et lance :
— Nick est parti.
— Quoi ?
— Il est parti, Issie. Il m’a dit que je n’avais pas d’âme, puis il est parti.
Un sanglot accompagne mes paroles. Je lâche légèrement le téléphone, qui glisse sur mon épaule.
— C’est pas vrai ! crie-t-elle.
Puis elle reprend quelques secondes plus tard :
— Merde, ma mère m’a entendue. Je te rappelle dès que je peux.
Je perçois un bruit de froissement avant qu’elle ne raccroche. Je regarde l’écran de mon téléphone : appel terminé. L’écran s’éteint, mais je continue à le fixer, comme si je l’intimais à sonner. Trois longues minutes plus tard, elle me rappelle.
Elle lance dans un murmure exaspéré :
— Me revoilà. Je dois être hyper discrète.
Je me niche confortablement sur le lit, fixe le plafond et lui explique rapidement ce qui s’est passé, que Nick m’a reproché de ne plus être « moi ».
Après un silence gêné, Issie prend la parole :
— C’est juste difficile de s’y faire.
— Je suis toujours moi. Je ne suis pas devenue malfaisante en un claquement de doigts.
— Mais tu es différente.
Je me redresse et observe mes pieds.
— Comment ça ?
— Tu es plus dure, plus sûre de toi.
— Et ce n’est pas bien ?
— Si… dit-elle en cherchant ses mots.
— Et pourquoi je ne serais pas différente à cause des choses difficiles que j’ai vécues ? À cause de la mort de madame Nix, du fait de voir Nick mourir, ou de la disparition de ma grand-mère ? Et si c’était juste à force de m’évertuer à sauver les autres ?
— Peut-être. Je sais seulement que tu as changé, et en mieux. Peu importe la raison. Je suis presque jalouse. Enfin, pas de ton faciès bleuté ni de tes dents pointues quand tu n’es plus protégée par ton charme. Mais, quelque part, j’aimerais être meilleure que je ne le suis actuellement. D’après Devyn, je fais une crise d’identité parce que je suis humaine… Mais attends, on ne parle pas de moi, là ! Excuse-moi, je crains grave comme amie ! On parlait de toi. Laisse-moi te dire une chose : Zara White, tu es grandiose.
Son murmure prend soudain un niveau sonore bien plus élevé, et c’est la voix exaspérée d’Issie la menteuse que j’entends :
— Non, maman ! Pourquoi tu as pris mon téléphone ? Peut-être que je parlais dans mon sommeil !
Clic.
Fin de la conversation. Pauvre Issie. Elle n’a vraiment le droit de rien faire, avec sa mère.
Je regarde mon téléphone avec un hochement de tête tout en assimilant ce qu’Issie vient de me dire.
— Très bien.
Après avoir éteint la lumière, l’espace d’un instant, je fais comme si tout allait bien, que les paroles de Nick ne m’avaient pas blessée, que grand-mère Betty allait revenir, que nous allions nous débarrasser de tous ces lutins malfaisants, que cette histoire d’Apocalypse était une grosse farce, et que mes intestins n’allaient plus jamais me torturer.
Mais ça ne marche pas et, plutôt que de me montrer courageuse et stoïque, je commence à faire la moue comme si la tristesse pompait mes traits à petit feu. Je me demande si je suis encore dissimulée par mon charme ou non, mais, en fait, je m’en fiche.
Je suis toute seule dans le noir, en train de pleurer, et personne n’est là pour me voir ou pour me dire que je suis laide, monstrueuse, sans âme ou que sais-je encore. Je suis seule, affreusement seule.
C’est alors que je réalise à quel point je n’ai pas envie de cette solitude. On ne devrait pas être seul lorsqu’on est triste. J’aimerais tellement que maman ou grand-mère Betty soient là pour me serrer dans leurs bras, me bercer et me faire croire que tout ira bien. C’est ce que font les gens qui vous aiment : ils vous serrent fort et vous mentent. Ils vous disent que vous avez de l’importance, que tout ira bien, même si chacun sait que c’est tout sauf vrai.
J’entends quelque chose cogner contre ma fenêtre. Je me frotte les yeux, me lève en trébuchant et pousse le store pour découvrir Astley, le visage rongé par l’inquiétude.
— Laisse-moi entrer, dit-il en planant devant moi, dans le ciel neigeux.
Les flocons qui lui tombent sur le visage fondent aussitôt au contact de sa peau chaude.
J’ouvre le store et la fenêtre tout en m’efforçant de tenir sur mes jambes. C’est comme si le fait d’avoir pleuré avait consumé toute mon énergie et ma volonté, à tel point que je peux à peine tenir debout. Il bondit aussitôt à l’intérieur et referme la fenêtre et le store derrière lui afin de bloquer le froid. Puis il m’agrippe les bras et me dévisage.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il me faut une petite minute pour parler. Je ne peux pas le dire de nouveau à voix haute, c’est impossible. Et je devrais plutôt lui parler des géants, et non de Nick.
— Nick est parti ? demande-t-il avant même que j’ouvre la bouche.
Je parviens à hocher la tête et me dégage de ses bras pour m’écrouler sur le lit.
— Oh ! Zara…
Astley retire son manteau couvert de neige, le pose sur ma chaise et vient s’asseoir près de mon corps de nouveau en position fœtale. Il me presse l’épaule, un peu gêné, avant d’ajouter :
— C’est un idiot.
— Il me prend pour un monstre, dis-je d’une toute petite voix avant de m’éclaircir la gorge.
— Parce que tu es un lutin ?
Il paraît épuisé et furieux, et chaque mot qu’il prononce est un petit son tendu.
Je renifle et me remets à sangloter convulsivement. Il me serre alors dans ses bras, comme j’espérais que quelqu’un le fasse ce soir.
— Le seul monstre dans cette histoire, c’est l’intolérance, marmonne-t-il dans mes cheveux.
— Il a peur, dis-je en tentant de prendre sa défense. Ça n’a pas été facile pour lui, dernièrement.
— Pour nous non plus, répond Astley. Mais nous ne sommes pas intolérants pour autant. Tu ne l’es pas, toi.
— Parce que tu m’as montré que j’avais tort, dis-je en hoquetant, trop fatiguée pour penser ou faire quoi que ce soit d’autre que de rester agrippée au pull d’Astley, de m’accrocher à la seule chaleur qu’il me reste.
Il m’attire davantage contre lui et m’entoure de ses jambes. Il sent bon la nuit froide et le déodorant.
— Tu n’avais pas besoin que je te montre. Tu le savais déjà.
Il se met alors à me bercer tout doucement, et c’est aussi agréable que dans les bras de mon beau-père lorsque, toute petite, je me blessais en tombant ou que quelqu’un me disait que ma coiffure était moche ou que j’étais trop pâle ou autre méchanceté puérile. Je me sens aussi bien qu’à l’époque. Envahie par ce sentiment de sécurité, je me laisse aller, je m’accroche à lui, Astley, roi des lutins, et je pleure et sanglote et renifle jusqu’à ce que mes poumons soient prêts à éclater de chagrin et que je ne puisse plus rien voir à cause des épaisses larmes qui coulent de mes yeux et qui couvrent le monde, ma chambre, tout, d’un voile brumeux.
J’ai mal.
— Ça va aller, souffle-t-il ce mensonge contre le haut de mon crâne. Nous serons en sécurité, et les gens t’aimeront.
J’ai tellement envie de le croire que j’y arrive presque, mais je me contente de dire :
— Toi aussi.
— Tu essaies de me rassurer ? se met-il à rire. Ce n’est pas moi qui en ai besoin pour l’instant.
C’est vrai, mais je m’inquiète pour lui. Je me soucie de ce qui arrivera à ses lutins s’il perd sa bonté ou se fait blesser. Les lutins sont liés au bien-être de leur roi. Si le roi est faible, les lutins deviennent sauvages et pompent leur énergie aux garçons qu’ils torturent, ne se souciant que de leurs propres appétits.
Pour quelqu’un comme Astley, ce doit être une énorme pression de savoir que de sa santé dépendent tant de choses, surtout en de telles circonstances. J’aimerais lui retirer cette charge, lui permettre de mener une vie où il pourrait se détendre et sourire tout le temps. Il a un sourire magnifique.
— Raconte-moi un conte de fées, je murmure. Raconte-moi quelque chose de bon, une chose à laquelle je puisse me raccrocher lorsque tout cela sera fini.
Je sens les muscles de sa poitrine se raidir.
— T’ai-je déjà parlé de notre domaine, sur l’île de Skye ?
Je fais non de la tête.
— Lorsque tout cela sera fini, je t’y emmènerai. À une époque, c’était un château, transmis par la famille de mon père. Le château se trouve toujours sur la propriété, mais il y a un endroit bien plus chaleureux que tu adorerais. C’est une sorte de manoir. Il y a un jardin d’azalées qui s’étire autour de chemins herbeux et de murs de pierre. On peut y sentir la mer et entendre les phoques qui viennent grogner sur la côte.
— Ça a l’air bien, je murmure. Il n’y a pas de neige ?
— Non, pas de neige, rit-il. C’est un endroit calme et magnifique. Il n’y a ni batailles ni guerre.
— Est-ce qu’on y mange bien ?
Mon estomac en gargouille.
— Très bien. Il n’y a pas de spaghettis.
— Et on y est heureux ?
— Totalement.
— Et on y a une âme ?
— Absolument. Nous y avons une âme irréprochable.
— Ça me plaît bien.
Sa voix est si suave et si belle.
— J’en étais sûr.
Astley s’en va avant que mon alarme ne se déclenche. Il y a encore son odeur, je sais donc qu’il est parti il y a peu de temps, et je sens aussi l’absence de Nick. C’est comme si on me jetait un seau d’eau glacée sur le cœur.
Mon téléphone m’indique que j’ai plusieurs messages.
Issie : « Zara ? Je suis désolée. Ça va ? »
Devyn : « Loki ? Pourquoi Loki ? »
Cassidy : « Écris-moi ! Qq chose ne va pas. Ne te chagrine pas trop. »
Issie : « M’en veux pas, stp. »
Astley : « Il faut qu’on parle dès que possible. »
Je leur réponds aussitôt et ce n’est qu’une fois sous la douche que je la ressens : une sombre présence. Une fois de plus, aucune odeur. Une fois de plus, personne autour de moi, juste ce sentiment d’être observée par quelque chose de dégueu. Je rince mon après-shampoing le plus vite possible et tends le bras pour attraper une serviette, car je n’ai aucune envie de sortir de la douche toute nue. Pour dire à quel point je flippe. À gauche de la douche, une rame polie fixée au mur sert de porte-serviettes. On ne peut pas dire que grand-mère Betty ait bon goût en matière de déco intérieure.
Mes mains agrippent le coton, et je m’entoure de la serviette en revivant toutes les scènes de douche des films d’horreur que j’ai pu voir – le psychopathe avec son couteau, le sang qui s’écoule dans le siphon… Tremblante, je sors de la douche et me retrouve dans la salle de bains lumineuse, où aucun psychopathe ne m’attend. Je ressens tout de même quelque chose.
— Peuh ! je lance en optant pour l’une des onomatopées préférées de grand-mère Betty afin de me sentir plus forte.
Sérieusement, ma vie est déjà assez flippante sans que j’aie à angoisser pour des choses qui ne sont même pas là.
Ces jours-ci, l’école n’est pas vraiment très vivante. Le Lycée de Bedford accueille environ six cents élèves, et seulement deux tiers sont venus la semaine passée. Certains parents sont trop affolés par les disparitions d’adolescents pour laisser les leurs sortir, même pour aller en cours. Les couloirs sont donc envahis d’un étrange bourdonnement alimenté par la peur. J’entre dans le bâtiment en retenant mon souffle et fais en sorte de ne pas regarder à gauche, derrière les fenêtres, dans le bureau de Mme Nix, qui s’y trouverait si je n’avais pas causé sa mort. Nick est là, quelque part, je le sens.
Issie surgit à mes côtés et m’entoure d’un bras.
— Comment va ma guerrière préférée aujourd’hui ? gazouille-t-elle. Tu n’as pas encore sauvé l’humanité ?
— J’aimerais bien.
Je cale mon sac à dos et lui donne un coup de hanche, qu’elle me rend.
— Je me suis dit qu’il vaudrait mieux garder la tête haute par rapport à cette histoire, avec Nick. Ça te va ? Parce que, si ça ne te va pas, ça me va que ça ne t’aille pas, ça te va ? Tu as compris quelque chose ?
— Plus ou moins, dis-je.
— Lorsque je pensais que Devyn appréciait Cassidy, je devais me montrer courageuse. Sinon, je n’aurais fait que pleurer à longueur de journée, et ça ne l’aurait vraiment pas fait, pour une féministe.
— Les filles ont le droit d’être tristes à cause des garçons. L’inverse est bien vrai.
— Oui, c’est vrai… répond Issie, songeuse l’espace d’un instant. Mais je ne sais pas comment concilier le girl power et le fait de pleurer comme une Madeleine. C’est un sacré dilemme.
Des élèves nous saluent d’un signe de tête en nous regardant passer. Certains discutent entre eux.
« J’ai tellement peur. »
« Je crois que ma mère est en train de chercher une solution. »
« J’ai entendu mon nom hier soir. Quelqu’un l’a chuchoté pendant que je remontais l’allée de chez moi. »
« J’aime les boulettes de viande. Il n’y a rien de mal à déguster une bonne boulette de viande. »
— Eh ! mince, ça craint, lâche Issie tandis que nous arrivons à la hauteur de Cassidy, dont les tresses sont ornées de perles noires et blanches, aujourd’hui.
Elle nous attend en souriant.
— Qu’est-ce qui craint ? demande-t-elle.
— Les garçons.
— Et toute cette atmosphère dépressive à souhait à cause de cette histoire de fin du monde, ajoute Issie.
— Ne m’en parle pas ! lance Cassidy, qui tente de lisser mes cheveux tandis que nous nous dirigeons vers la salle de cours. Au fait, Zara, je réfléchissais à ce que le géant a dit…
Nous en discutons, spéculons, allons en cours, tentons de nous concentrer. J’ai reçu des e-mails concernant les dates des divers examens d’admission à l’université ainsi que des informations sur le recrutement d’étudiants. Nous allons déjeuner. Je ne vois Nick nulle part. Encore une journée de cours à gérer. Enfin…, j’essaie.
Dans notre lycée, il y a très peu d’endroits où l’on peut utiliser son portable. Lorsque le bâtiment a été construit il y a dix ans, l’administration y a fait installer une sorte de matériau conducteur grillagé, de peur que les élèves se servent de leur téléphone pour tricher. Selon Devyn, il bloque les champs d’électricité statique, ou un truc dans le genre. On appelle ça une cage de Faraday, d’après le nom de ce scientifique anglais qui l’a inventée bien avant l’arrivée des téléphones portables et mort depuis plus d’un siècle.
D’après Issie, il y avait aussi un mec très cool nommé Daniel Faraday dans Lost. Je ne connais pas. Bref, impossible d’avoir du signal au lycée, sauf dans la bibliothèque.
Alors, quand Issie et moi quittons le bâtiment, mon téléphone m’annonce que j’ai reçu dix messages.
— Ouah ! t’as la cote ! me taquine-t-elle.
Nous descendons le trottoir en direction du parking. Un homme dans une nacelle travaille au niveau des fils électriques. Il porte un casque blanc, des gants et un manteau. Quel danger de travailler avec un tel voltage !… Malgré ses traits rudes, il paraît fragile.
Je jette un œil à mon portable.
— C’est Astley.
Issie ne dit rien. Je ne sais pas vraiment ce qu’elle pense d’Astley. Avant, il la terrifiait, mais je ne crois plus que ce soit le cas. Elle écarquille les yeux et lance :
— Et qu’est-ce qu’il veut ?
— Me voir.
— Et ? insiste-t-elle.
— Et il s’inquiète à mon sujet.
— Et ?
— Et c’est à peu près tout, dis-je en refermant le clapet de mon téléphone.
Je m’efforce de ne pas songer à ma faiblesse d’hier soir et à son incroyable gentillesse, à sa façon de me prendre dans ses bras, de me bercer, de me laisser pleurer, de me parler de sa demeure perdue sur une île écossaise. Il a joué le rôle de l’ami parfait.
Je lève les yeux vers l’homme dans la nacelle. Il est en train de serrer un boulon. Le bruit du métal qui s’entrechoque me fait grincer des dents.
— Il est au courant, pour Nick ? demande Issie en me faisant redescendre sur terre.
— Oui.
Je saisis la poignée du pick-up de grand-mère ; ça pique un peu. Il va me falloir une nouvelle pilule anti-fer.
— Il… Euh…
— Tu lui en as parlé ?
Alors que je songe que je ne lui en ai techniquement pas vraiment parlé, sa voix me parvient de la gauche, et il apparaît derrière le pick-up. Je suis tellement distraite que je ne l’ai même pas senti.
— Me parler de quoi ?
— Astley, dis-je tout en voyant ses traits prendre aussitôt un air inquiet.
Il passe devant Issie en la saluant de la tête et vient poser la main sur mon bras.
— Salut, j’articule.
Son contact est à la fois agréable et désagréable. C’est à peine si ses doigts me frôlent par-dessus les couches de tissu, mais je me sens mal, sûrement à cause de cette histoire de lutin, puis j’avoue être plutôt gênée d’avoir autant pleuré hier soir.
— Salut, répond-il.
Il a dû se rendre compte qu’il se tenait entre Issie et moi, car il se décale légèrement, lui marmonne une excuse et lance :
— J’ai essayé de te contacter toute la journée. Je n’ai pas cessé de me demander ce qui avait pu autant t’attrister et t’effrayer, hier soir. Tu aimerais m’en parler ?
— Ouh là !… marmonne Issie.
Elle enfonce son bonnet sur ses oreilles tout en m’écoutant raconter à Astley ce que Nick et moi avons vu dans les bois. L’expression du roi des lutins passe de l’inquiétude à l’agitation.
— Zara, pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?
— J’étais épuisée…
Je m’efforce de chercher des raisons qui ne m’obligent pas à expliquer la vérité : que je broyais du noir à cause de Nick et étais en même temps distraite par la gentillesse d’Astley.
— Je ne sais pas vraiment…
Ma chère Issie, dans sa plus grande horreur des conflits, interrompt le silence :
— Zara a parfois du mal à voir les choses dans leur ensemble lorsque des aspects humains sont en jeu, du genre des sentiments. C’est en partie ce qui la rend si adorable…
Nous la dévisageons tous les deux. Ma bouche a dû s’ouvrir, car elle fait discrètement le signe de la refermer en touchant son menton. Je m’efforce de me contenir pour ne pas aller la serrer dans mes bras.
Astley aussi, visiblement, qui se contente de lancer sur un ton exaspéré :
— Qu’est-ce que tu aurais ressenti si j’avais vu une chose pareille sans t’en parler ?
— J’aurais été furax, admets-je en me frottant les yeux. Je suis désolée.
— Pas besoin de t’excuser…
— Je sais, je le coupe en allant poser mon regard sur l’homme à la hauteur des fils.
Il joue avec les courants électriques, des choses qui ne connaîtront jamais de fin, des choses qui font fonctionner notre monde. Nous avons même de l’électricité en nous. Elle est partout.
La voix d’Astley est calme mais puissante, un vrai courant, en fait.
— Il faut juste que tu me fasses confiance. Nous formons une équipe, Zara. Notre peuple te soutient, et…
— Et nous aussi, ajoute Issie.
Elle croise les bras sur sa parka et se balance en avant, en appui sur ses orteils. « Nous » inclut-il toujours Nick ? Je n’en suis pas sûre.
— C’est une découverte majeure. Il faut à tout prix nous réunir d’urgence, dit Astley en sortant son téléphone de sa poche. Je vais contacter Amélie et Becca. Appelle Devyn et Cassidy. Et fais en sorte que Devyn se lance dès qu’il peut dans des recherches.
Issie et moi échangeons un regard.
— C’est déjà fait, annonce-t-elle. Et Nick ? On lui dit ?
— Est-il stable ? lâche-t-il en levant les yeux de son téléphone.
Comme je ne comprends pas vraiment ce qu’il veut dire, je répète :
— Stable ?
— Dans le sens « sain d’esprit », s’explique Astley.
— Je crois. Il est revenu d’entre les morts. Ce n’est pas comme s’il existait un traitement spécial…
Je sens la douleur enfler dans mon ventre, mais il y a autre chose. C’est un petit nœud provoqué par la volonté, la force ou quelque chose comme ça.
Astley hoche la tête. Je laisse Issie envoyer un message à Nick, car, de toute évidence, il ne veut plus avoir affaire à moi. Nous convenons de tous nous retrouver au Maine Grind, le petit café funky sur Main Street tout d’orange et de violet. Dès qu’Astley est parti, Issie pose la main sur mon bras.
— Ça va aller, Issie. Qui que soient ces géants et quelle que soit la raison de leur présence, ça va aller, dis-je en démarrant le pick-up.
La fenêtre est grande ouverte ; nous pouvons donc continuer à discuter.
— Ce n’est pas ça. Enfin, je ne te cache pas que je suis terrorisée, mais je voulais te dire quelque chose.
Elle enfonce un peu plus son bonnet sur ses oreilles.
— Au sujet de Nick ?
Elle secoue la tête.
— Non, au sujet d’Astley.
J’attends. Autour de nous, les gens rejoignent peu à peu leurs voitures. Le parking est pratiquement vide.
— Il est amoureux de toi.
Elle me dévisage et ajoute dans une colère feinte :
— Ne lève pas les yeux au ciel, jeune fille. C’est la vérité. Et je ne parle pas d’un amour du genre Je-suis-le-roi-des-lutins-et-tu-es-ma-reine. Je te parle d’un amour à la Willow et Tara, à la Spock et Kirk, à la Jack et Kate dans Lost, à la princesse Leia et Han Solo ou Olivia et Peter dans Fringe.
Connaissant à peine la moitié des personnages qu’elle vient de citer, je me contente de fermer les yeux et de poser la tête sur le volant.
— Peu importe.
— À cause de Nick ?
Je hausse les épaules.
— Même pas. Peu importe parce que tout est sens dessus dessous. Parce qu’il y a des géants dans les bois, des monstres dans les placards et que la fin du monde nous menace. Les garçons m’importent peu dans l’immédiat. Ce qui importe, c’est de survivre.
Elle ferme la portière afin de nous tenir au chaud.
— Zara White, depuis quand l’amour importe-t-il peu ?
Brigade des sapeurs-pompiers de Bedford : L’équipe a répondu au signalement d’un feu dans les bois près du Lycée de Bedford. L’incendie a clairement été constaté, mais la brigade se devra d’enquêter, étant donné qu’aucun dispositif incendiaire n’a été retrouvé. Pour toute information susceptible de faire évoluer l’enquête, merci de bien vouloir contacter le commissariat.
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Je dois déposer Issie chez elle afin que sa mère s’assure qu’elle est en un seul morceau et la force à faire ses devoirs pendant une heure. Nous nous retrouverons ensuite au Maine Grind, sur Main Street. Cette rue de Bedford se compose de deux pâtés de maisons en briques principalement de trois étages, dont la moitié affiche un gigantesque panneau à louer sur leur façade. L’extrémité de la rue est dominée par les compagnies d’assurances.
À l’autre bout, on trouve toutes sortes de magasins, dont des boutiques de créateurs, une épicerie bio, le Grand Théâtre, un restaurant, et le Maine Grind.
Ce café étant un ancien temple maçonnique, son nouveau propriétaire a tenté d’égayer son allure austère en peignant les piliers qui encadrent la porte en violet et en orange et en donnant un côté funky aux briques avec de la feuille d’or.
Cassidy et moi y allons ensemble, et elle ne me lâche pas l’avant-bras de tout le trajet. Je sais que c’est sa façon de me « lire ». Plus précisément, son côté télépathe essaie de voir en moi via mon énergie. Ça paraît stupide, mais c’est plutôt cool. Je baisse à fond la musique afin de pouvoir saisir ce que murmure Cassidy. On dirait qu’elle veut dire quelque chose d’important, mais qu’elle n’arrive pas à trouver le courage de le faire. Je le sais à sa façon d’ouvrir et de fermer la bouche.
Ce n’est qu’à mon cinquième créneau que je me tourne vers Cass, qui vient de suffoquer. Des larmes sont apparues au coin de ses yeux.
— Qu’est-ce qu’il y a ? je demande en accomplissant mon créneau et en vérifiant de nouveau que j’ai laissé suffisamment de place entre la voiture hybride devant moi et le pick-up de Betty. Cassidy ?
Sans me répondre, elle se contente de retirer lentement sa main de mon bras et la plaque dans son autre main, comme si elle avait mal.
— Je n’ai pas envie de t’en parler.
— Cass, j’insiste en regardant ses tresses balancer jusqu’à lui obscurcir le visage.
Je les dégage et les maintiens ainsi afin de voir ses yeux.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Chacun de ses gestes est difficile, lent, comme si c’était une vieille dame arthritique ou était grippée. Elle croise mon regard et je déglutis ; ses yeux sont terriblement tristes.
— La mort.
— La mienne ?
Elle hoche la tête.
J’ai envie de lâcher ses tresses. J’ai envie de hurler de frustration, de courir, de me cacher, mais je reste assise et attends malgré le fait que mon estomac me donne l’impression de s’être transformé en gigantesque amas de boue.
Plutôt que de céder à un quelconque élan dramatique, je me contente de demander :
— Tu as des détails ?
— C’est horrible.
La neige tombe en rafales. Parfois, je n’y fais même plus attention. Mais, tout de suite, je remarque ce froid qui me fait penser à un linceul.
— Je veux savoir, Cass.
Au même moment, le moteur émet un étrange cliquetis, ce qui est plutôt étonnant vu que je l’ai coupé. J’ai du mal à comprendre les pick-up.
— Je peux le gérer, Cass. Il y a une raison si tu l’as vu, alors, dis-moi, s’il te plaît. Ça va aller, je te le jure.
Ça semble fonctionner, car elle hoche vigoureusement la tête, comme si elle se convainquait que c’est la bonne chose à faire.
— Il y a du sang. Tu es dans les bras d’Astley et il brûle aussi, mais il est seulement blessé. Tu n’es plus toi-même. Les rideaux s’effondrent.
Elle ferme les yeux.
— Je suis désolée, je n’aurais pas dû te le dire.
— Non, je la rassure. Non, tu as bien fait. Nous nous devons de savoir le plus de choses possible sur ce qui est en train d’arriver. Toute piste est bonne à prendre, même si elle n’est pas des plus réjouissantes.
Elle fait un rapide hochement de tête et je lui lâche ses tresses avant de déverrouiller les portières du pick-up dans un bruit sec. Je cherche une nouvelle pilule anti-fer et la glisse dans ma bouche. Pour les lutins, le fer est synonyme de poison. Le simple fait de se trouver à proximité – comme dans une voiture – nous donne des maux de tête. Par chance, le peuple d’Astley a créé une pilule qui nous permet de le tolérer. Toutefois, mon mal de crâne ne passe pas immédiatement et il me faut attendre que la pilule fasse effet avant de pouvoir me concentrer de nouveau. C’est peut-être dû au fait qu’on vient de prédire ma mort. Il n’est que quatre heures, mais la lumière décline déjà, et une mère presse nerveusement le pas en tirant son enfant par la main. Lorsque nous sortons du pick-up, elle regarde tout autour d’elle, comme si elle s’attendait à être tuée d’un instant à l’autre. Une voiture de patrouille blanche descend la rue en faisant gicler la neige sous ses roues. C’est l’inspecteur Small. Elle nous salue de la main. Nous lui répondons de la même façon. Je sens la pilule atteindre mon estomac ; je me tourne vers Cassidy tout en appuyant sur le bouton de fermeture centralisée.
— C’est pour bientôt ? je lui demande en enjambant la neige fondue sur le trottoir. Je meurs bientôt ?
— Oui. Je crois que c’est pour bientôt.
— Tu connais l’endroit ?
Elle secoue la tête.
— Il fait sombre. Il y a un rideau qui pend jusqu’au sol. Je n’ai rien vu d’autre.
— Bon, je lance en tentant de prendre les choses à la légère pour ne pas trop l’accabler. Je n’ai plus qu’à éviter tout endroit comportant un rideau.
— C’est sérieux, Zara.
Je m’éclaircis la gorge. Je sais que c’est sérieux.
— On n’en parle à personne d’autre.
— Mais…
— Vraiment, Cass, je la coupe. Ça ne sert à rien d’inquiéter les autres. Ça ne fera que les distraire. Tu sais très bien comment les digressions sont faciles dans l’équipe. L’autre jour, Issie a passé vingt minutes à discuter de la façon qu’on devrait s’appeler. Elle voulait donner un nom à notre groupe, tu te souviens ? Et il y a eu cette fois où Devyn s’est mis à expliquer la théorie du chaos.
Elle s’arrête sur la première marche de l’entrée du café. Elle pose les mains sur ses hanches et me lance d’un ton assorti à son regard dur :
— Le sujet de ta mort n’est pas une simple digression.
— Excuse-moi… Tu as raison, dis-je en la contournant pour ouvrir la porte et en tentant de passer outre l’horrible sentiment de fatalité qui semble me broyer de l’intérieur. Je suis la seule ?
— À quoi ?
— La seule à mourir.
— Non, soupire-t-elle. Je ne crois pas.
Nick, Devyn et Issie sont déjà à l’intérieur, en train de siroter leur boisson sur des canapés de cuir. Nick me fait un petit signe de la main, comme s’il ne m’avait jamais reproché de ne pas avoir d’âme. Je l’imite, car c’est tout de même plus mature que de lui faire un doigt d’honneur. Je suis une reine lutin, désormais.
Issie nous tend deux jus de fruits qu’elle a déjà commandés, car elle sait que Cassidy et moi ne buvons pas de café, qui a sur nous un pouvoir ultra-excitant. Tout en attendant Astley et nos lutins, nous lançons la conversation sur les géants, ce que Cass vient de voir, ce que nous devons faire pour empêcher l’Apocalypse et nous occuper des lutins psychopathes qui mettent la ville sens dessus dessous.
Ce n’est pas le genre de discussion tranquille qu’on partage habituellement autour d’un café. Jay Dahlberg n’arrête pas de nous zieuter. Il est avec Callie, Paul, Cierra et d’autres élèves du lycée comme Austin et Danielle, que je ne connais pas très bien. La crête de Callie est ornée de cristaux, et Paul arbore une nouvelle coupe de surfeur. Cierra a retouché ses racines. L’espace d’un instant, je les envie presque d’avoir le temps de s’occuper de leurs cheveux, mais ce n’est pas bien. Je suis contente pour eux.
— Il se passe quelque chose par là-bas, je murmure à Issie.
Nick lève les yeux. Son regard croise celui de Jay, qui se lève.
Ses cheveux blonds lui tombent devant les yeux, ce qui assombrit légèrement son regard. Il les laisse pousser depuis qu’il s’est fait kidnapper par des lutins malfaisants. Sur lui, c’est davantage une coupe camouflage que celle d’une teen-idol ou d’une pop star, même si ça reste une coupe à la mode. Il vient vers nous et se penche au-dessus de notre table en détachant ses yeux de Nick pour les plonger dans les miens.
— Je me souviens de certaines choses.
Le silence est soudain complet, à part le léger bourdonnement de la machine à café, le ronronnement mécanique des vitrines réfrigérées et la musique. J’ai l’impression que tout mon corps tremble, même si ce n’est pas le cas. Avec un haut-le-cœur, je vois une image d’Astley en train de grimacer. Il est en retard. J’espère que tout va bien. Je sens que ce n’est pas le cas et je me mets à songer à Loki, aux géants, à la prédiction de Cassidy. Ce sentiment d’être broyée de l’intérieur ne cesse d’empirer.
Le ton sec de Jay me rappelle à la réalité. D’une voix basse et pressante, il insiste :
— Je me souviens que tu étais là, Zara. Tu m’as sauvé de ces…, ces choses. Tu m’as sorti de la maison.
Je sens la main d’Issie se poser sur mon bras. Elle tente sûrement de me rassurer, car nous savons toutes les deux que, désormais, je suis l’une de ces choses.
Plus tôt dans l’année, mon père biologique a kidnappé Jay. Il l’a torturé et attaché à un lit où des lutins se nourrissaient de son énergie – son âme, pour être exacte. Nous avons réussi à le sortir de cette maison diabolique cachée dans les bois, Devyn, Issie, Betty, Nick et moi. Il ne s’en souvenait pas.
— Il n’y a pas que le fait que Jay se souvienne de ce qui lui est arrivé, lance Callie en s’éclaircissant la voix.
Elle croise mon regard, que je m’efforce de soutenir.
— On t’a vue tabasser ce gars, l’autre soir, après le bal. Ce n’était pas de la comédie, et ce n’était pas non plus simplement parce qu’il te draguait. Tu te bats comme une malade, Zara. Comme. Une. Malade.
Après avoir pris une étrange pose typiquement masculine – qui consiste à planter un pied sur la table –, Austin lance :
— C’est quand même bizarre, Zara. Tu es Miss Pacifique, milites pour Amnesty International, écris des lettres pour les prisonniers politiques, cherches à stopper toute sorte de guerres, et on te découvre en train de mettre une raclée à quelqu’un ?
Silence général dans le groupe. Cierra et Danielle nous observent derrière leurs camarades. Avec un clin d’œil, Paul s’empare du jus de Cassidy.
— Je peux ?
Elle fait oui de la tête.
— Merci.
Paul repose le verre. Il est comme ça, toujours en train de s’insinuer dans les affaires des autres. Ça ne contrarie plus grand monde, désormais. Il croise les bras sur sa poitrine.
— Nous estimons devoir être au courant si nous sommes en danger. Si vous savez quelque chose, vous feriez mieux de nous le dire. C’est votre responsabilité.
C’est vrai. C’est notre responsabilité. Est-ce que ça me plairait de ne pas être au courant que des lutins traînent un peu partout autour de moi ? Est-ce juste de ne rien leur dire ? Mais je crains les conséquences, si nous leur dévoilons la vérité. Se sentiront-ils plus forts ou paniqueront-ils ? Et nous ne savons même pas ce qui se passe exactement.
Je lève les yeux vers Dahlberg. Il est très mignon comme ça, mais ses yeux sont blessés et presque éteints. Lorsqu’il ne se souvenait pas de ce qui s’était passé, je pensais que c’était la meilleure chose pour lui, mais peut-être le fait de ne pas savoir le hante-t-il et le consume-t-il à petit feu à force de questions sans réponses et de bribes d’images ? Je touche ma bouteille de jus de fruits du bout du doigt afin de me donner une contenance et plonge mon regard dans le sien.
— Tu commences vraiment à te souvenir ?
Il ferme alors les yeux et déglutit si difficilement que je vois sa pomme d’Adam faire l’ascenseur.
— Je me rappelle avoir été attaché à un lit. Je te revois me traîner dans cet escalier en marbre, au milieu de tous ces monstres. Il y avait un loup et un tigre dehors, dans le froid. Je sais que ça peut paraître dément, mais je sais aussi que tu m’as sauvé des griffes de quelque chose, Zara. J’en suis certain.
Dans le canapé, Devyn se penche en avant. Je lui fais un signe de tête. Nick s’éclaircit la gorge, et, simplement en le regardant, je sais qu’il est d’accord. La décision est prise.
J’aurais juste aimé qu’Astley ne soit pas si en retard, afin qu’il puisse donner son avis.
— Ils peuvent peut-être nous aider, dis-je à Nick malgré la douleur fulgurante qui s’empare de mon ventre.
Mais qu’est-ce qui se passe ? Je suis à deux doigts de m’effondrer. Je m’efforce de passer outre et dis :
— Nous ne pourrons pas tout faire seuls, même avec le peuple d’Astley. C’est juste trop démesuré pour nous.
— Je sais.
Il fait signe à Paul, Cierra, Callie, Danielle, Dahlberg et Austin de prendre des chaises.
J’ai l’impression que mon estomac est en train d’imploser. Si nous leur disons la vérité, leur innocence sera perdue à jamais. Leur perception du monde sera détruite. Si nous leur disons tout, ils pourraient le répéter à d’autres gens, qui pourraient à leur tour en parler, et de plus en plus d’êtres humains normaux finiraient par savoir que le monde n’est en rien comme ils le voyaient, que de sombres secrets sont tapis tout près d’eux, des prédateurs à l’apparence humaine qui ont des besoins, de terribles besoins.
— Oh ! mon Dieu !… lance Issie en me regardant. Tu crois qu’on a le droit de faire ça ?
Je hoche la tête. Cassidy déglutit et attrape la main d’Issie.
— C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Il faut qu’ils sachent ce qui les attend.
— Mais ça pourrait se répandre comme une traînée de poudre, insiste Issie en appuyant sa remarque du regard. Le monde entier pourrait être au courant.
— C’est le risque, dis-je. C’est un gros risque.
Ils ramènent rapidement des chaises vers la table et, une fois qu’ils sont installés, c’est au tour de Devyn de s’éclaircir la gorge.
— Très bien, commence-t-il. Nous ne savons pas tout, et ça va vous paraître incroyable, mais c’est vraiment ce qui se passe. Il y a ces créatures, les lutins…
Ils écoutent, bouche bée. Mais je sais qu’ils le croient.
Lorsque vous êtes tout petit, vous ne savez pas encore qu’il y a de mauvaises choses sur terre. C’est avant que la première petite terreur, en maternelle, ne vous fasse tomber en déclarant : « Je suis un lion et je vais te dévorer. » C’est avant que la maîtresse, en CP, ne vous mette au coin pour avoir discuté, même si ce n’était pas vous qui parliez, mais Stephen Sills. C’est avant de voir le père de votre meilleure amie frapper sa femme. C’est dans ces moments-là que vous réalisez que les gens ne sont pas toujours bons.
Et ça ne fait pas plaisir de s’en rendre compte. Ça vous embrouille l’esprit, ça vous fait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac, un peu comme les dernières bouffées d’oxygène qu’il vous reste sur Heartbreak Hill en courant le marathon de Boston. Ça fait mal et ça résonne en vous toute votre vie. Et nous voilà – Nick, Devyn, Cassidy, Issie et moi – en train de donner cet horrible coup de poing à Jay, Paul, Austin, Cierra, Danielle et Callie, en train de les observer se rendre compte que le monde entier n’est pas ce qu’il semble être, qu’il comporte des secrets, de dangereux secrets, qui n’attendent qu’à surgir.
La sueur perle sur le front de Paul, Austin est rouge écarlate et la pauvre Cierra se balance sur sa chaise tandis que Danielle lui frotte le dos. On dirait que Callie est prête à tuer. Et Jay ? Son visage dur est complètement fermé.
Devyn termine enfin son discours, et nous attendons que l’un d’eux finisse par s’exprimer. Au fond du café, un type du genre avocat réclame un triple expresso au barman, de l’autre côté du comptoir.
— Je n’ai qu’une chose à dire ! lance Callie en s’enfonçant sur sa chaise.
Elle tripote une de ses boucles d’oreilles, mais son regard est toujours braqué sur nous.
— Ouah !…
— Vous acceptez les choses aussi facilement ? lâche Issie.
Je rouvre les yeux. Paul lève les mains et hausse les épaules, comme s’il s’était déjà fait à l’idée. Je me demande l’espace d’un instant ce qu’il penserait si Cassidy lui apprenait qu’il est sur le point de mourir. Se contenterait-il d’un haussement d’épaules ?
Danielle prend la parole.
— Toute ma vie, j’ai eu le sentiment que quelque chose d’autre se tramait. Quelque chose de mal. Quelque chose… Je ne sais pas, quelque chose qui était là, mais dont je ne connaissais pas l’existence. Maintenant, je sais ce que c’est.
— C’est exactement ce que je ressentais, la rassure Cassidy. Je t’en avais même parlé, au bowling, tu te souviens, Zara ?
J’acquiesce en lui souriant. Ça me semble si loin, alors que ça doit faire moins d’un mois.
— Ça ne m’étonne pas, ajoute Callie. Sans rire, cette ville est tout sauf normale.
— Jay ? je l’interroge.
Il est plus pâle que d’habitude. Il lève les yeux et les plonge dans les miens.
— Je n’arrive pas à croire que vous ne m’en ayez pas parlé avant.
Jay répète ce qu’il vient de dire tout en gigotant des pieds. Le gauche. Le droit. C’est comme s’ils cherchaient à fuir la réalité de son kidnapping, de notre tromperie.
— Nous pensions que tu avais eu suffisamment ta dose, tente de s’expliquer Issie tandis que mon estomac est pris d’un nouvel élancement.
Mais où est donc passé Astley ?
La déception de Jay est si forte qu’il en a les mains qui tremblent. Je le comprends, je serais très déçue aussi. Je me frotte les yeux. La moindre cellule de mon corps est épuisée et attristée. C’est à cet instant que je réalise que le moment est venu : nous sommes en train de former une armée. Il faut que je sois prête à les mener, prête à les laisser risquer leur vie en se battant. Si nous voulons retrouver nos vies d’avant, il va falloir que nous nous battions tous pour.
— Je mérite de savoir ce qui m’est arrivé, dit-il en secouant la tête d’agacement et en dégageant les cheveux qui lui tombent dans les yeux.
— C’est vrai, je concède. Je suis désolée.
Il acquiesce durement et ajoute :
— Je veux tout savoir. Tout. Il nous faut un plan. Nous ne pouvons pas laisser d’autres gens subir ce que j’ai vécu.
— En effet, renchéris-je avec une détermination maximale.
Plus question de revenir en arrière, désormais.
— Devyn et moi sommes en train d’écrire une sorte de manuel qu’on a appelé Comment survivre à une attaque de lutins. Il contient tout ce que nous avons appris jusqu’ici sur la façon de battre les lutins. Nous allons vous faire des copies, puis nous commencerons à nous entraîner…
— Nous entraîner ? répète Issie en haussant un sourcil.
— Il n’y a pas d’autre choix, pas vrai ? répond Callie à ma place. Tu vas devoir nous apprendre à nous battre.
— Pas seulement nous. Giselle aussi ! lance Paul. Elle voudra faire partie de ça, et Andrew, Brad, Tyler, Blake…
Il poursuit quelques instants sa liste, et Devyn se met à taper les noms sur un fichier. Je m’enfonce sur ma chaise et ferme les yeux. La fatalité semble tomber en flèche sur moi. J’ai besoin de savoir où est Astley.
— On commence aujourd’hui ?
Callie a décidé d’interrompre la liste sans fin de Paul.
— Demain, déclare Nick. Nous commencerons demain après-midi. On n’a qu’à se retrouver au YMCA. À treize heures, ils ont sport libre. Il n’y a jamais personne à l’intérieur.
Ainsi prend forme notre armée.
Nous rassemblons nos affaires lorsque Becca rentre en trombe dans le Grind et accourt vers moi. Elle ressemble plus à une pom-pom girl affolée qu’à la machine à tuer qu’elle est réellement.
Elle m’agrippe les bras.
— C’est Astley.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Je le savais. Je savais que quelque chose n’allait pas.
— Ils l’ont empoisonné.
Elle explose en larmes.
— Il ne va pas bien du tout.
Je fonce vers la sortie en la tirant derrière moi.
— Où ça ? Où est-il ?
— Chez les oiseaux.