Extrait de mémo interne au fbi

Ce soir, une collecte de fonds devrait rassembler les habitants de Bedford dans une petite zone pour plusieurs heures. Étant donné la forte probabilité qu’il se passe quelque chose lorsque les gens retourneront à leurs véhicules, j’ai posté à la fois mes hommes et ceux du commissariat de Bedford en surveillance étroite. Des couvre-feux sont en place, mais je crains que ce ne soit pas une mesure suffisante à la sécurité des citoyens.

À la base, ils avaient prévu d’annuler le Tremplin hivernal, qui est une collecte de fonds pour les chorales et les groupes de jazz des établissements scolaires de la ville, mais Betty a réussi à convaincre Mme Fuze, qui fait office de proviseure, de le maintenir. Notre ancien proviseur a disparu. Beaucoup de gens ont disparu. Mme Fuze en est consciente. Quand Issie et moi longeons l’allée bordeaux afin de nous installer au premier rang du théâtre, Mme Fuze nous fait un salut de tête presque imperceptible. Elle ne sait pas quoi faire de ses mains. La pauvre femme est dans un état pas possible.

Le Grand Auditorium est plein à craquer. Le Tremplin a tout le temps lieu ici, c’est la tradition. Ce petit théâtre doit pouvoir contenir cinq cents personnes entre ses murs Art déco. Les colonnes sont peintes en bordeaux et arborent des triangles imitation or. Issie me dit que ça lui fait penser à du Klimt, cet artiste dont elle était fan à son arrivée au lycée. Je suis fière d’elle rien que parce qu’elle essaie de me faire la conversation. Je suis tellement nerveuse que j’ai du mal à réfléchir. Tellement de choses pourraient mal tourner ce soir. J’attrape sa main.

— Dis-moi comment Buffy s’y prend pour éviter l’Apocalypse.

— À quel moment ?

— Tu choisis.

Elle lève les yeux vers les rideaux, comme pour y puiser l’inspiration.

— Il y a tellement de choix.

Il y avait des rideaux de théâtre, dans la vision de Cassidy concernant ma mort. Dans cette vision, il y avait aussi des brûlures, de la violence, et moi dans les bras d’Astley. Elle n’est pas obligée de se réaliser. C’est ce que prétend Cassidy. Avec le destin, trop de variables sont en jeu.

Betty longe l’allée à grandes enjambées et s’installe sur le siège à côté de moi. Elle me tapote la main.

— On va leur botter le cul, tu verras.

Sa voix est presque un feulement. Elle meurt d’envie de se transformer. J’imagine qu’elle a beaucoup de mal à se contenir.

Issie se penche devant moi pour lui parler :

— Où est Devyn ?

— En coulisse, répond Betty à voix basse. Avec Cassidy, Nick, Astley, les musiciens et un sacré nombre de lutins.

Une partie du plan consiste à faire croire aux sujets de Frank qu’ils peuvent nous avoir facilement. Dans le public, le seul garou visible est Betty, et les seuls lutins d’Astley sont Becca et Amélie. Les autres attendent en coulisse, dans le foyer des artistes et en bas de la rue. Certains sont cachés dans les minuscules toilettes.

Le public en lui-même est bourré d’humains armés et de lutins de Frank. Grâce à nous, la salle est comble. Le plus bizarre, pour quelqu’un d’extérieur, serait de remarquer l’absence de tout enfant en dessous de quatorze ans. Aucun petit n’est venu voir sa grande sœur. Aucun bébé ne s’agite.

Il y a très peu de personnes âgées, également. Mais la salle est tout de même bondée. Les membres de la chorale, s’ils survivent, auront un petit paquet d’argent pour essayer d’accéder aux épreuves nationales, à Disney World. Enfin, si le monde n’est pas détruit, évidemment.

Le visage de Betty surgit devant le mien. Elle claque des doigts.

— À quoi tu penses ?

— À rien. Enfin…, je ne sais pas.

Avec ma main droite, je vérifie mes armes. Un couteau spécial que les parents de Devyn ont enduit d’un poison ultra-efficace contre les lutins, et du gaz lacrymogène qui n’en est pas vraiment, mais une sorte de dérivé qu’ils ont conçu grâce à nos échantillons de sang. Il y a des heures de cela, Keith, Cassidy, Jay et d’autres ont caché des arbalètes et des épées sous les sièges. Avec un peu de chance, aucun des lutins de Frank ne s’en rendra compte.

Mais ça ne me paraît pas suffisant.

— Je veux seulement que tout se passe comme dans du beurre, dis-je.

Betty hausse un sourcil ; je ne sais pas si c’est parce que je l’agace à douter ainsi ou à cause de mon expression.

— Je suis contente que maman ne soit pas là, j’ajoute.

Elle m’attrape la main.

— Moi aussi.

Les lumières clignotent, et Mme Wilson arrive sur scène. Sous son chandail rouge de jours de fête, elle a coincé deux petites bouteilles de gaz lacrymogène, et l’une des pinces qui relèvent ses épais cheveux noirs est enduite de poison. Je le sais, parce que c’est moi qui la lui ai mise. Elle sourit au public, écarte les bras de façon théâtrale et annonce de sa voix de soprano :

— Bienvenue au Tremplin hivernal du Grand Auditorium et du Lycée de Bedford !

Elle nous fait un signe de tête, encourageant la foule à applaudir. Ce que nous faisons.

Issie se penche vers moi et me glisse à l’oreille :

— Elle est sacrément à l’aise. Elle ne paraît même pas nerveuse.

— C’est une comédienne, dis-je.

Issie fait les gros yeux.

— Non, vraiment. Les comédiens sont très forts. Ils arrivent même à jouer alors que leur vie ne tient qu’à un fil, j’insiste tandis que Mme Wilson esquisse une révérence théâtrale et quitte la scène par la gauche.

Les lourds rideaux de velours bordeaux s’ouvrent sur un décor composé de sapins blancs et de chandeliers à sept branches. Des flocons de neige scintillants pendent du plafond. Ils ressemblent à ceux du bal.

— C’est joli, dis-je dans un murmure. Ça donnerait presque envie d’aimer l’hiver.

Betty émet un petit ricanement. Je me défends :

— C’est vrai ! Tu es de mauvaise humeur parce que tu n’aimes pas les chansons de comédies musicales.

— J’ai l’impression d’être piégée dans un épisode de Glee, rétorque-t-elle alors que Cassidy entre en scène.

Notre joute verbale est amusante, mais j’ai conscience que nous feignons seulement d’être calmes.

Je regarde Cass en serrant les poings. Je stresse pour elle. Je stresse pour nous. J’ai à la fois le trac par compassion et par anticipation. Nous avons rassemblé les nattes de Cassidy en une grosse queue de cheval que nous avons ensuite entourée d’un foulard. Elle porte une espèce de robe hippie noire. Elle a un couteau attaché à sa cuisse. Ça ne se voit pas. Elle chante une chanson des Misérables qui parle d’une femme qui rêve, d’un homme qui lui vole sa virginité et la met enceinte, et de tous ses rêves qui s’effondrent. Que des choses gaies, quoi. Cela dit, elle est bonne, très bonne, même. J’ignorais complètement qu’elle savait chanter. Je jette un coup d’œil dans la salle et observe tous ces gens si courageux en risquant leur vie. Il y a tant de choses que j’ignore chez chacun d’entre eux. Je ne sais pas s’ils rêvent de devenir des magnats du réseau social ou des rock stars. Je sais seulement qu’ils se montrent incroyablement courageux ce soir.

Mon téléphone vibre. Je le sors et lis le message. C’est Nick : « Toujours en vie. »

Je lui réponds : « Ne change pas, alors » pendant que les étudiantes du programme d’échange chantent Douce Nuit, chacune dans sa langue maternelle. Elles sont jolies, toutes les trois, dans leurs robes blanches. J’aurais préféré qu’elles retournent chez elles. Ça aurait été plus sûr. Mais, au lieu de ça, elles dissimulent des bouteilles de gaz lacrymogène et des couteaux, et des épées les attendent en coulisse.

— C’est terrible, je murmure à Betty.

— La maigrichonne chante faux, mais ce n’est pas si insupportable, rétorque-t-elle.

— Tu sais de quoi je parle, dis-je en lui donnant un coup de coude.

— On ne peut plus revenir en arrière, désormais.

— Je sais, je sais.

Nous avons ensuite droit à une version sensuelle de Winter Wonderland, The Chanukah Song d’Adam Sandler et une démonstration de danse moderne sur Paparazzi de Lady Gaga, qui se compose principalement de bras levés et de jetés par terre. Normalement, j’apprécierais tout cela, mais pas ce soir.

Mon téléphone m’indique un nouveau message.

« Nous viendrons à bout de tout cela. »

C’est Astley. Personne d’autre n’emploierait une telle expression. Je me répète ce qu’il m’a écrit : « Nous viendrons à bout de tout cela. » De quoi ? Du fait que je sois humaine ? De la potentielle Apocalypse ? De la soirée ? De tout ça à la fois ?

Je lui réponds : « Je crois en nous. »

Betty ne se gêne pas pour lire par-dessus mon épaule et hausse un sourcil. Je lève les yeux au ciel. C’était une bonne réponse. Les gens applaudissent la fin de la danse. Issie tapote le programme. Nick et Astley sont les suivants. Astley a une guitare qui pend sur son épaule, talent que j’ignorais jusque récemment.

Au dos de la guitare, il a fixé une sorte de sabre long et fin. Nick n’a ni arme ni instrument. Ils avancent sur scène, et Astley esquisse un sourire presque timide en saluant la foule. Nick nous fixe avec un regard bien plus assuré.

— Il faut toujours qu’il fasse son show, dit Issie. Manifestement, l’Apocalypse n’effraie en rien Monsieur Charisme.

— C’est bien ! je lance.

Elle hoche la tête, mais sur ses genoux, ses mains se tordent nerveusement.

— Ouais.

— Il va assurer, hein ? je demande.

— Tu verras bien, répond-elle avec un sourire entendu.

J’adore Issie, mais je déteste les sourires entendus, sauf quand c’est moi qui les fais.

Nick ajuste le micro à sa taille, et Astley se perche sur un tabouret. Il y a un autre micro devant lui. Il ne le touche pas. Il me cherche dans la foule. Lorsqu’il me voit, sa bouche se tord légèrement, puis il dresse le pouce tandis que Nick se met à parler.

— Est-ce que vous êtes prêts à mettre le feu ?

Oh ! mon Dieu. Ça a beau être la pire introduction du monde, il est tellement charismatique que les gens se mettent à crier « Ouaiiiiis ! » et tapent du pied.

— J’ai dit : « Est-ce que vous êtes prêts à mettre le feu ? » répète-t-il.

Cette fois, Betty hurle et même Issie siffle. Mes tympans sont à deux doigts d’exploser.

— Super ! lance-t-il en lâchant le micro. Super ! Alors, c’est parti.

Le rideau se soulève et laisse apparaître derrière eux Austin à la basse et Jay à la batterie. De nombreuses armes sont cachées derrière les fûts, et le visage de Jay ressemble lui-même à une arme : il est tranchant, d’acier, chargé de haine.

Ils reprennent une chanson de 30 Seconds to Mars qui démarre sur un chant tout calme avant de partir dans un rock explosif. La voix de Nick, parfaite, résonne à travers toute la salle.

— Put… commence à jurer Issie. Cette chanson-là ?

— C’est This Is War[2], lui dis-je dans un murmure tandis que Nick enchaîne avec la partie un peu plus en force.

Cette chanson est un appel à la guerre. Elle parle de se battre à mort et d’aller aux limites de la terre. Elle parle d’un « nouveau monde plein de bravoure ».

— Ça en jette ! crie Betty par-dessus la chanson. Et ça pète les oreilles !

Oui, et c’est brillant, car Nick et Astley sont en train de nous appeler, ils nous signalent de nous rallier à eux sans même que Frank s’en aperçoive. La chanson ralentit, les spots se mettent à diffuser une lumière bleue intermittente sur Nick et Astley tandis qu’Astley envoie valser son tabouret d’un coup de pied et que Nick nous dit de lever les mains vers le soleil, de les réchauffer, de nous préparer pour un nouveau monde.

Ils sont très forts. Je n’arrive pas à y croire. J’ai peur de ce qui est sur le point de se passer, mais, en même temps, je suis ridiculement fière de les voir agir ensemble, fière de leur talent et de leur courage. Ce sont les meilleurs de notre groupe. Les lumières arrêtent de clignoter, et les membres de la chorale arrivent peu à peu sur la scène en accompagnant crescendo les garçons. Nick nous dit que nous avons gagné la guerre. Nous avons gagné la guerre… Si seulement.

Soudain, au moment où la musique ralentit, mais avant que nous ne puissions applaudir, Frank surgit, comme nous l’avions prévu. C’est le genre de gars à soigner son entrée. Et Astley ne peut pas être plus vulnérable, en plein milieu de la scène, sans aucun garde du corps. C’est la même chose pour moi, mais je suis à côté de Betty.

Il vole jusqu’au centre de la scène, entre Nick et Astley, les bras grands ouverts. Puis, d’un coup sec, il saisit dans chaque main la gorge des deux garçons. La musique s’arrête en stridulant.

Dans l’instant, Betty se transforme en tigre à côté de moi, mais je ne la regarde pas. Au lieu de ça, j’arrache le couteau qui se trouvait sous mon siège et bondis au bord de la scène.

Derrière eux, Jay a fait surgir une arbalète dissimulée dans le set de batterie.

— Lâche-les, je lui ordonne.

Frank éclate de rire.

— Un geste et je leur brise le cou.

— Tu ne les as même pas laissés finir, dis-je en feignant d’être outrée. Tu veux savoir ce qu’ils allaient jouer ensuite ?

Have Yourself a Merry Little Christmas[3] ? raille-t-il.

Walhalla, je réponds d’un air méprisant, mais il ne perd en rien son aplomb.

— Je l’ai déjà envoyé là-bas. Il est temps qu’il y retourne.

— On ne peut pas y retourner, crétin. C’est une fois ou jamais.

Astley me lance un regard nerveux. Nous avons trop parlé. Je me suis laissé emporter par la colère, mais je nous ai fait aussi gagner du temps.

Une Betty totalement transformée atterrit sur la scène à mes côtés et se met à feuler, les oreilles plaquées contre sa tête.

Elle fait son effet à la fois sur le public, pourtant déjà au courant, et Frank. Il esquisse une moue de surprise, et je ne peux pas vraiment lui en vouloir. Il est vrai que Betty est un tigre plutôt impressionnant.

— Dégage ton chat d’ici, ou je leur brise le cou sur-le-champ ! lance-t-il en resserrant son emprise.

Je réfléchis quelques secondes.

— Si tu voulais les tuer, tu l’aurais déjà fait.

Il rit.

— C’est vrai… Mais je préférerais que vous assistiez tous à la fin du monde…

— La fin du monde ?

C’est à mon tour de rire maintenant.

— Tu es cerné. C’est terminé, Frank. Lâche-les.

Betty est prête à bondir. Nick commence à se transformer en loup. Son corps tremble et ses yeux se ferment.

— Vous imaginez vraiment qu’on ne s’attendait pas à ce que vous nous piégiez ? C’est vous qui êtes cernés.

Frank siffle, et la porte de derrière s’ouvre. Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule et découvre des lutins tout bleus, tout mortels, avancer d’un pas lourd dans les allées. Ce ne sont pas nos lutins. Les nôtres ont comme consigne de conserver leur charme afin que les humains sachent que ce sont nos alliés. Ces lutins sont les siens. Je crie :

— Attaquez-les ! Attaquez-les !

Nos humains et nos lutins se mettent à escalader les fauteuils tout en saisissant les armes. Le plafond de l’auditorium est soudain éclaboussé de sang tandis que les dents se plantent dans la chair, que les armes tranchent les corps. Mon estomac se tord. Ça a commencé. La terrible bataille a commencé.