Contrôleur de trafic du commissariat de Bedford
Agent de contrôle à voiture 14 : On nous signale un homme bleu qui descend Water Street en courant avec une tête dans les mains. Encore. On nous signale un homme à la peau bleue avec une tête dans les mains sur Water Street. 10-3.
14 : Nous sommes en chemin.
Nick plonge sur le conducteur et l’éjecte de la camionnette. Ils tombent tous les deux sur la route en une masse remuante de dents et de griffes. Aussitôt, Amélie saute par-dessus le siège du conducteur et se jette vers eux en claquant derrière elle la portière désormais cassée.
Astley prend le temps de dire « Restez ici » avant de sortir lui aussi, et je suppose que je devrais apprécier, mais je suis furieuse. Il est hors de question que je reste enfermée pendant qu’ils se battent dehors. Ils pourraient se blesser. Ils pourraient… Ma main est sur la poignée de la porte quand Issie me tire en arrière.
— Zara !
— Quoi ?
— Tu ne peux pas y aller.
— Comment ça ?
— Tu n’es pas armée. Tu es humaine, dit-elle d’un ton à la fois pressant et désolé.
L’espace d’un instant, je me dis qu’elle a raison, que je ne peux pas y aller, qu’être humaine fait de moi quelqu’un de faible, ce qui est le cas comparé au pouvoir des lutins, mais, ce qui fait vraiment de moi quelqu’un de faible, c’est de ne pas avoir de courage. C’est sûr, je ne suis pas armée, mais je peux quand même essayer de me rendre utile, non ? Je repousse Issie d’un coup d’épaule.
— Je ne peux pas ne pas aider.
— Parfois, ne pas aider revient à aider, dit-elle d’un ton suppliant.
— Pas cette fois.
Je suis dehors avant qu’elle ne me fasse de nouveau douter. Il fait un froid glacial. Un bout du pare-chocs arrière de la camionnette ne cesse de gratter l’asphalte avec le vent, qui nous envoie des rafales de neige. Près de moi, Amélie est en train de repousser deux lutins. Nick en a tué un autre. Je détourne les yeux, car c’est immonde, violent et sanguinolent, et, même si j’ai derrière moi pas mal de combats, je ne le supporte toujours pas. Plus loin sur la route, derrière la seconde voiture, Astley se bat contre deux autres lutins. Il s’en sort très bien, lui aussi. Son poing vient percuter un estomac. Il frappe l’autre derrière le genou pour le faire tomber.
Celui qui est encore debout me voit et crie :
— Elle est sortie de la voiture !
Oups ! J’ai comme l’impression que c’était moi, la cible.
Je m’accroupis et saisis le pare-chocs. Vu son état, je n’ai pas trop de mal à l’arracher. Un des lutins bondit sur moi tel un chat, toutes griffes dehors. Je brandis le pare-chocs comme une batte de base-ball et le lui balance dans le crâne. Sa peau se met à brûler.
— C’est dégueu… je marmonne.
Après un soubresaut, le lutin ne bouge plus, étalé par terre, les yeux fermés. Je resserre ma prise sur le pare-chocs et plante les pieds au sol.
— C’est qui le prochain, hein ?
Un de ceux qu’Amélie tentait de repousser hausse les sourcils et avance d’un pas. Mon cœur accélère.
— J’ai dit : « C’est qui le prochain ? » S’il n’y a pas de volontaire, alors, il faudra tous y passer.
Je dois admettre que, dans ma voix, je suis plutôt fière de ma bravoure. Mes paroles dominent même les grognements du loup et les jurons d’Amélie.
Le lutin qu’Astley a fait tomber commence à se relever. Je fonce vers lui en levant mon pare-chocs, mais quelque chose me frappe par-derrière. Mon visage s’écrase dans la neige. Je le tourne sur le côté juste à temps pour ne pas me briser le nez. Des griffes entourent ma tête.
— Voyons, ma reine ! vocifère Amélie en tirant brutalement le lutin qui me maintenait à terre.
— Je ne suis plus reine.
Je me relève aussitôt et assène un coup de pare-chocs sur le crâne du lutin tandis qu’Astley en expédie un autre. Nick s’est occupé du second adversaire d’Amélie. L’espace d’un instant, tout est calme, et nous sommes entourés de lutins gémissants ou bien morts. Toutes ces pertes, c’est horrible et dégoûtant. Je sens comme quelque chose qui sanglote en moi.
Astley le remarque.
— Allez, viens. On rentre à la maison.
Il pose un bras autour de mes épaules, et ça me rassure, même s’il est dégoûtant et couvert de sang.
— On dirait que quelqu’un ne veut pas qu’on parte ! lance Amélie en grimpant sur le siège du conducteur.
Nous nous sommes tous rués dans la camionnette, qui semble bien plus sûre que dehors.
— Ou veut notre mort. Ou nous veut, tout simplement.
Je saisis un sac, lance quelques vêtements à Nick et fouille dans mon propre sac à la recherche de la trousse de premiers secours que nous avons emportée. Je me mets alors à panser les blessures de chacun en rampant par-dessus tout le monde étant donné l’étroitesse du véhicule. Tandis que je nettoie une coupure à la naissance des cheveux d’Astley, il effleure délicatement l’intérieur de mon poignet. Ses yeux plongent dans les miens, et je me sens presque aussi liée à lui que quand j’étais sa reine. Il rentre les lèvres comme s’il allait se les humecter, puis il murmure :
— Tu t’en es sortie comme une chef avec ton pare-chocs.
— Un morceau de voiture, voilà l’arme idéale, je blague en tapotant sur la gaze.
Avant qu’il ne puisse répondre, je vais vers l’arrière du véhicule, où Nick est désormais habillé, afin de soigner toute blessure éventuelle qui ne se serait pas guérie d’elle-même. Comme il secoue la tête pour me signifier qu’il va bien, je me dirige vers Amélie.
— Je conduis ! dit-elle. On ne me soigne pas tant que je conduis !
Je m’assois près d’Issie et lui prends la main. Elle me la serre. Nous avançons en direction de l’aéroport en silence.