Rapport hebdomadaire : du 14/12 au 21/12

Patrouille/Unité : Patrouille J

Informations pour les postes concernés : 16/12 : Le personnel du Holiday Inn a signalé une activité suspecte devant l’une de leurs chambres du rez-de-chaussée. Une femme serait restée dans la neige une vingtaine de minutes, hilare. Impossible de la localiser à notre arrivée.

Tout en nous précipitant vers la voiture, Becca me fait le topo sur la situation. Elle et Amélie étaient parties rejoindre Astley dans sa chambre d’hôtel. Il n’a pas répondu lorsqu’elles ont frappé, mais elles ont senti sa présence. Elles ont alors défoncé la porte et l’ont trouvé inanimé au sol, sous son apparence de lutin.

— Comment sais-tu qu’il a été empoisonné ? je demande en démarrant le pick-up et en m’attachant.

— Il y avait un mot.

— Un mot ?

Je sors de ma place de parking bien trop vite et manque de perdre le contrôle sur la route couverte de neige fondue. Je n’ai qu’une envie : aller chez Devyn, retrouver Astley et découvrir ce qui s’est passé. Devyn y va en volant. J’aimerais pouvoir me transformer en oiseau et en faire autant. Ça irait tellement plus vite.

— Il était scotché à l’extérieur de la fenêtre. Il dit : « Le poison est la mort idéale pour un roi au cœur faible. »

— Au cœur faible ?

Elle se frotte les yeux et lâche d’une voix étranglée par le mépris :

— Isla, sa mère, a toujours trouvé qu’il était faible. Trop borné à voir la bonté chez les autres, trop hésitant à user de son pouvoir, de son autorité sur ses sujets.

— En gros, ce n’est pas un tyran.

Tout en appuyant sur le champignon, une part de moi imagine que c’est le visage d’Isla.

— Exactement, répond-elle gravement.

Elle presse la main contre la vitre comme si elle se retenait de toutes ses forces de ne pas la briser.

Je prends un virage en faisant déraper le pick-up.

— Et c’est elle qui l’a empoisonné ? je demande.

— Ce n’était pas signé, mais le choix des mots va dans ce sens.

— Pourquoi ferait-elle une chose pareille ?

— C’est une très bonne question, répond Becca. Tu ne peux pas aller plus vite ?

Je m’exécute et fonce à toute allure sur les routes gelées avant de dépasser un chasse-neige. J’ai l’impression que mes questions l’agacent, ou peut-être est-ce mon ignorance s’ajoutant à la situation. Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est qu’Astley va très mal. Peut-être est-il la clé de tout.

— S’il meurt… commence Becca.

— Il ne peut pas mourir, je lâche.

— S’il meurt, tu seras notre reine.

Je grimace à cette idée.

— En général, une reine ne règne jamais toute seule.

— C’est le cas pour certaines. Et ce le sera pour toi.

Elle semble hésiter.

— Mais ?

— Mais, reprend-elle, j’imagine que ça fait partie du plan. Hormis quelques garous, nous sommes les seuls à protéger cette ville de Frank. Sans Astley, nous nous affaiblirons, en particulier si tu n’es pas assez forte pour gouverner seule. Sans toi, c’est Astley qui s’affaiblit. Ça fonctionne dans les deux sens. En tout cas, ça laisserait le champ libre…

— … à un roi lutin maléfique appelé Beliel, aussi connu sous le nom de Frank, je complète en me garant devant chez Devyn. Ça n’arrivera pas.

Je coupe le pick-up, sors et me précipite vers les marches. Becca est sur mes talons.

Elle m’agrippe le bras tout juste lorsque j’ouvre la porte d’entrée.

— Promets-moi.

Même si le temps nous est compté, je prends les quelques secondes nécessaires pour la rassurer parce que c’est ce que se doit de faire un leader : prendre soin de son peuple.

— Je le promets. Nous ne le laisserons pas mourir.

La maison est pleine de bruit, en particulier à cause de l’agitation des scientifiques en pleine crise. Je suis la conversation animée qui mène dans la chambre de Devyn, où ils ont couché Astley sur le lit double. Il est bleu, certes, mais c’est un horrible bleu pâle qui tire sur le blanc. Son visage est bouffi et il suffoque. La mère de Devyn, penchée au-dessus de lui, tient une sorte de tube pour l’aider à respirer. L’espace d’un instant, mon cœur s’arrête littéralement, puis il se brise devant cette terrible scène.

— Astley, dis-je dans un murmure.

Personne ne m’entend. Je me plie soudain en deux ; mon estomac est à deux doigts d’imploser et j’ai du mal à respirer. Je ressens ce qu’il ressent. Je m’écrie :

— Intubez-le ! Donnez-lui une dose de Benadryl. Il fait comme une crise d’asthme. Faites-moi confiance, ça lui fera du bien.

Devyn et ses parents s’arrêtent un instant de parler, puis son père hoche la tête et sort de la chambre à toute allure. Je l’entends dévaler l’escalier.

— Il y a deux mois, tu as paniqué lorsque Nick a été touché par une flèche, et tu as appelé Betty. Maintenant, c’est toi qui donnes les instructions, me dit Devyn.

— Peut-être ai-je changé, dis-je en attrapant la main d’Astley, toute molle dans la mienne. Rassure-moi, s’il te plaît.

Devyn déglutit péniblement et redresse ses lunettes sur son nez. Je me demande pourquoi il les porte aujourd’hui. Il me répond d’un ton morne et inquiet :

— C’est grave.

Grave. J’assimile à peine le mot. Je n’ai pas le temps de l’assimiler, de toute façon.

— Tu ne meurs pas, je te l’interdis, j’ordonne à Astley d’une voix à la fois désespérée et forte.

Je me tourne vers Becca.

— Envoie un message à Cassidy et dis-lui de venir tout de suite. Demande à Amélie de prendre toute la nourriture qu’elle pourra trouver dans la chambre d’Astley, en particulier près de l’endroit où vous l’avez retrouvé. Sa brosse à dents. Tout ce qui a pu être en contact avec sa bouche. Tout ce qui a pu être empoisonné. Qu’elle apporte tout ici. On pourra peut-être isoler le poison et créer un antidote. Vous savez faire ça, non ?

Les petits yeux de la mère de Devyn se ferment légèrement tandis qu’elle réfléchit. Ainsi, on croirait presque les voir disparaître.

— C’est possible, oui, mais Zara…

Possible doit suffire.

— Ça prendra du temps, dit-elle. Et nous n’en avons pas.

Nous n’avons pas le temps.

— Becca ! je la rappelle dans la chambre. Est-ce que je peux faire quelque chose ? En tant que sa reine ?

Elle déglutit, mais hoche la tête.

— Tu peux prendre la moitié.

— La moitié de quoi ? crache Devyn.

— De son poison. De sa blessure.

— Comment ?

— Non, Zara ! s’énerve Devyn d’un air désespéré. Pour une fois, est-ce que tu pourrais prendre un peu de recul ? Pour une fois, Zara. Ne joue pas à la martyre. On a besoin de toi.

Du regard, je lui intime de se taire. Il claque alors la langue et se retourne vers Astley pour lui prendre le pouls.

— Vous êtes liés. Votre lien est plus fort que celui qui le rattache à nous autres, son peuple, m’explique rapidement Becca.

Sa voix se fait de plus en plus animée, trahissant l’enthousiasme que provoque chez elle cette éventualité.

— Si ce n’était pas le roi et s’il ne se nourrissait pas de notre santé et de notre puissance, il serait déjà mort. Mais j’ai entendu dire qu’une reine pouvait être utile dans ce genre de situation.

— Comment ?

Son visage est un tableau d’émotions variant entre l’inquiétude et l’espoir.

— Ce n’est pas bien.

— Dis-moi, Becca.

— Il faut… Où est Amélie ?

La mère de Devyn, qui vient de prélever du sang dans le bras d’Astley, le tend à son fils en disant :

— Pas le temps de traîner. Dis-lui ce qu’elle doit faire.

— Il doit te drainer, finit-elle par lâcher.

Je revois aussitôt les lutins de mon père en train de mordre, embrasser, drainer Jay Dahlberg de son énergie. Je ne sais pas comment. Mais je sais en tout cas que ça a failli le tuer. Je demande :

— Tu vas devoir me mordre ou m’embrasser ?

— Non. Je vais poser une main sur toi, et l’autre sur le roi, répond Becca. Normalement, le pouvoir se transférera de l’un à l’autre. Mais je ne l’ai jamais fait. Et ça fait mal. Tu es en droit de le savoir, Zara.

— Peu importe. Fais-le.

Je m’appuie sur le lit et ferme les yeux.

— Fais-le avant que j’aie le temps de m’en rendre compte.

J’attrape la main d’Astley et la serre fort. Il est tellement enflé qu’on le reconnaît à peine. Je sens la vie lui échapper peu à peu. Les parents de Devyn n’auront jamais le temps d’isoler le poison et de trouver un antidote. Il n’y a pas d’autre choix. Pour Astley, en tout cas. Et pour moi non plus. Il m’a tant donné. C’est le moins que je puisse faire.

— Je ne suis pas certaine qu’il souhaiterait que tu fasses ça, dit Becca.

Elle se penche au-dessus de nous, et j’entends Devyn marmonner son opposition. Je m’apprête à leur demander de se taire, mais sa mère s’en charge pour moi.

— C’est le choix de Zara, et nous n’avons pas beaucoup de temps, dit-elle d’un ton sec. Devyn, descends ça à ton père et demande-lui ce qui lui prend autant de temps. Il devrait déjà être remonté avec le Benadryl. Toi, le lutin blond. Vas-y.

Le visage de Becca se penche au-dessus du mien, et ses cheveux tombent sur mes joues.

— Je suis désolée, Zara. Essaie de te concentrer sur Astley. Peut-être que ça t’aiderait si tu le regardais.

Je m’exécute aussitôt. Il est si joli, même bleu et avec des dents pointues. C’est comme si toute sa bonté rayonnait malgré son apparence monstrueuse. Je ne peux pas le perdre. Le monde a trop besoin de lui.

— Ça va aller, lui dis-je. On va te soigner et on ira dans ce fameux manoir dont tu m’as parlé, on s’amusera dans les jardins et on répondra aux phoques. Je te le promets. Tu ne mourras pas de cette façon.

Je lui serre la main davantage et j’entends Becca murmurer :

— Essaie de ne pas hurler.

Je me réveille dans la chambre de Devyn, à côté d’Astley, sur le lit. La lumière qui traverse la fenêtre m’indique que c’est le matin et qu’il neige toujours. J’examine rapidement la pièce en étouffant un gémissement. J’ai l’impression de sortir d’une grippe sévère. Tous mes muscles me font mal. J’ai le crâne pris dans un étau. C’est comme si ma gorge s’était close, desséchée et brisée. Je me souviens vaguement d’hier soir et de cette impression de mourir. Je me souviens d’images cauchemardesques de démons, de dents et de ce sentiment qu’on aspirait ma vie jusqu’à ce que je ne sois plus qu’une enveloppe de peau vide. J’entends encore mes propres cris retentir dans ma mémoire, telles des mouches piégées dans une bouteille. J’essaie de les faire disparaître en remuant la tête.

Dans un coin de la pièce, Cassidy dort sur une chaise. Elle serre quelque chose, sûrement un cristal. Ses tresses pendent mollement. Derrière elle, Amélie et Becca font les cent pas dans le couloir. Devyn est en train de ronfler par terre, à mes pieds. Son ordinateur est grand ouvert et couché sur son ventre. Tout le monde a l’air dans un piteux état, en particulier Astley.

Je m’appuie sur un coude, plaque derrière mes oreilles mes mèches de cheveux trempées de sueur et observe mon roi. Sa poitrine indique qu’il respire normalement. Je pose ma main libre sur sa peau. Elle est chaude, mais plus bouillante. Elle a également dégonflé. Son menton semble plus pointu, et sa mâchoire, plus anguleuse que dans mon souvenir.

— Il finira par aller mieux, murmure Cassidy, de l’autre côté de la pièce.

Je ne me retourne pas vers elle.

— Tu es réveillée ?

— Fraîchement.

Je l’entends s’étirer, et ses vertèbres se mettent en place.

Ma main passe de la poitrine d’Astley à son visage. La fièvre a laissé sa peau brillante, et ses cheveux sont décoiffés et collants. Il semble tendu même dans son sommeil. Une ride s’est formée entre ses sourcils, comme s’il songeait à des choses horribles.

Après avoir poussé un petit grognement en se levant, Cassidy se joint à moi. Elle prend clairement sur elle pour ne pas s’écrouler. Elle n’a pas l’air en bien meilleur état qu’Astley.

— Tu es sûre qu’il ira mieux ? je demande. Et toi ?

— C’était une situation délicate, répond Cass. Mais ton énergie l’a sauvé, et la mère de Devyn a isolé une partie du poison. Elle vous a traités tous les deux. Mais tu as récupéré plus vite, visiblement. En fait, ils étaient en pleine création de poison, alors ça a facilité les choses.

— Ta magie aussi.

Je ne suis pas dupe. Cassidy est à moitié elfe. Elle ne sait ni à quel point ni comment sa magie fonctionne. Tout ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’elle nécessite des incantations, des cristaux et les éléments. Elle puise également toute son énergie. Plus sa magie est puissante, plus Cassidy s’affaiblit.

— Un peu.

Sa voix paraît épuisée, et ses traits aussi. Sous ses yeux, de gros cernes ont élu domicile, et on dirait qu’elle a perdu dix kilos.

— Je m’inquiète pour toi, Cass.

Elle vient m’aider à me mettre en position assise en enjambant Devyn.

— Nous nous inquiétons tous les uns pour les autres. C’est ça, les amis.

Plus tard, je me retrouve seule avec Astley. Je m’assois au bord du lit et balance mes jambes le long de son corps. Il paraît si petit, alors qu’il est si loin de l’être dans la réalité.

Il ouvre les yeux en clignant des paupières, mais il semble fatigué et il a du mal à poser son regard sur quelque chose. Ses yeux sont argentés. Sa peau arbore toujours une teinte bleutée un peu chétive, mais ça va mieux qu’hier. Je pose la main sur son visage.

— Ça va aller, je murmure. Nous nous en sortirons.

Ses lèvres remuent, mais aucun son n’en sort. Il bouge alors la main, et je la lui prends. Nos doigts s’entrelacent.

— Nous serons forts, ensemble, lui promets-je.