FBI – Note de service interne

Parmi les personnes portées disparues : cinq garçons et huit filles mineurs. Le bétail local a été mutilé. Les preuves sont insuffisantes. – Agent Willis

Je lâche un juron, fais volte-face, saisis la poignée et secoue la porte. L’air sent le lutin et la rage.

— Issie !

Je dois la protéger. Je tâte le mur à la recherche d’un interrupteur. Il y en a forcément un quelque part.

— Ne bouge pas, Issie !

— C’est un piège ! s’écrie Astley, mieux connu sous le nom de Captain Obvious[1].

Aussitôt, l’air se met à bourdonner, comme si on nous inondait de flèches.

Je crie son nom pour tenter de le prévenir tout en essayant de comprendre ce qui se passe, ce qui est clairement impossible étant donné que nous sommes dans le noir complet. Je me mets à la recherche de mon téléphone. Si j’arrive à l’ouvrir, il nous procurera un peu de lumière, mais, avant de pouvoir l’atteindre, Astley se jette sur moi pour faire bouclier avec son corps. C’est à ce moment-là que les flèches commencent à faire mouche sans discontinuer. Elles déchirent sa parka et sa peau. Je perçois sa douleur et le sens frémir à chaque coup. Son corps commence à s’affaisser, la gravité l’attirant vers le sol dur qui semble être en pierre. Je me tords et tente de le retenir. Je parviens à l’entourer de mes bras quelques secondes avant que la première flèche ne vienne se planter dans mon épaule. La douleur jaillit en moi, mais je suis trop furieuse pour y faire attention et trop effrayée pour m’inquiéter de ça. Puis une autre me touche, et une autre, et c’est comme si je n’avais pas dormi pendant huit cents ans et que j’aie soudain un énorme besoin de me reposer. Ils ont dû mettre quelque chose au bout des flèches, quelque chose qui plonge dans le sommeil. Juste le sommeil, j’espère, et pas la mort. Je ne sais pas… Tout ce que je sais, c’est que les ténèbres s’obscurcissent davantage et que mes mains ne trouvent plus Astley… Et je suis…

Partie.

C’est l’odeur de brûlé de ma propre chair qui me réveille. Cette odeur est si infecte qu’elle vous sortirait même du coma. J’ai la tête qui tombe et qui donne sur mes pieds, sur un sol en pierre. Au-dessus de moi, une espèce de lumière fluorescente confère à la scène une immonde lueur jaunâtre. Je ne porte plus qu’une seule botte. J’étire mon pied gauche, toujours couvert de ma chaussette rouge en coton, et remue les orteils tout en m’efforçant de comprendre où je suis et ce qui s’est passé. Une flèche est toujours plantée dans mon épaule. Une autre dans mon bras.

— Elle se réveille déjà ! s’exclame quelqu’un avec une voix très haut perchée.

Elle me dit quelque chose. C’est celle d’Isla, la mère d’Astley. Super.

Et cela m’est confirmé lorsque je lève la tête pour voir la pièce. Elle se tient au-dessus du corps étendu d’Astley et arrache les flèches qui lui criblent le corps. Il ne bouge pas. Il est couvert de sang et inconscient, mais je sens son souffle, comme si c’était le mien. Je suis donc rassurée : mon roi est vivant. Dieu merci. J’essaie de ne pas suffoquer lorsque je plante les yeux sur la porte en métal qui s’est refermée derrière nous.

Issie s’y trouve. Elle est attachée et bâillonnée avec du ruban adhésif. La rage s’empare de moi quand j’aperçois l’accroc dans la manche de son manteau, ses grands yeux pleins de terreur et la crasse sur son visage. Une flèche dépasse de l’avant-bras de sa doudoune. Sa sécurité tient de ma responsabilité, et voilà que, vaseuse et prisonnière, je me retrouve clouée à un mur.

Je n’aime pas ça.

Bon, d’accord, c’est un euphémisme.

Je déteste ça.

Le reste de la pièce est composé d’équipement pour ski de fond, de grandes serviettes d’hôtel blanches et de boîtes pleines d’articles de toilette. C’est une réserve. Ils nous ont appâtés dans une réserve ? J’envisage l’horrible éventualité que les conducteurs de l’autoneige aient été payés pour nous attirer ici. Comment peut-on être prêt à faire une chose pareille pour de l’argent ? Et maintenant qu’il y a de la lumière, je peux également noter la présence de trois lutins mâles tous vêtus de pulls en laine. Ils se pressent autour d’Isla et enchaînent Astley. Un autre, immonde, gigantesque et sombre, est tout près de moi.

Nick viendra nous chercher lorsqu’il commencera à s’inquiéter de notre absence. Il tentera de défoncer la porte, mais elle me paraît plutôt solide, et qui sait depuis combien de temps je suis sortie. Il a peut-être même déjà abandonné. Amélie songerait à chercher une clé. Ils seront peut-être bientôt là…, enfin, s’ils sont encore en vie. Je déglutis péniblement et me rassure en me disant qu’ils doivent être encore en vie, si nous le sommes, nous aussi. De toute évidence, Isla nous voulait pour une raison – il ne me reste plus qu’à trouver cette raison.

Le petit corps blond d’Isla arrache une dernière flèche d’Astley et fait un signe de tête à ses hommes de main lutins, qui le tirent encore plus loin de moi et un peu plus près d’Issie. Il ne grogne même pas. Son corps n’est qu’une masse lâche sans défense.

— Vous pourriez au moins lui mettre une serviette sous le crâne, dis-je en montrant de la tête les montagnes de linge. Il y a de quoi faire.

Isla tourne son attention vers moi et hausse un sourcil de façon mélodramatique.

— C’est très gentil de votre part, Zara.

— Qu’est-ce que vous voulez ? je réponds sans me laisser démonter. La nature m’a faite ainsi.

Le plus costaud des lutins attrape une épaisse serviette blanche et la glisse sous la tête d’Astley. Durant tout ce temps, Isla ne me quitte pas des yeux. De temps à autre, sa langue surgit entre ses lèvres, ce qui me fait penser à un serpent ou à Jared Leto en pleine interview. Je la laisse m’observer tout en cherchant désespérément un plan. Mon téléphone est toujours dans ma poche, ce qui ne sert à rien vu qu’il n’y a aucun signal. Les seules autres armes dont je dispose, en dehors de mes mains et de mes pieds, sont quelques skis de fond et des bâtons accrochés aux murs. Mais, pour m’en emparer, il me faudrait libérer mes poignets afin de pouvoir défaire les chaînes qui m’enserrent les chevilles. Mes liens sont de simples chaînes de fer, mais le moindre mouvement brûle davantage mes poignets. Haletant de douleur, je m’efforce de trouver une autre solution. Nous aurions dû prendre plus de pilules anti-fer, ce matin. Notre stupidité ne fait qu’amplifier ma rage et mon désespoir.

Pourquoi Astley ne bouge-t-il pas ?

Pourquoi personne ne vient nous aider ?

Juste quand j’ai besoin d’être calme et de trouver une solution, toutes sortes de scénarios horribles concernant la suite des événements pour Issie et Astley jaillissent dans mon esprit. Isla s’essuie les mains sur une serviette qu’elle replie délicatement en un carré parfait avant de la poser par terre. Tout le temps qu’elle y a passé n’a servi à rien, car la serviette se retrouve étalée et froissée, tout près d’Astley, qui ne bouge toujours pas.

Bouge, je tente de lui intimer mentalement. Bouge.

Ses doigts remuent, mais c’est tout.

Issie arrive à se rapprocher légèrement de lui tout en cherchant mon regard. La voix d’Isla attire de nouveau mon attention, ce qui est une bonne chose, car je ne veux pas qu’Issie se fasse repérer.

— Vous vous attendez à ce que je vous tue, n’est-ce pas ? Vous imaginez que je vous ai suivie jusqu’ici afin qu’il y ait moins de témoins, peut-être ?

Elle avance d’un pas léger vers moi et pose le pied sur une autre serviette, qui glisse, mais ne parvient tout de même pas à lui faire perdre l’équilibre. Elle continue de braquer ses yeux sur moi, mais je ne lui réponds pas.

— Je n’ai pas besoin de vous tuer, dit-elle en souriant.

Son haleine sent la menthe et le basilic. C’est une haleine agréable et une jolie créature, mais la beauté n’est pas synonyme de bonté ni surtout de santé mentale.

— Vous avez entendu ce que je viens de vous dire ? demande-t-elle.

Sa voix est soudain plus excitée, ce qui signifie qu’elle perd patience.

— J’ai dit que je n’avais pas besoin de vous tuer. Vous m’écoutez, oui ? Je n’ai pas l’impression que vous me prêtiez attention.

— J’ai entendu.

J’ai une boule dans la gorge. Mes pensées se dispersent, comme les serviettes.

— Vous voulez savoir pourquoi ?

L’espace d’un instant, je ne sais pas vraiment si elle me demande si je veux savoir pourquoi mes pensées se dispersent, mais je comprends alors qu’elle me demande si je veux savoir pourquoi elle n’aura pas besoin de me tuer. Je contrains ma voix à prendre un ton neutre et réponds :

— Pas vraiment.

Sa rage rouge et bouillonnante rayonne. J’essaie de me concentrer sur Astley afin de lui transmettre un peu de mon pouvoir de la même façon qu’il l’a fait quand j’ai combattu Frank ou que je l’ai fait lorsqu’il était empoisonné. Si j’arrive à le rendre plus fort, peut-être pourra-t-il bouger, les attaquer par-derrière…

Elle interrompt de nouveau le cours de mes pensées.

— L’idée n’est pas de vous tuer, mais d’affaiblir mon fils en le torturant. Le poison était une assez bonne tentative. Mais ensemble, vous êtes forts. Alors, voici la vraie question, désormais : comment puis-je l’affaiblir si le poison n’y est pas parvenu ? Je lui enlève sa reine. Je l’ai déjà fait.

Elle sourit.

— Mais ça a été trop facile de la tuer… Alors, j’ai vu comme son cœur est en peine de ne pas pouvoir vous atteindre pour de vrai, tout ça parce que vous en pincez pour ce loup. Petite idiote. Ça sera d’autant plus difficile pour les sentiments si fragiles d’Astley si vous n’êtes plus une de ses semblables. Il vous perdra un peu plus encore. L’amour, voilà sa faiblesse.

Rongée par la culpabilité, je la regarde me tapoter la poitrine avec son ongle, dont le minuscule croissant vient me piquer juste en dessous des os du cou. Elle a raison. Je n’ai pas cessé de blesser Astley, car je n’ai jamais été capable de l’aimer de la manière qu’il lui fallait. Et pourquoi ça ? C’est le visage d’Astley que je vois, lorsque je ferme les yeux, désormais. C’est pour lui que je prie, à ce terrible instant. Ce n’est pas pour Issie, ni Nick ou Amélie, quelque part de l’autre côté de cette porte. C’est pour Astley que je m’inquiète le plus. Maintenant qu’il est trop tard, mes sentiments sont soudain totalement clairs. J’aime Astley.

— Ne lui faites pas de mal ! je lance comme si je pouvais me permettre d’exiger quoi que ce soit, attachée à un mur, les poignets en feu.

Elle hausse un sourcil comme si j’étais tellement stupide qu’elle en perd ses mots. Et je dois admettre que c’est agréable de ne plus l’entendre, mais elle reprend aussitôt. De toute façon, son haussement de sourcil est exagéré, et…

— Vous savez ce que je vais faire ?

— Me parler jusqu’à ce que j’en meure ?

— Je vois que vous n’avez toujours pas votre langue dans votre poche. Vous êtes tellement différente de mon fils pour ça…

Elle crache le mot « fils » tout en remontant l’ongle jusqu’à mon menton, puis elle saisit brusquement mon visage.

— Je vais vous faire redevenir humaine.

Je bégaie tout en essayant de me défaire de son emprise, mais je suis faible. La douleur qui brûle mes poignets et tout ce fer en moi m’ont rendue vulnérable.

— Humaine ?

— Vous n’imaginiez pas que je pouvais faire ça, n’est-ce pas ?

D’un geste brusque, elle me lâche le visage et le pousse. Mon oreille vient se plaquer contre le mur. La douleur envahit désormais mon crâne, ce qui brouille davantage mes perceptions. Mais j’arrive tout de même à écouter, et elle, évidemment, continue toujours de parler.

— Laissez-moi vous signaler quelque chose, Zara White, Zara des Étoiles. Je collectionne les horloges, car c’est là que les gens de notre espèce ont toujours caché leurs secrets. Nous dissimulons des documents, des sorts, dans les rouages du temps. Quoi de mieux que de cacher les secrets du passé dans les machines qui nous incluent dans l’avenir. Tic toc.

Je tourne lentement la tête pour la regarder. Elle sourit. Son rouge à lèvres a laissé une petite tache rose sur une de ses dents de devant.

— Moi qui pensais que c’était seulement parce que vous étiez folle, parviens-je à cracher malgré la douleur. Je vous prenais pour une espèce de fétichiste d’horloges complètement allumée.

— Ne sous-estimez jamais ceux que vous croyez fous. Ce sont ceux qui voient les choses que vous ne voyez pas.

Elle penche la tête et passe à la vitesse supérieure.

— En vérité, j’ai déniché un secret dans l’une de ces horloges. N’importe quel lutin peut créer un lutin avec un vrai baiser, mais seules les reines peuvent transformer un lutin en ce qu’il était avant : une faible chose.

— Comment ça ?

Je ne la suis pas.

— Le faire redevenir humain.

Je dois la regarder avec un air hagard, car elle sourit et me tapote la joue.

— Vous êtes sous le choc, très chère. Fermez la bouche. Vous gobez les mouches, ce n’est pas très joli.

— Alors…

J’essaie de saisir la portée de ses mots.

— Vous allez me « délutiniser » ?

Elle tend un bras long et frêle, et me tapote le haut du crâne.

— Exactement.

Un court instant, j’hésite à lui demander comment elle compte s’y prendre, mais à ce moment-là, le vent souffle d’une fenêtre que je n’avais pas remarquée avant. Dans sa course, de la terre et des herbes mortes viennent s’éparpiller sur le sol. Une souris court contre le mur, cherchant sûrement un endroit où se protéger du froid ou peut-être même de nous.

— Mais je ne pourrai donc pas déclencher l’Apocalypse ? finis-je par lâcher.

— C’est totalement stupide et totalement faux, ricane-t-elle.

Issie s’approche davantage d’Astley. Les hommes de main d’Isla ne font pas attention à elle. C’est un être humain. De toute évidence, ce n’est pas une menace, et Astley est inconscient. Même si elle parvient à le libérer, quelle différence cela fera-t-il ? Mais je ne peux pas lui en vouloir d’essayer. Il faut juste qu’elle soit prudente. Toute l’attention d’Isla est sur moi. Sur son poignet, une montre fait défiler chaque seconde qui passe. Elle finit par me demander :

— Vous aimeriez savoir ce que je dois faire ?

Je ne réponds pas.

— Une reine n’a qu’à faire un vrai baiser, comme pour le processus inverse.

— Vous allez m’embrasser ? je lance d’une voix rauque.

C’est pire que répugnant. Non pas parce que c’est une fille, mais parce qu’elle est vieille et surtout folle à lier et ultra-mauvaise.

Elle sourit.

— Je vous embrasse. Vous redevenez humaine. Astley perd son pouvoir, et la prophétie n’a aucune chance de se réaliser.

Enfin ! Elle a fini par dire quelque chose d’important.

— La prophétie ?

— Vous n’êtes toujours pas au courant ? Mais qu’y a-t-il à espérer d’une bande de héros qui ne sont même pas capables de se souvenir que le pont s’appelle BiFrost et non BiForst ? ricane-t-elle. Quels idiots, vraiment !

La souris longe toujours les murs.

— On a trouvé les deux orthographes sur Internet, je crache en guise de justification. Et le journal l’appelait BiForst.

Elle hausse un sourcil.

— Internet ? Vous basez votre défense contre l’Apocalypse sur des informations que vous avez récupérées sur Internet et dans un ridicule journal local ? Alors ça, c’est la meilleure !

Cette fois, elle éclate véritablement de rire, ce qui n’est pas vraiment rassurant. Si elle est assez sûre d’elle pour rire, j’imagine que je n’ai aucune chance de m’en sortir. Issie est attachée. Astley est inconscient, par terre, enchaîné par du fer qui lui brûle la peau. Deux molosses barrent la porte qui mène dehors. Aucun signe de Nick ou d’Amélie. Et Isla est à quelques centimètres de moi, en train de se frotter les mains comme si elle s’apprêtait à recevoir une toute nouvelle horloge.

— Vous venez de dire que, si je suis humaine, je pourrai tout de même déclencher l’Apocalypse. Mais, d’un autre côté, vous prétendez que, si je suis humaine, la prophétie ne se réalisera pas.

Qu’est-ce qu’elle m’agace à ne pas être claire !

— La prophétie ne concerne pas le déclenchement de l’Apocalypse, mais son arrêt. Si vous êtes humaine, vous ne pourrez plus y mettre fin.

Elle s’éloigne un peu de moi pour se rapprocher d’Astley, puis elle le pousse du bout du pied. La rage et le désespoir m’envahissent lorsqu’elle dit :

— Dommage qu’il soit inconscient. J’aurais aimé qu’il voie ce que je m’apprête à vous faire. Mais au moins, l’humaine verra, elle. Elle pourra témoigner auprès de mon fils de l’horreur, de la douleur, de vos cris et de vos implorations. Vous ferez bien ça pour moi, hein, Zara ? Crier ? Ou au moins me supplier. J’ai l’ouïe sensible.

J’avale ma salive et attends qu’elle se rapproche. Un pas. Un autre. Encore un autre. Je lance un regard à Astley, et le soulagement s’empare de moi. Je n’ai pas envie qu’il voie ça. Je n’ai plus envie qu’il souffre. Il a dû subir tellement de choses… Le simple fait d’avoir une mère pareille…

Le visage d’Isla est face à moi, désormais.

— Êtes-vous prête à redevenir humaine ? murmure-t-elle.

Une odeur de lilas m’enveloppe et inhibe tous mes sens. Je ne réponds pas. Je me contente de fermer les yeux alors que ses lèvres se rapprochent. Je tourne la tête et serre les miennes, même si ça ne changera rien. Elle claque des doigts et, aussitôt, les deux molosses avancent vers moi. De grosses mains puissantes me tiennent la tête afin que je lui fasse de nouveau face. Son ricanement me fait comprendre qu’elle est toute proche, désormais. J’essaie de trouver une parade de dernière minute pour m’en sortir, un argument convaincant pour l’empêcher de passer à l’acte, mais, parfois, il est impossible de dissuader quelqu’un de dément ou de mauvais. Parfois, il ne reste plus qu’à serrer les lèvres, fermer les yeux et prier. Je me concentre sur mon pouvoir, les branches qu’Astley et moi avons liées. Je m’efforce de rassembler toute mon énergie de lutin pour en former des ailes qui s’envoleraient vers Astley. J’arrive presque à les imaginer, mais c’est à ce moment-là que ses lèvres touchent les miennes.

Douces et mentholées, elles se pressent contre les miennes un instant avant que la sensation ne change. Une soudaine douleur me traverse le visage, puis le cerveau, puis le corps. Avec un hurlement, je recule la tête contre le mur froid, la remue de gauche à droite, toujours plaquée contre les mains des hommes ; j’essaie de fuir ce baiser, mais il n’y a aucune échappatoire. Avec un coup sec, j’arrive à saisir un bout de vêtement de l’homme le plus proche et je le déchire, tentant frénétiquement de trouver quelque chose. J’entends d’autres grattements de souris, le tic-tac d’une horloge et le ricanement d’Isla. Un des molosses rit. Mon cœur ralentit. Un battement. Un autre. J’ai échoué. J’ai abandonné les autres. Quelque chose d’humide coule sur mon visage. Des larmes. Mes larmes. Je refuse de mourir de cette façon. Mais non, il ne s’agit pas de mourir… Je refuse de changer de cette façon.

Résignée, je lâche le vêtement de l’homme de main. Quelque chose glisse sur le sol et heurte mon pied. Est-ce qu’Issie m’a envoyé une arme ? À l’aveugle, je la hisse sur ma botte et, d’un coup sec, la jette dans ma main, ce que je n’aurais jamais été capable de faire en tant qu’humaine, car je n’ai jamais été très douée au foot. Mais, pour l’instant, je suis toujours un lutin, et ça marche. Mes doigts accueillent quelque chose de froid et de dur et enserrent le métal. Au fond de mon esprit, je sais ce que c’est : un couteau. Il devait traîner par terre. C’est de lui qu’Issie se rapprochait, et non d’Astley. Je rectifie ma prise tandis que le monde tourne autour de moi. J’ouvre les yeux sur le visage d’Isla, son beau visage maléfique qui embrasse le mien. C’est le moment que je choisis : je plonge le couteau dans sa poitrine. Je plonge le couteau et tente de hurler, mais il ne reste rien de moi – ni lutin, et peut-être même pas une trace d’être humain. Soudain, ma tête implose, et je sombre. La dernière chose que je perçois est le hurlement d’Isla, qui dépasse de loin le mien.