Communiqué de presse islandais

Le préfet de police tiendra une conférence de presse pour parler de l’augmentation du nombre de disparitions ces derniers jours.

Il me faut deux jours pour récupérer suffisamment et partir pour Hel. Nous soumettons la décision à un vote. Étrangement, c’est désormais Astley qui est contre, et Nick qui est pour. Astley pense que nous devrions faire nos valises, rentrer chez nous et concentrer nos efforts seulement sur la sécurité de Bedford. Il veut aller au conseil des lutins demander de l’aide. Nick lui rappelle que le conseil n’a jamais rien fait pour nous aider jusqu’ici. Et, d’après lui, Isla voulait me retransformer en être humain surtout parce que nous approchions de Hel et de la possibilité de mettre fin à l’Apocalypse.

— C’était un acte désespéré ! clame-t-il. Ça veut donc dire qu’il faut rester fidèle à notre plan.

Amélie, Issie et moi sommes d’accord.

— Mais alors, pourquoi ne tuent-ils pas tout simplement Astley ? j’interroge.

— Ils doivent avoir besoin de lui pour quelque chose, répond Nick. Ou alors, ils sont sentimentaux. Ou ils espèrent encore qu’il se joigne à eux.

— C’est sûr qu’en transformant sa reine, il risque vachement de se joindre à eux ! lance Issie en roulant les yeux et en remontant ses genoux contre sa poitrine.

Ils débattent ensuite du fait de nous laisser, Issie et moi, ici, pendant qu’ils se mettraient à la recherche de Hel, mais il n’en est pas question. Nous attendons donc un jour de plus. J’imagine que, si j’arrive à marcher, je pourrai effectuer les heures de ski de fond qui nous mèneront à la montagne. Ça sera toujours plus rapide à ski, même si c’est moi qui suis dessus.

Je passe donc la journée allongée sur le lit, avec Issie s’agitant autour de moi. Astley décide d’aller voler un peu plus loin afin d’obtenir assez de signal et ainsi pouvoir appeler à la maison. Nick cuisine. Amélie patrouille à l’extérieur afin de s’assurer de la disparition de toute menace. Le deuxième jour, j’arrive à me lever et tiens un peu plus sur mes jambes.

Après avoir été un lutin, c’est très étrange d’être de nouveau un être humain. C’est comme si j’avais perdu la faculté d’un sens. Je ne sens plus ni ne vois de façon aussi intense qu’avant. Je ne ressens plus les émotions des autres au point d’avoir l’impression de pouvoir les attraper et les tenir dans mes mains.

Mais une chose ne me manque pas : ce sentiment d’être constamment à la limite du mal, que, si je ne contrôlais plus mes appétits, je deviendrais sauvage et violente, une espèce de prédatrice totalement démente.

Lorsque le soleil se lève sur le jour que nous avons choisi pour partir à la recherche de Hel, je ne supporte tellement plus d’être enfermée que je sors quelques instants en attendant que tout le monde se prépare.

Le lac n’est plus gelé. La chaleur dégagée par le volcan a réchauffé l’eau et brisé la glace en énormes blocs qui se heurtent les uns les autres. Lorsque leurs bords se rasent, cela provoque une espèce de rugissement. Ça me donne envie de voir Betty. J’aimerais tellement qu’elle ne soit pas dans le Maine en train de se battre et de former les autres.

— Nous n’allons pas tarder.

La voix de Nick me fait sursauter. Il est derrière moi, mais puisque je suis de nouveau humaine, je ne l’ai pas entendu arriver.

Les battements de mon cœur finissant par se calmer, je me tourne et réponds :

— Je sais. Je voulais juste un moment.

— Seule ?

— Oui.

Il porte une énorme parka bleu marine avec un isolant jaune et un bonnet tête de mort gris foncé. Même ses doigts sont protégés par des gros gants de ski. Il me gratifie d’un microsourire, ce qui fait plisser le coin de ses yeux noirs.

— Tu n’es plus sous son influence.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Je me retourne vers le lac et observe la glace lentement glisser sur la surface. Des morceaux solides tombent dans le liquide, mais ce n’est que de l’eau, quelle qu’en soit la forme.

— Je veux dire qu’il n’a plus de pouvoir sur toi.

Il s’accroupit et tire une branche brisée qui dépassait de la neige. Ça me rappelle une fois de plus la façon dont nos branches étaient liées, à Astley et moi. Nick la garde dans la main un instant, comme s’il en testait le poids, puis il la lance en direction du lac. La branche atterrit sur un bloc de glace avant de glisser.

— C’est toujours mon ami, Nick.

— Mais ce n’est pas la même chose que d’être ton roi.

C’est vrai. Astley ne le ressentira plus quand j’aurai besoin de lui. Et je ne le ressentirai plus quand il aura besoin de moi. Nous ne pourrons plus aussi facilement lire les sentiments de l’autre. Le monde en tant qu’humain est bien plus étroit qu’en tant que lutin. C’est comme regarder un film sur son téléphone ou assister aux événements de ses propres yeux.

Le fait d’être moins vulnérable au froid et ultra-forte me manque aussi. À vrai dire, toutes ces choses qui allaient avec le fait d’être un lutin me manquent beaucoup. Par contre, ça fait du bien de pouvoir toucher le fer. Ça fait du bien de ne pas se soucier de devenir bleue ou de sentir ses émotions affluer si vite à la surface, prêtes à surgir.

La glace se craquelle. Au-dessus de nous, un oiseau pousse un cri aigu.

Nous restons là un instant, à regarder l’eau venir clapoter contre la rive sous forme de petites vagues. Elle avance et recule, prévisible, car elle s’agite seulement dans ce sens, mais imprévisible, car on ne peut jamais deviner jusqu’où elle ira. Elle vient buter contre des sortes d’algues noires avant de repartir tranquillement vers le lac.

Nick saisit ma main et l’enveloppe de la sienne, gigantesque. J’ai du mal à sentir ses doigts sous le gant, mais je connais leur forme, leur chaleur et leur rugosité. Leur souvenir me réchauffe le cœur.

— Tu ne m’aimes plus, n’est-ce pas ? me demande-t-il, sa voix trahissant son émotion.

Je ferme les yeux, mais ne lâche pas sa main.

— Lorsque j’avais le plus besoin de toi, tu n’étais pas là pour moi, Nick.

Le simple fait de le dire tout haut rend la situation encore plus évidente, et chacun de mes mots durcit un peu plus mon cœur, qui me fait penser davantage à la glace qui surplombe le lac qu’à quelque chose qui bat et qui respire. Il n’était pas là lorsque j’avais besoin de lui.

Il avance et se met face à moi. Sa main libre vient se glisser dans mes cheveux et les balaie de mon visage.

— Comment ça, quand tu avais le plus besoin de moi ? C’était quand ? Quand on t’a tiré dessus ? Quand madame Nix est morte ? J’étais au Walhalla, Zara. Je ne pouvais pas être là, et je m’en veux terriblement, bébé.

Mes yeux se plantent dans les siens. Son regard est brun foncé et magnifique, sincère et intense. Comment, avec des yeux pareils, ne peut-il pas comprendre ?

— Ce n’est pas de ça que je parle.

Mes lèvres s’assèchent soudain. J’ai du mal à les remuer.

— Je parle de quand tu as appris que j’étais devenue un lutin. J’avais besoin que tu m’aimes. Mais tu ne m’aimais pas. Tu étais trop occupé à me détester.

Il descend sa main sur mon épaule.

— Je t’aimais toujours, Zara.

— Non. Tu as fui. Tu es parti, je lâche d’une voix déchirée par l’émotion. Tu m’as dit que je n’avais plus d’âme.

Les vagues continuent de se heurter à la rive. Une voiture descend la route qui mène à l’hôtel ; la radio est si forte que les basses nous parviennent malgré les fenêtres fermées.

— Je suis parti parce que j’étais jaloux, dit-il. Pas parce que tu étais un lutin.

Je pense qu’il ment, mais je n’en suis pas sûre. S’il ment, il se ment sûrement aussi.

— Peu importe.

Je me détourne, fais deux pas avant de me rendre compte que je n’ai pas assez de volonté pour marcher ou pour aller où que ce soit. Je m’accroupis alors et, cette fois, c’est moi qui m’empare d’un bout de bois flotté. L’eau l’a dégarni de son écorce, et des insectes ou des créatures nichant dans le lac ou je ne sais quoi encore y ont creusé des trous. Je me demande ce qui est arrivé à ma branche maintenant que je ne suis plus un lutin. S’est-elle détachée ? Se retrouve-t-elle seule, comme ce pauvre bout de bois ? Je ne sais pas. Je ne sais pas si ça a de l’importance. Rien n’a d’importance.

Mes doigts caressent le nœud qui, jadis, reliait le bout de bois à une branche. Ce n’est pas vrai. Certaines choses ont de l’importance. Comme faire en sorte de protéger les autres.

— Nous avons des choses plus importantes à gérer, pour l’instant, dis-je. Quand ce sera fait, on pourra reparler de tout ça.

Si on survit, Amnesty, répond-il en utilisant mon ancien surnom.

Une écharde s’est plantée dans mon gant.

— Et si on ne survit pas ? poursuit-il. On ne peut pas laisser les choses comme ça.

— Si. La vie n’est pas un show télévisé, Nick. Elle ne se conclut pas par un joli petit nœud bien propre et n’est pas ponctuée par une bande qui simule des rires ou des murmures d’approbation. Et il n’y a aucun moyen de toujours savoir ce qu’il faut faire. Le dénouement n’est jamais évident.

Je me redresse et retire l’écharde de mon gant.

Son visage indique clairement qu’il refuse de me croire. Puis il esquisse peu à peu un sourire. Il avance lentement la tête et vient me poser un baiser sur la joue.

— Tu penses vraiment bizarrement, dit-il.

Je pense bizarrement ? Je songe à cela un court instant avant de me décaler sur le côté et de poser la main sur son épaule.

— Tout en moi n’est que douleur.

— Je sais, répond-il. C’est pareil pour moi.

Nous retournons au refuge, où tout le monde nous attend. Amélie a les traits tirés. Je me demande si Astley l’a encore fatiguée avec cette histoire d’embuscade ou si c’est parce que j’étais seule avec Nick. Elle est très protectrice vis-à-vis d’Astley. Dans les deux cas, j’ai du mal à la regarder en face. Issie traverse la pièce précipitamment et me prend dans ses bras en faisant jouer son côté fofolle, mais, au moment de l’étreinte, elle me murmure à l’oreille :

— Tu vas bien ? Si ça ne va pas, je tuerai ces espèces de machos alpha, entendu ?

Le fait de l’imaginer en train d’essayer de tuer l’un de ces deux garçons m’arrache un petit rire.

Quant à Astley, il se contente de me regarder les yeux pleins de chagrin et d’un sentiment de perte. Je me demande si c’est ce qu’il peut lire dans mes yeux, lui aussi.

— Nous avons les skis, déclare-t-il en enfilant un sac à dos et en nous donnant les nôtres, à Nick et moi. Et des provisions. La route nous prendra environ deux heures, selon notre allure.

C’est moi qui les ralentirai.

— Et on est certains que c’est le bon chemin ? demande Nick.

Astley plante ses yeux dans les siens.

— Est-on jamais sûr de quoi que ce soit ?

J’ignore s’il parle seulement de Hel ou s’il ne sait pas s’il m’aime encore. Peut-être est-il comme Nick. Peut-être ne peut-il pas m’aimer si je suis de nouveau humaine. Peut-être que tout le monde est comme ça. Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que tout mon corps me brûle de l’intérieur et que je n’ai pas d’autre choix que de passer outre cette sensation et aller de l’avant.

Je n’ai jamais fait de ski de fond, mais Nick et Issie sont de vrais pros et sont visiblement passés maîtres dans l’art de remuer simultanément les bras et les jambes lorsqu’ils commençaient à peine à marcher. Après quelques minutes, j’arrive plus ou moins à me débrouiller et à me faire à l’idée du talon libre, ce qui n’est absolument pas le cas en ski de descente.

Astley laisse glisser ses skis de façon parallèle tandis que Nick leur fait faire un « V ». On dirait presque qu’il fait du roller ou du patin à glace. Voilà qu’ils skient aussi différemment. J’essaie d’adopter chaque position, mais je suis nulle pour les deux : voilà aussi qui en dit long.

Le ciel d’un bleu étincelant rend encore plus marquant le contraste avec l’apparence glaciale et neigeuse du paysage. Nos parkas vives ne peuvent que nous faire repérer, et, même si je connais le caractère féroce d’Amélie, Nick et Astley, je ne peux pas m’empêcher de me sentir nerveuse. Un bon sniper caché sur la montagne pourrait nous zigouiller les uns après les autres. Nous parlons peu et nous arrêtons quelquefois pour boire un peu d’eau et avaler des barres de céréales. Mon corps entier me fait souffrir. Je ne sais pas si c’est dû à tout cet exercice ou au fait d’être redevenue humaine. Mais je préfère ne pas me plaindre, car je ne veux pas risquer de me faire renvoyer au refuge. Pas question d’y retourner, même s’il fait si froid que les lèvres d’Issie commencent à bleuir ; et j’imagine que les miennes sont dans le même état.

Lorsque nous arrivons au pied du volcan, une espèce d’angoisse nous saisit au même moment, Issie et moi.

Nous nous arrêtons et lançons d’une seule voix :

— On devrait rentrer.

Nous en restons bouche bée.

— Quoi ? demande Amélie en penchant la tête.

— J’ai un mauvais pressentiment, je tente d’expliquer en balayant des yeux le paysage désolé et morne. Enfin, c’est sûrement normal quand on se trouve au pied d’un volcan actif, mais c’est quelque chose de différent, quelque chose de…

— C’est comme ce qu’on ressent juste avant l’exam d’un cours qu’on a séché tout le trimestre, intervient Issie.

Elle parle en claquant des dents, ce qui nous oblige à bien nous concentrer sur ce qu’elle dit.

— Ou comme si une main m’appuyait la poitrine pour m’empêcher d’avancer, j’ajoute.

De la vapeur s’élève du volcan. Il n’y a aucun oiseau dans les environs. Nick observe les alentours.

— Je ne me transforme pas en loup. Ce serait le cas, si tu étais en danger.

— Tu ne t’es pas transformé avant l’embuscade ! lance Astley.

Personne ne sait quoi répondre.

— Ouais, bon… Ça n’est pas forcément parfait, finit par admettre Nick.

Mon pressentiment ne fait que s’intensifier.

— On devrait peut-être rentrer. On devrait peut-être se fier à leur instinct, ajoute-t-il.

Amélie remue la tête.

— Non. Ça n’affecte que les humains, et les humains sont les moins perspicaces et les plus influençables.

— Qu’est-ce que tu racontes ? je m’emporte.

Enfin, je vois ce qu’elle veut dire, mais elle pourrait y mettre les formes, tout de même.

— J’ai entendu dire que des fées très puissantes – ou des dieux, ou peu importe comment vous les appelez – peuvent poser un charme à un endroit afin que les humains ne s’y approchent pas.

Elle retire aussitôt son bonnet, penche la tête et écoute avant de poursuivre. Je me demande ce qu’elle entend. Ma super ouïe de lutin me manque vraiment.

— Ils donnent envie de partir et l’impression que c’est dangereux afin que les humains ne tombent pas accidentellement sur leurs foyers ou ne viennent pas interrompre des cérémonies.

— Les lutins peuvent faire ça ? demande Nick.

Il se penche en avant en s’appuyant de tout son poids sur ses bâtons de ski.

— Non, répond Astley en balayant les alentours des yeux. Mais ça a quelque chose de bon : cela veut dire que l’entrée de Hel a de fortes chances d’être dans le coin. Cela dit, ces derniers temps, j’ai appris à me méfier de tout.

Même sans mes pouvoirs de perception de lutin, je sais qu’il pense à toutes les fois où sa mère nous a piégés et à tous ceux que nous avons perdus parce que nous étions certains d’être sur le bon chemin.

Astley porte alors son attention sur Issie.

— Vers où ne veux-tu pas aller ?

Elle se mordille le coin de la lèvre tout en réfléchissant, puis finit par désigner la gauche.

— Là.

— Et toi, Zara ? demande Astley en plongeant son regard dans le mien.

— Pareil.

— C’est donc là que nous irons, déclare Nick en finissant le raisonnement d’Astley. Nous irons là où votre instinct vous incite à ne pas aller.

Issie me jette un regard implorant tandis que Nick et Amélie se remettent en route. Je tente de les arrêter.

— Je ne suis pas sûre que ce soit…

Mais ils sont déjà lancés. Un sentiment de crainte m’envahit, et Issie m’agrippe le bras. Son bâton balance de son poignet et se cogne contre mon tibia.

— Je ne le sens pas, me dit-elle, la voix et les yeux pleins d’angoisse.

Le vent balaye nos skis d’une nappe de neige.

— Soit nous restons ici, soit nous les suivons, je tente de raisonner, malgré ce sentiment qui me ronge de l’intérieur.

Il faut que je retrouve cette volonté, cette espèce de bravoure de meneuse que j’avais en tant que lutin.

— On peut le faire, Is.

Elle hoche la tête, et nous partons à la suite des trois autres, glissant nos skis dans le chemin qu’ils ont créé dans la neige.

Le volcan fume. L’air sent à la fois le chaud et le froid. Le paysage tremblote, avec toute cette neige, cette vapeur et cette peur. Je ne cesse de me retourner pour vérifier qu’Issie me suit toujours.

Les autres se sont arrêtés, et nous les imitons. Le froid rend la respiration difficile, comme si des stalactites perforaient mes poumons à chaque bouffée, mais je m’efforce de paraître calme malgré le martèlement de mon cœur.

— On devrait vraiment partir ! s’écrie Issie de sa voix haut perchée, derrière moi.

Elle entreprend de faire demi-tour, mais Amélie se rue vers elle et lui saisit le bras si fort qu’elle ne peut plus fuir.

— On doit être tout proches, maintenant, dit-elle en balançant ses dreadlocks. La panique s’amplifie.

— Je ne panique pas ! s’écrie Issie d’une voix complètement paniquée.

Astley se met à marmonner des mots dans une langue que je ne connais pas, mais j’imagine que c’est encore du vieux norrois. Amélie ne me lâche pas des yeux, comme si j’allais tenter de détaler moi aussi, et elle déclare :

— C’est une incantation pour faire disparaître les charmes. Mais nous ne sommes pas certains qu’elle fonctionne, car celui-ci semble très puissant.

— Astley ne m’a jamais dit qu’il pouvait faire une chose pareille, je m’étonne.

— J’imagine qu’il y a beaucoup de choses qu’il ne t’a pas dites ! lance Nick, et je suis certaine qu’il repense à la scène que je lui ai faite parce qu’il m’avait caché la mort de ses parents.

— Il n’a pas eu le temps.

Amélie lui jette un regard glacial et desserre légèrement son emprise sur le bras d’Issie. Au même moment, un grondement se propage sous nos pieds, comme un tremblement de terre – enfin, sans les bruits que l’on a l’habitude d’entendre dans une maison dans des circonstances similaires : la vaisselle qui s’agite, les fondations qui tremblent et le bois qui s’efforce de ne pas se briser.

Et soudain, « pouf », tout disparaît, et nous tombons dans un trou obscur.

— Zara !

Issie hurle dans les ténèbres, mais aucun moyen de la voir. Je ne vois personne, je ne ressens rien. C’est le néant total, percé seulement par la voix d’Issie.

Un instant plus tard, je retombe lourdement sur la neige. Mais ce n’est plus la même neige, et aucun volcan ne se dresse devant moi. Je suis entourée d’arbres assiégés par le gel. L’un d’eux, plus haut qu’un gratte-ciel, semble soutenir le ciel grisâtre à l’aide de ses branches glacées. Ça doit être Hel. J’ai à peine le temps d’y réfléchir, car, aussitôt, mon attention se porte sur Nick qui, désormais sous sa forme animale, découvre les crocs. Il bondit devant moi. Issie et Amélie essaient de se démêler l’une de l’autre. Où est Astley ? Il est derrière moi, les yeux rivés vers la même direction que Nick. Leurs deux regards sont braqués sur une ombre gigantesque qui s’élance sous la neige déchaînée.

— Ça vient vers nous, dit Astley.

Nick va se tenir à ses côtés. Amélie les rejoint, et ils semblent unis, comme s’ils avaient un but commun. Cette image serait agréable si la situation n’était pas aussi dangereuse. Je plisse les yeux afin de mieux voir ce qui arrive. Is m’agrippe la main au moment où je commence à percevoir des formes dans l’ombre.

— Trois loups. Des géants ! s’écrie Astley.

Il semble gagner en hauteur, d’un coup.

— Et elle… Ça doit être elle.

Issie bredouille un juron et est à deux doigts de s’évanouir lorsque Hel apparaît enfin à notre vue humaine. Je lâche la main d’Issie et la saisis par la taille pour tenter de l’empêcher de tomber.

— Elle est à moitié… marmonne Issie. Elle est putrescente. Elle est à moitié en train de pourrir.

Je les avais prévenus.

Nick grogne tandis que les loups s’approchent dangereusement. À chacune de leurs lourdes foulées, la terre tremble. Nick retrousse ses oreilles et ses babines tout en continuant de grogner. Les muscles tendus, il s’apprête à leur sauter dessus.

— Loup ! Non ! ordonne Astley, mais ce n’est pas son loup, et Nick bondit vers Hel et ses créatures.

Amélie dresse une arbalète.

— Non ! crie Astley. Nous venons en paix. Nous venons…

Hel lève une main, et les hurlements d’Astley s’interrompent aussitôt. Il ne bouge plus. Il s’apprêtait à prendre quelque chose dans sa ceinture, mais il s’est immobilisé. Nick aussi est figé en pleine course. Avec son corps élancé, on dirait une photo de loup en train de courir. À côté de moi, Issie ne fait plus rien. Elle a les yeux écarquillés par la peur, mais ils ne clignent pas.

— Issie ? Issie ? je m’écrie en la remuant.

Elle bascule sans produire un son. Je me retourne et me rends compte que les loups, le vent et Hel sont toujours en mouvement, eux. Il n’y a que nous. Nous sommes les seuls à être pétrifiés.

Mais non, je peux toujours bouger, moi. Aussitôt, je plonge en avant et arrache l’arbalète des mains d’Amélie. Les loups et Hel sont toujours plus proches… Et je n’arrête pas de trembler, mais j’arrive à encocher une flèche, à viser le loup le plus proche entre ses deux yeux bruns, et…

— Je t’interdis de tuer mon loup ! s’écrie Hel.

Je ne baisse pas ma flèche.

— Dégèle mes amis.

Elle siffle, et le loup s’arrête aussitôt. Je continue à viser sa tête et répète :

— Dégèle mes amis.

Soudain, elle se retrouve pile à côté de moi. Son odeur de vanille et de putréfaction saisit enfin mon nez humain. Elle se penche et me souffle à l’oreille :

— Nous ne leur ferons pas de mal.

Elle tend la main et saisit l’arbalète. Je ne m’y oppose pas. Je ne sais pas quoi faire d’autre.

Elle la lance hors de portée et m’observe.

— Alors, petite humaine, dit-elle. Il paraît que tu me cherchais.