Message de sécurité sur le vol 132
Hôtesse : En cas d’amerrissage forcé, le coussin inférieur de votre siège peut être utilisé comme dispositif de flottaison.
Elle accompagne son explication du geste.
Hôtesse : Tirez le coussin du siège, glissez vos bras dans les courroies, et plaquez le coussin contre votre poitrine, comme indiqué sur la carte située dans la poche du siège devant vous.
Elle marque une pause.
Hôtesse : Quelqu’un a entendu parler de ces mystérieuses disparitions dans le Maine ? J’imagine que vous êtes contents de partir d’ici.
Rire gêné.
Nous ne sommes pas assis les uns à côté des autres dans l’avion à destination de New York. Amélie et Issie sont à l’arrière de l’appareil, sur les sièges du milieu ; Astley, qui a la phobie des avions, est plus ou moins sur le côté. Quant à moi, je suis tout devant, à côté d’un homme assez mince aux chaussures lustrées, au pantalon impeccable et à la chemise rose fluo. On pourrait croire qu’il s’apprête à créer le prochain gros réseau social qui lui rapportera des milliards. Il aide tous ceux qui montent à bord.
Il faut attendre devant la porte pour obtenir votre ticket pour vos bagages à main.
Rangez ça là, si vous voulez.
Il est gentil et prévenant, mais je préférerais être aux côtés d’Astley, qui se trouve cinq rangs derrière moi. Je sens que quelque chose ne va pas. L’atmosphère est lourde et j’ai de nouveau cette étrange sensation qui ne cesse de me poursuivre, comme chaque fois que quelqu’un est à l’affût.
L’hôtesse traverse l’allée d’un pas léger, et l’homme à côté de moi la dévisage de haut en bas. Je sens son désir pour elle qui stagne au-dessus de nos têtes. J’imagine que c’est un effet secondaire de ma transformation en lutin. Je ressens les désirs et les émotions des gens, mais seulement quand ils sont ultra-intenses. Il tourne les yeux vers moi, et je me rapproche du hublot.
— Vous voulez boire quelque chose ? lui demande-t-elle.
— Non, merci, ça ira.
Nous passons devant les avions à réaction gris foncé de l’US Air Force qui pointent leur nez vers nous. Une toile verte camoufle chacun de leurs réacteurs.
— Excusez-moi.
Astley est debout, à côté de mon voisin. Il s’accroupit et lui murmure quelque chose à l’oreille. L’homme détache sa ceinture et lui laisse la place en me lançant un coup d’œil.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Que tu as des problèmes de flatulence et qu’il ferait mieux de changer de place avec moi avant qu’il ne soit trop tard.
Je lui donne un coup dans le bras en grognant.
— Sympa !
— Je sais, oui.
Il boucle sa ceinture. Sa peur des avions lui confère une pâleur extrême. La dernière fois que nous nous sommes trouvés dans un avion, c’était également pour aller en Islande, et c’était moi qui l’avais mis dans l’embarras. J’imagine que l’heure de sa revanche a sonné. Cela dit, il me paraît sincèrement terrorisé et nerveux.
Je lui prends la main et la serre dans la mienne en essayant de le rassurer.
— Je suis contente que tu sois là.
— Moi aussi, répond-il en me rendant ma pression.
Et puisque je sais que ça ne veut pas dire « ici, dans cet avion », ça signifie donc qu’il est content d’être avec moi. Ça devrait me mettre mal à l’aise, mais ce n’est pas le cas. Je me contente de lui tenir la main alors que le nez de l’avion se redresse et nous emmène vers le ciel.
— Ça ne te fait pas bizarre de repartir en Islande pour chercher Hel ? je lui demande.
— Tout me paraît bizarre.
Une fois que l’avion a atteint son altitude de croisière, Astley se détend légèrement dans son siège.
— Comme toi, je n’aurais jamais imaginé devoir grandir sans la présence d’un père. Je n’aurais jamais songé que ma mère perdrait la boule ou me trahirait comme elle l’a fait.
Il baisse la voix jusqu’à murmurer :
— Je n’aurais jamais pensé être le roi des lutins qui devrait tenter de maîtriser les autres, stopper le Ragnarok ou encore te trouver.
— Me trouver ?
— En tant que reine.
— Oh !
En tant que reine. Est-ce parce que je suis si peu faite pour ça ? Ou parce qu’il craint de se retrouver avec moi sur les bras pour la vie entière ?
S’ensuit un silence gêné, heureusement interrompu par l’hôtesse qui nous propose à boire. Je choisis un jus de fruits. Astley choisit de l’eau. Dès qu’elle pousse le chariot vers la rangée suivante, je lui demande :
— Est-ce que tu sais pourquoi c’est à toi de faire ça ? Tu m’as dit que tu étais l’un des rois les plus jeunes, ce qui signifie probablement que tu es un des moins expérimentés. Pourquoi aucun roi ne te vient en aide ?
— Ils possèdent leurs propres territoires. Celui-ci est le mien.
— D’accord, mais ça ne s’arrête pas à ça. On parle de fin du monde.
Ses yeux se plissent, et ses doigts serrent davantage le petit gobelet en plastique qui contient son eau.
— Oui, c’est tout à fait vrai.
Le silence s’installe de nouveau. Je pense au côté étonnant que Hel soit le nom d’une déesse et celui du lieu sur lequel elle règne, et à la différence qu’il existe avec la version chrétienne de l’enfer, représentée comme un endroit envahi par les flammes où les méchants sont punis. La mythologie fait davantage passer Hel comme un lieu glacial squatté par tous ceux qui ne sont pas morts au combat.
Et Hel, même si elle est à moitié en décomposition, ne semble rien avoir en commun avec Satan, le maître de l’autre enfer, qui, lui, est décrit comme étant mauvais et diabolique. Hel n’est pas comme ça : elle paraît puissante, mais pas diabolique.
Je retire de sa manche une petite touffe de poils de loup.
— Est-ce que tu t’es déjà demandé si on était du côté des bons ou des méchants ?
Il ne comprend pas ce que je veux dire. Je tente alors de m’expliquer :
— Eh bien, quand Hel m’a attaquée, elle m’a dit qu’elle me testait. Elle a prétendu vouloir s’assurer que j’étais assez forte pour arrêter tout ça, et elle a sous-entendu qu’elle ne souhaitait pas que la fin du monde arrive. D’après toutes nos recherches, il semblerait qu’elle veuille empêcher l’Apocalypse.
— Mais ses armées font partie de ce qui causera cette Apocalypse.
— Non. Si son frère Loki s’échappe, voilà ce qui la causera. Puis il y aura des catastrophes naturelles, de monstrueuses créatures surgiront, et elle poussera les morts de Hel à aller combattre les guerriers du Walhalla et de Bedford.
C’est là que je comprends ce qui me gêne vraiment.
— Je ne supporte pas le fait qu’aucun dieu, comme Odin, ne semble s’y intéresser. Ils ont une attitude si fataliste, comme s’ils ne pouvaient absolument rien y faire. Pourtant, Hel est dépeinte comme la méchante. Elle s’occupe de ceux qui sont morts de vieillesse ou de maladie, et non de ceux qui sont morts en tuant. Pourquoi cela serait-il meilleur qu’une mort paisible ?
Astley ne répond pas. Je pose la main sur son avant-bras et sens la chaleur de son vêtement, sous mes doigts.
— Qu’est-ce qu’il y a ? je l’interroge.
— Je n’y ai pas vu mon père.
Je sais qu’il parle du Walhalla. Il n’y a pas vu son père lorsqu’il m’a aidée à secourir Nick.
— Oh !
Je m’efforce de trouver quelque chose à dire, mais c’est impossible. Ce serait tellement merveilleux si nous pouvions revoir nos pères respectifs.
À vrai dire, je n’ai jamais envisagé cette éventualité, mais, de toute évidence, ce n’est pas le cas d’Astley. Son besoin de revoir son père et son chagrin semblent colorer l’air d’une discrète teinte de bleu de douleur et de tourment. Je comprends.
Beaucoup de choses me manquent chez mon père – enfin, mon beau-père, techniquement –, comme courir avec lui, ses adorables pattes-d’oie, sa façon de vous laisser l’enlacer comme si c’était un gigantesque arbre, son ton nasillard à la fois déférent et moqueur lorsqu’il chantonnait des chansons country.
Tellement de gens sont partis, et tellement me manquent. D’avoir pu ramener Nick des morts est un vrai miracle. Quelque part, j’aimerais tellement que de tels miracles se produisent encore. J’aimerais que personne ne craigne plus rien et que la peine d’Astley disparaisse.
— La situation nous dépasse complètement, finit par soupirer Astley en se frottant les yeux. Pourquoi les dieux voudraient-ils que le monde disparaisse ? Si c’est ce qu’ils veulent, car nous n’en savons rien…
Je songe à toute la souffrance du monde, aux maladies, à la guerre, la torture, la folie, et plein de raisons de souhaiter la fin du monde me viennent en tête. Mais, quelque part, chaque chose horrible est compensée par quelque chose de beau, de merveilleux, comme tenir la main de quelqu’un, déguster un super bon strudel, voir votre chien remuer la queue lorsque vous rentrez à la maison, être accepté dans l’université de vos rêves, ou encore contempler un arc-en-ciel qui n’explose pas. Tout cela n’a aucun sens.
— Bonne question, je réponds.
C’est vrai, c’est une très bonne question. Je ferme les yeux un instant dans l’espoir de m’endormir. Toutes ces bonnes questions me fatiguent. J’ai besoin de réponses maintenant.
Quelques minutes plus tard, je le sens, je perçois son odeur boisée et animale. Astley doit le sentir lui aussi, car, sans plaisanter, il se hérisse comme un porc-épic. Nous arrêtons de lire et nous regardons en articulant simultanément : « Nick. »
L’instant d’après, il apparaît derrière l’épaule d’Astley, en plein milieu de l’allée. Et son sourire est tout sauf aimable.
— Vous pensiez vraiment que j’allais vous laisser faire ça seuls ?
Non, mais, en vérité, je n’y avais pas beaucoup réfléchi. D’autres choses plus cruciales me taraudaient, comme le fait de mettre fin à ce massacre et de sauver le monde. Voilà ce que j’ai envie de lui dire, mais ça ne servirait pas à grand-chose. Je glisse mon livre sur la mythologie nordique dans la pochette du siège devant moi avant de lui répondre. Astley hausse un sourcil et détache discrètement sa ceinture tandis que je prends tout mon temps.
— Nick.
Pourquoi est-ce que je prononce son nom ? Je n’en ai aucune idée, mais c’est comme ça. Puis je le répète.
— Nick. Tu es censé apprendre aux gens à se battre.
Il avance dans l’allée et se retourne afin de nous faire face. Il s’appuie sur le siège à côté d’Astley tout en s’excusant auprès de l’homme qui l’occupe.
— Betty s’en charge. Elle est bien plus patiente que moi pour ce genre de choses. Et cette Becca est là-bas aussi, et…
Astley s’apprête à dire quelque chose, mais Nick lève la main pour signifier qu’il n’a pas terminé. Astley se tait, mais je sens bien que l’attitude de Nick fait plus que l’agacer.
— En plus, ils ne seront jamais assez bons, Zara, poursuit Nick. Et tu le sais. Il nous faudrait des centaines d’autres personnes pour faire la différence.
— On pourrait trouver du soutien sur Tweeter, dis-je à moitié sur le ton de la plaisanterie.
Puis j’explique alors à Astley qu’il existe un site de réseau social où de parfaits étrangers postent de courts messages et des liens. Parfois, ils conviennent de se regrouper pour faire des choses plutôt singulières, comme annihiler une apocalypse de zombies. Nick et Astley repoussent tous deux ma suggestion d’un petit grognement.
Celui d’Astley est choqué et celui de Nick est amusé. L’espace d’un instant, j’ai l’impression d’avoir devant moi ce bon vieux Nick, celui qui me trouvait amusante et intelligente, têtue mais adorable ; celui qui croyait que j’avais une âme et que nous avions un avenir ensemble n’impliquant pas seulement le fait de repousser les lutins malfaisants.
— Tout va bien ?
La voix d’Amélie nous parvient de derrière Astley.
— Je ne sais pas comment est arrivé le loup, mais je ne l’ai pas senti.
La femme en costume de sénatrice, assise de l’autre côté de l’allée, derrière Astley, nous lance un regard. Je préfère ne pas savoir ce qu’elle est en train de penser.
— J’ai quelques tours dans ma poche, répond Nick en souriant, fier de lui.
Je lui rends son sourire. Lorsqu’il s’en rend compte, le sien quitte son visage dans une pénible grimace. Il plonge les yeux dans les miens.
— Malgré ce que je pense de ta transformation, je ne peux pas te laisser faire quelque chose d’aussi dangereux toute seule.
— Elle n’est pas seule ! aboie Astley, laissant désormais libre cours à sa colère.
Nick le dévisage de haut en bas. Il n’y a pas trente-six mille façons d’interpréter ce regard : c’est celui d’un garçon qui jauge la valeur d’un autre. Un muscle tressaute sous sa mâchoire, et il dit :
— Elle est seule.
Astley bondit de son siège et se colle presque au visage de Nick, qui est plus grand et plus large. Ils restent ainsi une demi-seconde et, s’ils pouvaient se cracher du feu et de la glace à la figure, ils le feraient. Amélie souffle un juron et tente d’approcher. La femme qui jouxte l’allée est pétrifiée.
— Tu ne sais même pas comment la protéger, grogne Nick.
— Elle n’en a pas besoin, interviens-je, furieuse, en parlant de moi à la troisième personne et en essayant de déboucler ma ceinture, mais mes mains ne m’obéissent plus.
Astley répond comme si je n’avais rien dit. Ses yeux ne se sont pas détachés de Nick.
— Je sais comment l’aimer. Voilà quelque chose que tu ne sais pas faire, toi.
Il m’aime ? Quelque chose dans mon ventre semble faire un saut périlleux. Je parviens à déboucler ma ceinture et commence à me lever.
Au même moment, l’hôtesse rapplique et lance :
— Vous ne pouvez pas bloquer l’allée ainsi. Je vais vous demander de rejoindre vos sièges, s’il vous plaît.
Et, ô miracle, ils obéissent.
Astley et moi restons assis quelques instants sans parler, les yeux fixés sur le siège devant nous.
— C’était plutôt embarrassant, finit-il par lâcher.
— Oui…
Du bout du doigt, je suis le carré de l’écran devant moi. Ma main tremble.
Il déglutit. Il lève la main, comme s’il s’apprêtait à la poser sur la mienne, mais, au dernier moment, il la repose sur sa jambe.
— Je m’excuse, dit-il.
— C’est inutile.
Il ferme les yeux et enfonce sa tête dans son siège.
— Si, ça l’est. Tu n’es pas une sorte de prix qu’il faut gagner en se battant. Tu es peut-être ma reine, mais ça ne veut pas dire que j’ai le droit de me disputer ta personne comme…, comme…
J’imagine que le mot ne lui vient pas, car il ne termine pas sa phrase.
— C’est juste que, parfois, c’est rageant de devoir gérer tous ces sentiments que j’éprouve pour toi alors que ton cœur ne m’appartient pas. Ce n’est pas ta faute. Je ne t’en veux pas, Zara. Tu as le droit d’aimer qui tu veux, mais c’est assez contrariant dans un tel moment, où je me dois d’être en pleine forme pour affronter ce qui va venir. Comme toi et les autres, d’ailleurs.
Je balaye d’un geste léger une mèche blonde de son visage. Le bout de mes doigts effleure sa peau. Il est si courageux et fait tellement d’efforts pour être bon et me laisser prendre mes propres décisions… Je me penche contre son oreille et murmure :
— J’ai beaucoup de chance d’être ta reine.
Il tourne vers moi des yeux soudain plus bleus. J’ai du mal à croire que j’ai failli le perdre il y a quelques jours. J’ai du mal à croire qu’il m’a fallu autant de temps pour me rendre compte de mes sentiments.
— Zara…
Sa voix se brise en prononçant mon nom.
Je lui souris et hoche la tête.
— C’est vrai. Je suis honorée, chanceuse et très heureuse.
Je m’enfonce dans mon siège et entoure son bras de mes mains avant de poser la tête dessus. Il est temps de laisser ma tête et mon cœur se reposer.
— Tu fais un lutin merveilleux, souffle-t-il dans mes cheveux, en haut de mon crâne. Je n’en ai jamais connu de tel.