Impressions personnelles de l’agent Willis
Je crois que je vais avoir besoin de plus d’hommes pour cette affaire. J’ai vraiment l’impression d’être l’agent de police stupide dans un épisode de science-fiction, mais je n’ai jamais vu une telle absence de preuves ni tant d’éléments qui ne suivent aucune logique. Parfois, j’ai l’impression que nous avons affaire à un tueur. Parfois, à une dizaine. Peut-être un culte satanique ? La ville est à deux doigts de céder à la panique. Les gens partent en vacances prolongées, et, chez tous ceux qui sont restés, l’angoisse est plus que palpable. Je suis inutile à tous ces gens. J’en ai conscience.
Hel m’accorde un instant pour me ressaisir, ce qui est gentil de sa part. Elle quitte la pièce et donne des ordres dans une langue que je ne comprends pas. L’air vibre des premières notes d’une flûte. Elle trille en une magnifique chanson qui promet l’arrivée du printemps et qui parle de chatons et de fleurs sortant de la terre. Il y a de la musique à Hel. Qui l’eût cru ?
Les lustres tintent légèrement, comme s’ils réagissaient au morceau joué par la flûte. Je longe les miroirs et les fenêtres gigantesques qui donnent sur le paysage neigeux. Je passe devant les moulures dorées et les candélabres en or de deux mètres qui brûlent de flammes de cristal. Chaque fois que je pose un pied sur le sol de marbre, je me sens un peu plus forte. Chaque pas me convainc que j’ai fait le bon choix. Chaque pas m’endurcit, car, si je ne m’endurcis pas, je m’effondrerai et pleurerai d’avoir perdu la seule chance de pouvoir revoir mon père.
Hel m’attend au bout du couloir. Elle enveloppe ma main de la sienne et me conduit vers un balcon intérieur entourant une grande cour pleine de gens qui se reposent ou s’activent. Le son de la flûte vient d’une petite fille assise sur un piano doré, au centre de la pièce.
— Elle est si jeune… je murmure.
— Beaucoup d’entre nous meurent jeunes, déclare Hel comme si ce n’était rien.
Peut-être que pour elle, ce n’est rien, mais pour moi ? C’est énorme.
Nous avançons, et j’obtiens une meilleure vue de la pièce, en bas. De l’eau s’échappe d’environ deux cents statues. Elles sont en bronze, en or, en cristal, et la plupart semblent avoir un lien avec la mythologie nordique. Des loups géants dévorent la lune. Des chevaux volent. Des arbres géants sculptés montent jusqu’au plafond et s’étirent contre lui.
— Alors, je répète en espérant obtenir davantage d’informations. Comment on arrête ce fameux Ragnarok ?
— Tu ne peux pas attendre qu’il ait lieu. Il faut que tu ailles jusqu’à lui. Quel est ce mot qu’on utilise chez vous de nos jours ? Il faut être proactif et non réactif.
Elle agite les mains comme si elle cherchait la meilleure façon de m’expliquer.
— Il faut frapper en premier ?
Je n’arrive pas à croire qu’un dieu me dise d’être proactive.
— D’une certaine façon, oui.
— Partout, nous avons lu que la libération de Loki sera le signal qui déclenchera l’Apocalypse. C’est dans tous les livres, les textes anciens, les sites Internet. Parce que je peux refuser de faire ça. Je ne le ferai jamais.
Ma voix est si dure et si déterminée qu’elle me surprend.
Elle s’arrête et se penche au-dessus de la balustrade en marbre. Ses mains sont tellement différentes l’une de l’autre… Je les observe tandis qu’elle déclare :
— Tu ne peux pas dire ce que tu ne feras jamais, Zara. Loki est injustement retenu prisonnier, même si je manque d’objectivité, étant donné que c’est mon frère. Mais il vaut mieux qu’il reste ainsi plutôt qu’il aille tuer tous ceux de ton monde. Toutefois, certaines circonstances pourraient t’influencer.
Je demande alors :
— Est-ce que vous pouvez voir l’avenir, comme Cassidy ?
— La fille au sang d’elfe ? Comme elle, je n’en vois que des bribes.
Elle soupire et utilise sa main morbide pour saisir un grain de poussière sur la balustrade. Elle le maintient un instant avant de laisser un courant d’air l’emporter. Il rejoint la lumière, puis disparaît.
— Laisse-moi te dire ce que je peux : il te faut une armée qui n’a rien à perdre.
Sa voix reflète ce que je ressens au fond de moi, comme si nous étions toutes les deux composées de la même tristesse. Où puis-je trouver une armée qui n’a rien à perdre ? Je songe à tous ces jeunes que nous formons. Ils ont tous énormément à perdre.
Cependant, nous combattons la fin du monde ; alors, nous n’avons en quelque sorte rien à perdre. Je commence à le lui expliquer et lui demande si je suis dans le vrai. Elle fait un léger haussement d’épaules, le genre qui me laisse penser que je suis sûrement dans le faux.
— Pouvez-vous me dire autre chose ?
— Seule la magie les arrêtera.
— Une chose magique ?
— Le genre de magie qui vient de l’intérieur.
Quelque chose dans la pièce attire son attention. J’essaie de voir où porte son regard. C’est au-delà de la fontaine des chevaux galopant, au-delà d’un charmant vieux couple vêtu de tweed, un peu plus loin vers la gauche et…
— Il se passe quelque chose, en bas, dis-je.
— En effet, confirme-t-elle.
— On devrait peut-être aller voir ? Est-ce que tout va bien ?
Son indifférence m’inquiète.
La pièce semble se vider de tout air. La flûte s’interrompt. Je le vois.
Ma voix emplit le vide avec un murmure soudain :
— C’est mon père, n’est-ce pas ?
— Oui. Oui, c’est lui.
Il est en train de discuter, appuyé contre un mur. Il croise le bas des jambes, au niveau des chevilles. Il s’arrête en pleine phrase et lève lentement la tête jusqu’à ce que son regard croise le mien. Ses lèvres s’écartent imperceptiblement, comme chaque fois qu’il est surpris.
— Papa !
Je crie comme une petite fille, mais ça m’est égal. C’est comme ça que je lui parlais, c’est mon papa.
Je dévale l’escalier avec la tête qui tourne, toute résolution de ne jamais le revoir ne comptant plus que pour du beurre. Mon père, ici. Il est vraiment ici. Je n’y avais pas totalement cru. Et si proche. Et il s’élance aussi vers moi. Les gens le laissent passer afin que nous puissions nous retrouver plus vite.
— Tu es là ! Enfin, je savais que tu étais là, mais je ne suis pas censée te voir. J’ai fait un choix.
Les mots se sont échappés avant même que je réfléchisse, et je m’interromps tandis qu’il me gratifie de ce qu’il appelait son câlin de papa ours. Il me soulève et me serre encore et encore, et je m’agrippe à lui. Rien n’a jamais été aussi agréable. Jamais. Je m’accroche, je m’accroche. Je ne le lâcherai plus jamais.
Mes pieds retrouvent la terre ferme, mais nous sommes toujours enlacés.
— Tu es morte ? murmure-t-il. Si tôt ?
— Non ! Non ! Je suis toujours en vie. J’essaie juste de sauver le monde.
Je lui explique ma situation très rapidement dans les grandes lignes, et, vu que c’est mon père et qu’il est super intelligent, il ne lui faut qu’un instant pour tout intégrer.
— Je suis tellement désolé d’être parti comme ça, Zara, commence-t-il.
Sa voix se brise, et il tente à nouveau de parler.
— Je…, je me suis fait tant de soucis pour toi et ta mère. Je suis tellement désolé. Tellement désolé de ne pas être là pour vous, pour vous aider, pour m’occuper de vous.
— Papa, tu ne peux pas t’excuser pour ça.
Mes doigts s’agitent et vont se placer de chaque côté de son beau visage. Il est à plaindre.
— Tu n’as pas choisi de mourir. Ce n’est en aucun cas ta faute.
Il déglutit si péniblement que je vois sa pomme d’Adam faire l’ascenseur dans sa gorge. Une lueur glacée brille dans ses yeux bruns.
— Quand je l’ai vu par la fenêtre, ça m’a pétrifié. C’est comme si mon cœur avait soudain gelé…
— Vu qui, papa ?
Il plonge ses yeux dans les miens.
— Ton père biologique.
C’est comme un coup de poing dans le ventre. Tout ce temps, c’était ce que j’imaginais qui s’était passé, mais en avoir la certitude me glace le sang. Mon père biologique a tellement terrorisé mon père qu’il en est mort. J’ai le ventre noué en pensant à cette terrible vérité.
Mon père passe la main dans mes cheveux.
— Je suis si fier de toi. Nous ne t’avons jamais vraiment parlé de notre histoire, d’où tu venais, et tu… Tu es si forte et si belle, Zara. Tu es si forte.
Je secoue la tête et émets ce genre de rire qu’on fait pour signifier à quelqu’un qu’il dit n’importe quoi.
— J’aimerais tellement que ce soit vrai, papa. J’aimerais tellement que tu sois encore avec nous. Je suis si contente de te voir, mais tu nous manques. Tu nous manques tellement.
— Vous me manquez aussi, toi, ta mère et Betty, trésor. Tellement.
— Papa, pourquoi les livres ? Pourquoi tu as caché des annotations sur les lutins dans des livres ? Pourquoi ne pas les écrire directement dans un cahier ?
Il sourit.
— J’avais peur qu’on les trouve trop facilement et qu’on me croie fou. En les notant dans des marges, on pouvait toujours penser que je préparais mon propre livre. J’étais jeune, Zara.
— J’aurais aimé que vous m’en parliez, maman et toi.
— Nous voulions que tu sois en sécurité. Nous voulions que tu grandisses sans avoir peur.
Les gens autour de nous murmurent. Nous écoutent-ils depuis le début ? J’avais oublié qu’ils étaient là.
— Zara, nous n’avons pas beaucoup de temps.
— Comment ça ?
Durant toutes ces minutes, je me suis efforcée de ne pas cligner les yeux, car je ne veux pas rater une seule seconde de cette chance inouïe de pouvoir le revoir. Tentant de mémoriser de nouveau chaque trait de son visage, je regarde ses lèvres bouger tandis qu’il me répond.
— Lorsque nous avons accompli ce pour quoi nous sommes ici, nous partons pour une autre destination.
Le silence s’installe autour de nous. Il n’y a plus aucun murmure.
Je brise ce silence.
— Quelle autre destination ?
— Personne ne le sait.
Je me retourne brusquement vers Hel, car elle doit forcément être au courant.
— Quelle destination ? j’insiste.
Mon père vient poser le bout du doigt sur mon menton et me fait me retourner avec douceur.
— Pas même elle, mais il n’y a rien à craindre. Nous le savons, et je sens que c’est mon heure. Mon heure est arrivée, trésor.
— Comment ne peut-elle pas le savoir ? Comment peux-tu être sûr qu’il n’y a rien à craindre ? Papa, je t’en prie, explique-moi.
Tandis que je le supplie, il semble changer, rayonner. Il retire de son poignet sa grosse montre de plongée argentée. Elle a plein de petits cadrans bleus. J’adorais m’en servir quand j’étais petite. Nous l’avions enterré avec.
— Prends ça, dit-il en la glissant par-dessus ma main, puis autour de mon poignet.
Elle est beaucoup trop grande pour moi.
— Sache que je t’aime et que je t’aimerai toujours quels que soient les choix que tu feras, la voie que tu as choisie et celle que tu choisiras à l’avenir. Je t’aimerai toujours, ma petite puce.
Je sens que mon visage commence à se tordre, comme toutes les fois où je m’efforce de ne pas pleurer, mais que les larmes sont à deux doigts de couler. Mon père me fait un sourire triste, doux et tendre.
— Tu ne peux pas prendre quelque chose de Hel sans donner en retour, dit-il. Je suis vraiment désolé, Zara. Ça doit être une chose à laquelle tu tiens.
— Mais je n’ai que mes vêtements, et ce sont juste des vêtements…
C’est là que je réalise que je porte toujours la chaînette de Nick. C’est la seule chose sur moi qui compte un minimum. C’est la seule chose qui me reste de la période où nous étions heureux ensemble, et, même si c’est stupide, je n’ai pas envie de m’en débarrasser. Comme je n’ai pas vraiment le choix, je m’accroupis et glisse la main dans ma botte pour la retirer. Un dauphin et une étoile y sont accrochés. La couleur a encore changé. Chaque fois que je me transforme, elle change. J’ignore totalement pourquoi. Durant le peu de temps que j’ai perdu à retirer la chaînette, mon père a changé aussi. Il est désormais complètement doré. Il est magnifique, tout scintillant. Je lui tends la fine chaînette.
— Tiens.
Il s’en empare et la glisse sous sa chemise.
— Merci. Dis à ta mère que je l’aime, et sache, Zara – je t’en supplie –, combien je t’aime.
— Je t’aime aussi, je murmure.
De son gros doigt robuste, il tapote le cadran de la montre sur mon poignet.
— Je serai toujours avec toi. Toujours.
Il recule.
— Papa !
Il esquisse alors un dernier sourire, lentement, qui lui monte jusqu’aux yeux. Il incline la tête et articule « Je t’aime » juste avant que la lumière provenant de son corps ne devienne aveuglante. Je ferme les yeux une microseconde et le sens se volatiliser. Je sens son âme flotter dans l’air, comme le parfum enivrant des magnolias à Charleston.
— Il est parti.
Encore sous le choc, j’entends les gens autour de moi applaudir.
Tandis que j’essaie de saisir ce qui vient de se passer, Hel vient placer son bras sur mes épaules.
— Ici, c’est un lieu de transit, une étape avant d’aller autre part.
— Où ça ?
— Ton père a dit la vérité : je l’ignore.
Elle me presse l’épaule, puis retire son bras.
— Toutefois, je suis certaine que c’est un endroit qui correspondra à ton père. Tu ne le sens pas ?
La lueur dorée scintille toujours autour de moi.
— Si, je le sens.
— Ce n’est pas tout le temps le cas ! lance-t-elle gravement.
Puis elle reprend d’un ton plus léger :
— Tes camarades t’attendent. Tu dois y aller.
Du bout des doigts, j’effleure la montre qui pend sur mon poignet gauche. Elle est là, robuste, pratique, l’image même de mon père. Je suis tellement contente de l’avoir avec moi.
— Vous m’avez laissée le voir. Vous m’aviez dit que je devais choisir : soit je le voyais, soit vous me disiez comment arrêter l’Apocalypse. Mais j’ai eu droit aux deux.
Elle ne répond pas à cela et se contente de me raccompagner vers l’escalier de marbre.
— Viens avec moi.
Je la suis tout en essuyant les larmes qui coulent sur mes joues. Les gens nous regardent monter et s’écartent à notre passage. Lorsque nous gagnons le balcon, il est vide. Elle m’emmène vers la balustrade : en bas, la cour est désormais pleine de gens – toutes sortes de gens, d’espèces, de genres, d’âges –, et il y a également des animaux qui doivent sûrement être des garous, mais aussi des petites fées qui volettent près des fontaines ou se reposent sur les épaules de gens de taille ordinaire. Dans toute cette foule, deux ou trois doivent être des géants, puis il y a des lutins à la peau bleue. Alors, la taille de la pièce se met soudain à doubler, puis à tripler, et, désormais, je ne regarde plus des centaines de gens, mais des milliers.
— Qu’est-ce… ? je commence à dire, mais Hel ne me laisse pas le temps de finir.
— Gagne ton armée.
— Quoi ? Comment ça ?
— Ils n’ont rien à perdre, Zara. Demande-leur de se battre pour toi lorsque le moment sera venu.
— Mais je ne suis même plus un lutin.
Sans plaisanter, elle roule les yeux de la même façon que Betty lorsque je l’exaspère.
— Ça n’a aucune importance, dit-elle en regardant, à nos pieds, les milliers de personnes. C’est ton caractère qui fait la différence, et pas ton espèce. Maintenant, commence.
Commencer ? Mais comment commencer ? Ils ont les yeux braqués sur moi, des milliers d’yeux et de têtes, des milliers d’âmes, à attendre que je parle, moi, Zara White, ancienne reine des lutins, actuellement simple être humain. Je me souviens du désastre lorsque j’avais dû parler pour la première fois à nos lutins. Je m’étais montrée si immature. Et maintenant ? Maintenant, le destin du monde entier pourrait dépendre de ce discours. J’inspire aussi profondément que possible et agrippe la balustrade. Le marbre est froid, sous mes doigts. Je veux que mon père soit fier de moi. À vrai dire, je veux être fière de moi.
— Je m’appelle Zara White, je lance. Et je viens réclamer votre aide.
Je n’imagine personne en sous-vêtements, cette fois, car certains d’entre eux font déjà assez peur comme ça, et toutes leurs couches de vêtements ne sont pas de trop pour camoufler leurs blessures, leurs plaies et leurs brûlures. Ce n’est jamais terrible de vomir en plein discours. Et puis, ça fait quand même un peu pervers d’imaginer les gens à moitié nus. Je décide alors d’inspirer encore un coup afin de me détendre.
— Je m’appelle Zara White, je répète. Je me tiens devant vous pour jurer que ce ne sera pas la fin du monde, mais un renouveau. Je me tiens devant vous pour réclamer votre aide.
Un murmure parcourt la foule. Dans l’espoir que ce ne soit pas un murmure de mécontentement, je poursuis.
— Il y a des siècles, on a commencé à parler d’une grande Apocalypse qui adviendrait : le Ragnarok. Il ne resterait que deux humains survivants. Il est de ma responsabilité d’empêcher cette catastrophe, et j’ai besoin de votre aide.
Un nouveau murmure. Je fouille la foule des yeux, à la recherche d’Astley, Nick, Issie et Amélie, mais je ne les vois pas parmi tous ces visages.
— J’ignore de quel siècle chacun de vous vient, mais le monde connaît encore la bonté et la méchanceté. Il connaît encore l’amour et la haine. Et chaque personne détient le pouvoir de déterminer quel sera son destin. Chaque personne a la possibilité de profiter au maximum de la vie, de choisir de vivre convenablement ou non, d’aimer ou non…
Je finis par remarquer Astley. Il me fait un signe de tête et un sourire. Je suis tellement rassurée de le voir bouger, en vie, en train de me regarder.
— Mais le mal, avec ses besoins incontrôlables et son désir de pouvoir, est désormais puissant, trop puissant, et il veut la fin du monde – ce monde auquel vous étiez sans doute tellement attachés, ce monde auquel moi aussi je suis attachée malgré tous ses problèmes.
Nick est juste derrière Astley, à sa droite. Malgré la foule autour, j’arrive à voir son visage. On dirait qu’il retient son souffle. Ma cheville me paraît vide sans ma chaînette, mais ça ira. Nous devons tous ressentir ce vide, parfois.
— Je ne suis qu’un être humain, mais je ne peux pas me permettre d’oublier, aujourd’hui ou n’importe quand, que j’ai une part de responsabilité vis-à-vis de mes amis, de ma ville, de mon monde. Et je sais que vous avez un jour fait partie de ce monde, vous aussi, et je sais que vous avez quitté ce monde, et que cet endroit…, cet endroit…
L’image de mon père étincelant de toute cette splendeur et de tout cet amour me revient.
— … n’est qu’une étape dans votre voyage, dans tous nos voyages, vers quelque chose de plus grand, de plus beau et de plus glorieux. Mais ça ne veut pas dire que nous n’avons pas de responsabilité vis-à-vis des autres. Nous devons faire en sorte de les laisser mener la vie dont ils ont besoin, une vie sans peur, une vie où ils peuvent être le plus respectables possible. Je vous supplie de m’aider lorsque le moment viendra, de choisir de vous battre pour ceux que vous avez laissés, pour le monde que vous avez quitté. Il n’est pas parfait, mais il reste votre héritage. Il n’est pas parfait, mais il est le témoignage d’années de bravoure humaine, de travail dur, de bonheur. Non, il n’est pas parfait, mais aucun de nous ne l’est. Notre manque de perfection ne signifie pas que nous ne devons pas nous montrer courageux, aimer et accomplir des actes parfaits. Lorsque je pense aux gens que j’aime, je ne peux pas oublier d’où je viens. Et vous ? Vous laissez derrière vous les héritiers de l’humanité, et c’est notre devoir – notre devoir absolu – de les protéger. Vous avez une dernière occasion d’accomplir un acte désintéressé. Vous avez une dernière occasion de sauver notre monde. Je vous en prie, joignez-vous à moi lorsque le moment viendra. Montrez au monde que le mal ne triomphe pas toujours, que le bien peut le vaincre. Merci.
La foule est silencieuse. On dirait bien que j’ai encore tout raté.
Une toute petite d’environ cinq ans crie :
— Hourra !
Soudain, un tonnerre d’applaudissements éclate. Leur écho sur le balcon me fait penser à un troupeau de chevaux se ruant à notre rescousse, comme si c’était l’espoir incarné. Oui, l’espoir. Mon cœur bat de nouveau normalement. Je ferme les yeux.
— Tu as ton armée, me souffle Hel à l’oreille.
Malgré les applaudissements de tous ces morts, j’arrive à l’entendre. L’odeur de vanille et de mort est de nouveau entêtante.
— Mais je ne suis pas magique, je tente de comprendre. Vous avez dit que la magie stopperait…
— Sonne l’alarme, et ils viendront, me coupe Hel en souriant. Aie confiance en toi, Zara White. Aie la foi.
Elle plaque alors sa main putrescente sur mon épaule et dit :
— J’espère que, lorsque ton heure viendra, tu t’arrêteras ici, et non au Walhalla.
— Moi aussi, dis-je. Moi aussi.